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Full text of "Paroles De.torturés Guerre.d Algerie. 1954 1962 Jean Pierre Gueno"

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Copyright © 2011 Editions Jacob-Duvernet. 



Paroles de toitures 



© Editions Jacob-Duvemet, 2011 



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Jean-Pierre Gueno 


Paroles de tortures 


Editions Jacob-Duvemet 



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« La guerre n’est qu’unc dangcreuse maladie d’une humanite infan¬ 
tile qui cherche douloureusement sa voie. La torture, ce dialogue dans 
I’Lorreur, n’est que I’envers affreux de la communication fratemelle. 
Bile degrade celui qui I’inflige plus encore que celui qui la subit. Ceder 
a la violence et a la torture, e’est, par impuissauce a croirc en I’hommc, 
renoncer a construire un monde plus humain. » 

General de Bollaedt^ee 
Baitiille d'Alger, baUiille de I'Homme, Desclee de Brouwer, 1972 

« La terreur cst un Icvicr psychologiquc d’unc puissance inouic. 
Devant les cadavres egorges et les visages grimapants des mutiles, 
toute velleite de resistance s’effondre ; le ressort est brise. » 

Jacques SousTELLE 
Aimee et souffrante Algerie, Plon, 1956 

« Est-il possible qu’il existe deux races sur cette terre, rien que 
deux, mais toujours et partout ? Les hommes de la raison exigeante et 
rebelle et leur appetit de justice, les betes de la volonte native de la 
jungle et leur appetit de puissance ? Bst-il possible qu’on trouve les uns 
et les autres jusque dans nos propres rangs ? ] Est-il possible que 

meme dans la resistance, et meme dans les camps, et meme parmi les 
combattants pour la justice, les deux races coexistent comme partout 
ailleurs ? Et qu’elles continueront de se perpetuer, toujours et en tous 
lieux, jusqu’a la fin des temps ? Ne pourra-t-on jamais se reposer, enfin 
se reposer ? » 

Veruors 

Sur ce rivage, 1, Lc Periple, Albin Michel, 1958 

«II faut en finir avec cette boite a chagrins. » 

Charles de Gaulle 
Octobre 1961 



Copyright © 2011 Editions Jacob-Duvernet. 



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En 1957, j*avais deux am. Monpere etait policier etphoto¬ 
graph e. II travaillait au lahoratoire photographique des 
Renseignements generaux, au ministere de I 'Interieur, a, Paris. 
Chaquejour, ilyrecevaitlespelUcules quiarrivaientd’Algerie. 
Les RG etaient d I ’epoque une sorte de boite d ’enregistrement: 
Us phoiographiaieni les corps retrouves noyes, sommairement 
enterres ou ahandonnes dans la nature ou sur la voie publique 
d la suite des horreurs de la guerre, commises dans les deux 
camps. C’etaient des pieces d conviction, les consequences tragi- 
ques des attentats, des assassinats, des « chambres de torture » 
et des « corvees de bois », de loutes les bavures commises au nom 
de la « pacification » selon les uns, et de la « liberation » selon 
les autres. 

Tons les soirs le ministre de VTnterieur de Vepoque recevait 
sur son bureau un album gf^and format avec les photos des exac¬ 
tions commises dans les deux, camps. Mon pere eiait I ’Homme qui 
developpait, tirait, agrandissait ces photos etpreparait cet album. 
Lui, Vancien resistant des maquis de Montlu^'on, celui qid avail 
eu la naivete de penser que I 'apocalypse de la Seconde Guerre 
mondiale avait servi de legon, celui qui croyait Vhomme gueri 
de ses parts d’ombre et de barbaric, finitpar vivre la plus grande 
depression nerveuse de sa vie. Constatant que de part et d 'autre, 
dans les rangs frangais comme dans ceux du FLN, des hommes 
qui avaient vecu les horreurs de la Gestapo les commettaient d 
leur (our. Que certains de ses collegues militaires et policiers 
commettaient I 'irreparable, Que le FLN torturait et assassinait 
ses propres cadres suspectes de trahison, Que des extremistes 
servaient de part et d 'autre les penchants les plus nefastes. Que 
des milliers d'innocents subissaient les consequences fatales de 
la folie qui caracterisait cette guerre sans nom, ceiie guerre 
orpheline. II n 'avait mime pas le reconfort de se raccrocher a 
un camp ou d I 'autre, puisque d 'une certainefagon tout le monde 



avait ete entt^aine dans I ’engrenage, dans la spirale de la terreur, 
de la fureur etd'une inquisition reciproque. 

Ce livre est dMie d mon pere Pierre Gueno, I ’ancien resistant, 
I ’homme simple, I ’homme droit qui ne trouva memepas le recon- 
forl d'ecrire au journal Le Monde des paroles liberees, pour 
partagersa douleur, tant il avait le respect du « devoir de resei^e » 
qui s'impose d tout agent public. II est dedie d Josette Audin, 
I ’epouse du mathematicien Maurice Audin qui n 'a jamais retiouve 
le corps de son jeune mari supplicie. II est dedie d tons ceux qui 
ont vecu les evenements d ’Algerie et qui ont endosse des fardeaux 
memoriels dont Us ne se libererontjamais tout a fait. II est dedie 
d tons les enfants du xxr siecle pour qu 'Us soient determines a 
faire de la torture une arme definitivementprohibee. 

Jean-Pierre Gueno 



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SOMMAIRE 


Sommaire .9 

Introduction .13 

6 dec. 1951, Claude Bourdet, L ’Ohaervatcur .17 

29 aout 1954, Icttrc d’lbnoiis Salah Boudjcma WiMonde .18 

I3jan. 1955, Claude Bourdet, Erance .20 

r 

20jan. \955,'L.-'E.D\x\"d\,La Semaine religicuse d'Alger . 21 

20 aout 1955, temoignage de Marie-Jeanne Pusceddu .21 

1955- 1956, lettre de A.T. au directeur du journal Le Monde .25 

lOjan. 1956, Albert Camus, 32 

7 mars 1956, lettre du brigadier A.B. au directeur du Monde .32 

L’afpaireMarrou .34 

5 a\T. 1956, Henri-Irenee Marrou, Le Monde .34 

6 avr. 1956, lettre de II.P. au Monde .38 

7 avr. 1956, lettre de M.U. au directeur du Monde .39 

9 avr. 1956, lettre de H.D. au directeur du Monde .43 

10 avr. 1956, lettre d’Antoine Prost au directeur du Monde .45 

11 avr. 1956, L'Humanite .49 

11 avr. 1956, lettre de G.M. au directeur duMjnrfc .51 

11 avr. 1956, lettre de P. de S. au directeur du Monde .52 

15 a\T. 1956, lettre de B. Rousset au directeur du Monde .54 

Printemps 1956, temoignage de Jean-Claude Kessler.55 

I.’rmiiuscadh, d!', Pai.i:stro .57 

4 avr. 1956 , lettre ouverte a la presse d’Henri Maillol.57 

27-28 mai 1956, article du Journal d'Alger .59 

Mai 1956, recit du lieutenant Poinsignon .59 

22 mai 1956, lettre de P. D. au directeur du Monde .59 

27-28 mai 1956, recit de Pierre Dumas, Le Journal d’Alger .60 

1956- 1957, dcs rappclcs temoignent .62 

20 juin 1956, lettre de G.B. au directeur du Monde .63 

Ete 1956, J. Muller a sa I'amille, Temoignage Chretien .65 

9 juil. 1956, ordre militaire du general conunandant la 20® DI.67 

Oct. 1956, texte du commandant D.67 

26 aout 1956, El Zitouna .67 


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Paroles de tortures 


17 sep. 1956, lettre de P. Barat-Dupont au ministre residant en Algerie .. .68 
30 sep. 1956, tcmoignagc de Jean-Claude Kessler .71 

17 oct. 1956, lettre d’H. Beuve-Mery au president du Conseil Ci. Mollet . .73 

Oct. 1956, lettre du mareehal des logis X au directeur du Monde .75 

9 oct. 1956, lettre du mareehal des logis Z au directeur du Monde .76 

Avr.~oet. 1956, temoignages du Constantinois au directeur du Monde . .78 
15 oct. 1956, lettre de X, sous-offlcier de renseignement, au Monde .. .84 

21 oct. 1956, lettre de mademoiselle S. au directeur du Monde .86 

Hiver 1956, lettre d’un jeune Fran?ais au directeur du Monde .88 

Nov. 1956, tract diffuse par rarmee ftan^aise.89 

Nov. 1956, tcmoignagc d’Annie S.91 

15 nov. 1956, lettre adressee au directeur du Monde .91 

28 nov. 1956, lettre du capitaine X au directeur du Monde .93 

Affaire Mandouze .94 

29 nov. 1956, Lettre de X au president du Conseil Guy Mollet .94 

5 dec. 1956, Georges Suffert, Le Monde .95 

Dec. 1956, lettre d’Y. G. au directeur du Monde .97 

12 dec. 1956, lettre de Robert Lacoste a Hubert Beuve-Mery .101 

18 dec. 1956, recit du maire d’Arthur.103 

Avril 1957, Robert Bonnaud, Esprit .104 

Jam 1957, recit dc Pierre Sergent.105 

lOfev. 1957, pere Delanie, aumonier de la 10= DP.109 

29 mars 1957, note de service du general Massu.112 

22 fev. 1957, lettre de A.B. au directeur du Monde .112 

16 mai 1957, lettre de Denise Walbert au procureur general.114 

5 mars 1957, lettre dc J.B. au directeur du jWo/zrfe.121 

9 mars 1957, lettre d’Y. F. au directeur du Monde .122 

Mars 1957, Pierre-Henri Simon.123 

12 mars 1957, lettre de Jean Choussat au directeur du Monde .128 

Mars 1957, lettre de Lucie Coscas au directeur duMo«£/e .129 

Mars 1957, recit du general Paris de Bollardiere.132 

29 mars 1957, Lettre de Bollardiere a J.-J. Ser\'an-Schreiber, L ‘Expressl34 
18 fevrier 1957, general Paris de Bollardiere, directive d’application .135 

1957, recit du colonel Barberot.135 

29 mars 1957, lettre dc P. Tcitgcn au ministre R. Lacostc, Le Monde .136 

9 avr. 1957, lettre d’Eliane Gautron au directeur du Monde .139 

Avr. 1957, lettre d’Eliette Loup au directeur du .Wbttrfe .143 

Avr. 1957, lettre de C.-H. Roequet au ministre de la Defense.147 

10 avr. 1957, temoignage de M.-II. Telidji au directeur dvi Monde ... .148 

14 avr. 1957, discours de Guy Mollet .157 


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Sommaire 


Avt. 1957, colonel R. Trinquier et pere L. Delarue, Le Monde .158 

2 mai 1957, Icttrc dc X au Monde .160 

Mai 1957, lettre de Djamila Bouhired au directeur du Monde .161 

Mai 1957, lettre d’Eliane Gaiitron au directeur du Monde .162 

18 mai 1957, lettre du lieutenant deD.au directeur du Monde .164 

23 mai 1957, Mohamed Tabra au professeur Mandouze.167 

28 mai 1957, recit de Yves Courriere .169 

Mai 1957, tract duFLN.171 

Printemps 1957, recit de Gerard Belorgey.172 

11 juin 1957, temoignage d'TIenri Alleg sur Maurice Audin .175 

22 juin 1957, devoirs d’ccolicrs algericns, I'emps modernes .176 

31 oct au 5 T10V. 1957, S. Adour, alias G. Belorgey, Le Monde .178 

Juil. 1957, lettre de J.G. au directeur du Monde .184 

13 juil. 1957, reponse d’Hubert Beuve-Mery a J.G.185 

Juil. 1957, lettre d’llenri Alleg au procureur general .186 

Aout 1957, lettre d’Esmcralda, Le Monde dcccmbrc 1959 .192 

Sep. 1957, rapport de Robert Delavignette .201 

Sep. a decembre 1957, ecrits de Robert Delavignette.204 

Oct. 1957, temoignage de Louisette Ighilalmz, Le Monde .204 

Sep. 1957, lettre de Hour Kabir au procureur de la Republique .205 

l®"^ oct. 1957, lettre dc XX au directeur du Monde .206 

6-7 oct. 1957, General Billotte, Le Monde .210 

21 mars 1958, memoire de Josette Audin .211 

Avr. 1958, adresse soleimelle au president de la Republique .213 

1958, Jean-Paul Sartre, L’Exprcss .214 

1958, Gabriel y[^tQc\,L’Express .214 

3 avr. 1958, Fran9ois Mauriac, L 'Expiess .215 

1958, Francois L’Express .216 

28 mars 1958, BChettar M’Hamed .217 

4 juin 1958, discours du general de Gaulle a Alger.218 

1957-1958, La «BLEUiTE» .220 

lite 1958, temoignage deDjoudi Attoumi .221 

9 juil. 1958, lettre du colonel Amirouche .222 

3 aout 1958, message du colonel Amirouche aux chefs des wilayas .. .223 

24 aout 1958, lettre du soiis-licutcnant L.au directeur du Monde .224 

Aout 1958, lettre ouverte du colonel Amirouche au colonel Godard . .225 

4 sep. 1958, lettre de Jeannette Prin au direeteur du Monde .226 

Aout 1958, lettre de Paul Lefebvre au president de la Republique ... .227 
3 sep. 1958, lettre de D. Hocine.230 

22 jan. 1959, temoignage d’une Algcrienne dc Bone, Le Monde .232 


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Paroles de tortures 


9 avr. 1959, lettre de 35 pretres-officiers, France Observateur .233 

22 mai 1959, Icttrc dc Paul-Albert Fevrier a ses parents.234 

23 juin 1959, lettre de Paul-Albert Fevrier a Michel Brun.235 

26 juin 1959, Jerome Lindon.236 

2 dec. 1958, temoignage de Bechir Boumaza .236 

20 juil. 1959, temoignage, El Moudjahid .244 

24 aout 1959, lettre du caporal parachutiste L. au directeur du Monde ... 246 

24 aout 1959, lettre d’H.C a monsieur le directeur duMonde .247 

11 oct. 1959, journal intime de Paul-Albert Fevrier.248 

1960, recit de Benoist Rey.249 

19 mars 1960, rccit de Reiny Madoui.250 

19 juil. 1960, Chanoine Breuckle, La Croix .255 

6 sep. 1960, « Manifeste des 121 », Verite-Liberte .256 

Intellectuels americains aux signataires du « Manifeste des 121 ».259 

Mars 1961, temoignage du sergentJ.V., .259 

1961, rccit d’Hcnri Pouillot.260 

5 oct. 1961, communique du prefet de police Maurice Papon.261 

20 oct. 1961, lettre de Joseph Gommenginger.262 

Oct. 1961, Benoist Rey, Verite-Liberte .263 

8 FEV. 1962, LES MORTS DE CR-UtONNE.263 

7 fev. 1962, tract.264 

17 fev. 1962, temoignage de Claude Bouret, Le Travailleur .264 

Automne 1957 - 1962, temoignage du sous-officier X.265 

26 mars 1962, temoignage de Jean-Claude Kessler.270 

Mai 1963, rapport de Jean-Marie Robert, sous-prefet d’Akbou.273 

Epilogue.277 

Chronologie sommaire.279 

Bibliographie.283 

Remerciements.285 

Le Centre d’histoire de sciences po.286 

Credits textuels.287 


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Introduction 


Que Thistoire ait fait d’eux des victimes, des temoins ou des 
bourreaux, ceux qui ont vecu la guerre d ’ Algerie ont tous a trans- 
mettre aujourd’hui des « Paroles de tortures ». Qu’ils aient subi 
des sevices corporels, des sevices psychologiques ou des spolia¬ 
tions, qu’ils en aient ete les auteurs, prenant des initiatives ou obeis- 
sant aux ordres, qu’ils en aient ete les simples temoins, qu’ils 
aient oeuvre dans le camp du FNL, de Tarmee, de la police fran- 
^aise, ou de TOAS, qu’ils aient et^ juifs, pieds-noirs, ou plus 
generalement rapatries d’Algerie, tous ont ete marques de facon 
indclcbilc, et garderont en eux Jusqu’a la fin de leur vie les 
sequelles de la tragedie dont ils ont ete les acteurs actifs ou passifs. 

« Prefiguree » par les massacres de Setif et Guelma, en juillet 
1945, la guerre d’Algerie a officiellement dure du mois de 
novembre 1954 au 19 mars 1962. Cette guerre qui n’avait pas de 
nom a done pris fin il y a pres de cinquantc ans, Tragedie redou- 
table quand il s’agissait pour la metropole de laisser partir son 
unique colonie de peuplement, apres 130 annees d’histoire 
commune, quand il s’agissait pour la France, defaite en 1940, 
defaite en Indochine, de mener de nouveaux combats ou I’in- 
tcrct national, I’image du pays dans Ic mondc et memc I’hon- 
neur de Tarmee etaient en jeu ; et quand il s’agissait pour le 
peuple algerien de liberer son pays, de prendre son destin en 
mains apres plus d’un siecle de colonisation, de brandir le drapeau 
de Tindependance et du nationalisme algerien. 

Epilogue d’une guerre civile nourrie dans les deux camps et 
des deux cotes de la mediterranee par toutes les horreurs, par tous 
les exces, par toutes les exactions possibles. Des 1956, le ton 
avait monte : attentats, ratonnades, bavures... La spirale infer- 
nale dc la violence gucrricrc, massacres, attentats a la bombe, 
assassinats, executions somraaires, et Tengrenage de la torture 
allaient se declencher. La torture, utilisee dans les deux camps, 
visait beaucoup plus a entretenir un climat de terreur, qu’a obtenir 
des renseignements. Sorte d’inquisition reciproque. La torture, 

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Paroles de tortures 


gangrene de I’esprit, sceur ainee du ineurtre, de la peine de mort, 
de I’esclavage et du viol de la dignite humaine. 

La torture ne fut jamais designee sous son nom par ceux qui 
la pratiquaient, qui preferaient evoquer des interrogatoires 
muscles, severes, pousses ou renforces. La torture, qui sevissait 
depuis toujours dans toutes les colonies du monde, la torture, 
pratiquee sur les populations algeriennes et frangaises par I’armee 
et par la police, couvertes par des lois d’exception et par Texten- 
sion des pouvoirs speciaux. Employee a une moindre echelle et 
de mani^e peut-etre moins systematique mais tout aussi barbare 
sur des harkis, sur des Algeriens et des Europeens par le FLN et 
TALN qui ordonnaient le chatiment des « traitres » et des 
refractaires a leur autorite, par tous les moyens susceptibles de 
terroriser leurs proches. President du Conseil depuis le 
fevrier 1956, GuyMolletdirigeaitungouvemementsocialiste et 
gerait le conflit avec le concours de son garde des Sceaux Frangois 
Mitterrand. Le 7 Janvier 1957 restera a tout jamais une date fati- 
dique, celle de la delegation des pouvoirs de police a Farmee : 
celle de la delegation du pouvoir civil au pouvoir militaire, dont 
ce n’est pas le metier. Et la torture perdurera sous la V'^Republique, 
jusqu’au dernier jour de la guerre sans nora, et meme au-dela dans 
r Algerie qui avait pourtant rctrouvc son indcpcndancc. 

Hn 1954, Le Monde etait encore un journal tout jeime ne dix 
ans plus tot, a la demande du general de Gaulle, pour remplacer 
Le Temps et pour efFacer les traces indignes de la presse de la colla¬ 
boration. A partir de 1954, ce grand journal du soirn’allait pas 
cesser de recevoir dans le flot abondant du courricr de ses lectcurs, 
des lettres liees a la tortitre, envoyees par des victimes, par de 
simples temoins, oupar des acteurs de la torture : civils ordinaires, 
appeles d’Algerie, militaires, etudiants algeriens, membres ou 
sympathisants du FLN, residant en metropole ou en Algerie et 
qui envoyaient i Icur journal ou a Hubert Bcuve-Mcry cn parti- 
culier, leurs temoignages ou la copie de leurs lettres adressees a 
Injustice ou a d’autres instances, telles que la commission de 
sauvegarde du droit et des libertes individuelles creee le 9 avril 
1957. Le Monde devenait Icur psychanalystc, son directeur, 
Hubert Beuve-Mery, alias « Sirius », leur confident, eta terme 
le legataire universel de leur memoire. Ces lettres regroupees 
dans le legs Beuve-Mery au centre d’histoire de Sciences Po 
dans des chemises particulieres, concement essentiellement les 


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JnCroiiuction 


annees 1956,1957 et 1958 et correspondent a la volonte de leurs 
expediteurs de faire connaxtre a Topinion publique un pheno- 
mcnc qui resta cffcctif jusqu’cn 1962, mais qui impliqua beau- 
coup moins de correspondauces a partir du moment ou Tusage de 
la torture fut de notoriete publique. 

Chacune des lettres, chacun des teinoignages publics dans cet 
ouvrage est une bouteille a la mer, parfois anonyme, tant le danger 
est grand pour son auteur d’etre aspire dans un processus infernal 
qui tend a vouloir detruire un terroriste potentiel derriere tout 
citoyen choque par les derapages de la guerre civile. 

La moitie des lettres et des temoignages regroupes dans ce 
livreproviennent des Archives de Sciences Po. Les autres sontle 
fruit d’un travail documentaire et bibliographique visant a prfeenter 
un corpus equilibre et a rappeler que personne n’a eu le mono¬ 
pole de la torture pendant la guerre d’Algerie. 

Ces textes composent aujourd’hui, plus de 50 ans apres la 
tragcdie qu’ils illustrcnt, le reflet de la eonscience des homines 
de bonne volonte qui au coeur des annees 1950, ne pouvaient 
accepter que des militaires ou des policiers franqais, fonction- 
naires d’un Etat de droit, aient recours a des methodes de torture 
et a des sevices qui avaient fait la specificite de la Gestapo, dix 
ans plus tot, entre 1940 ct 1944, ou que dans le camp adverse, la 
terreur s’abatte egalement sur des civils, des femmes et des 
enfants, allant jusqu’a decimer les cadres du FLN suspectes de 
trahison. 

Point n’est question de raviver des plaies qui ne sont de toutes 
fa^ons pas gucries. La guerre d’Algerie est une guerre. Uiic guerre 
n’est jamais propre. EUe fait en outre partie de ces guerres « oipbe- 
lines », de ces guerres civiles on la folie enflammait les deux 
camps avec une intensite qui s’exacerbait au fil des niois. Gardes 
champetres egorges, soldats mutiles, villages incendies, popu¬ 
lations ddcimdes : le FNL jouait son role de mouvement revolu- 
tionnaire en executant des militaires ou des colons et en terrorisant 
les populations algeriennes. L’arinee et la police fran 9 aises 
pouvaient, elles aussi, assassiner apres avoir torture : fellaghas, 
etudiants, civils, vieillards, femmes, enfants. Que dire de I’OAS 
qui allait jusqu’a condamner a mort les joumalistes pour qu’ils 
renoncent a couvrir les evenements... Les pretendues« lois de 
la guerre » ne respectaient plus rien a partir du moment ou la 
finpretendait justifier les moyens et ou certains pensaient avec 


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Paroles de tortures 


parlbis utie caution religieuse ou juridique - que le sacrifice ou 
le martyre de certaines vies humaines pouvait eviter d’autres 
martyres ct d’autres sacrifices. 

La majorite de ces lettres n’est pas animee par un esprit de 
haine ou de vengeance ; beaucoup incament un ultime elan 
d’humanite. Chacune de ces ames meurtries, qu’elle ait ete 
victime de sevices moraux ou corporels, qu’elle en ait ete complice 
ou temoin, chacun des auteurs de chacun de ces textes porte un 
temoignage justifiant que la torture soit bannie a tout jamais de 
I’attirail des postures humaines, a I’exemple de I’esclavage et de 
la peine de mort. 

C’esttout le sens de lapublication de cetouvrage : rappeler 
ces douleurs et ces crimes, afm de batir un monde ou la torture 
serait bannie, ou il n’y aurait plus ni victimes ni bourreaux. 

Puissent ces paroles« libbrees »maintenir nos consciences 
en eveil et legitimer le mobile de cette abolition, repondant ainsi 
au souhait de Camus ; « dcsintoxiquer les esprits ct apaiscr les 
fanatismes ». 

Jean-Pierre Gu^o 


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6 DtaMBRE 1951, Claude Boltidet, Z’OsffiiSFyiTEUS 

L’Obscrvatcur est I 'un des tout premiers Joumaux d denoncer 
la torture enAlgerie, par la voix et la plume de Claude Bourdet. 
Grand Resistant et compagnon de la liberation, Claude Bourdet 
a fonde en 1950 avec Roger Stephane et Gilles Martinet 
L’Observateur, devenu L’Observateur Aujourd’hui en 1953, 
puis France Observateur en 1954 et enfin Le Nouvel 
Observateur en 1964. Dans L’Observateur, Claude Bourdet 
prone la decolonisation et denonce la torture en Algerie. Ce 
texte, ecritdes 1951, au moment des proces de T Organisation 
speciale (proche d.u MTLD, Mouvement pour le triomphe des 
Lihertes democratiques, de Messali Hadj), comparant les 
pratiques de torture de la police en Algerie d celles de la 
Gestapo, rappelle que la torture a ete utilisee bien avant la 
guerre. 

« Y a-t-il une Gestapo en Algerie ? » 

Les faits dont je suis amcne a parler aujourd’hui sont d’une 
exceptionnelle gravite. [...] A Paris, sous I’Occupation, la Gestapo 
possedait, outre la rue des Saussaies, et quelques autres immeu- 
bles, une serie de batiments situes avenue Foch. Les musulmans 
d’Algerie ne connaissent pas « Favenue Foch »; ils connaissent 
tous un autre immcublc, dont la reputation est pour eux la m6me: 
la viUa Mahieddine, ou ofificie la police des renseignements gene- 
raux d’Algerie. 

Cette reputation est-elle surfaite ? En toute sincerite, je ne le 
crois pas. [...] Lapresque totalite des accuses [d’un proces en 
cours] a depose devant le procureur general des plaintes circons- 
tanciees concemant diverses tortures, et ceux en liberte provi- 
soire que j ’ai pu interroger foumissent des precisions nombreuses 
sur les tortures dont ils ont ete I’objet; leur description est convain- 


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Paroles de tortures 


cante pouriui honinie coimaissant Tatmosphere des locaux de la 
Gestapo; it y a des details qu'il faut avoir vus soi-meme. [...] II 
y alamachoirefracassced’un des inculpcs. [...] T1 y alesbrulures 
d’electrode relevees sur les mains d’un accuse, et il y a surtout 
les plaintes deposees par tons, ou presque. [...] 

Tous se plaignent des sequestrations arbitraires, qui ne peuvent 
etre niees; tous parlent de coups violents sur tout le corps, presque 
tous affirment avoir ete soumis au supplice de la baignoire, 
certains parlent de tortures electriques et de pendaison; plusieurs 
relatent un precede qui semble nouveau: la bouteille. Voici par 
exemple un extrait de la plainte de Khiter Mohamed, qui resta dix- 
sept jours avant d’etre remis au juge:« Les deux pieds et les deux 
poings lies, on me passa un manche de pioche simultanement sous 
les genoux et la face anterieure des deux coudes. Ensuite on m’a 
fait asseoir sur une bouteille, le goulot de cette demiere me 
rentrant dans I’anus pendant que les inspecteurs [...] appuyaient 
dc toutes leurs forces sur mes cpaulcs. » 

Quant a nous, nous aurons fait ce qui dependait de nous pour 
que personne ne puisse plus dire «je ne savais pas». 

Claude Bourdet 


29AOUT1954, LETTRED’lBNOUS Salah BoudjemaauMoa®£: 

Cette lettre est ecrite par un jeune Aigerien, fin aout 1954, a 
im moment ou les « evenements » n 'ontpas encore commence. 
On est alors a deux mou; de la Toussaint rouge du 1^ novemhre 
1954, celle du debut de I'insurrection algerienne et des 
premiers attentats. 


Alger, le 29 aout 1954 
Au moment ot les dossiers tunisien et marocain sont discutds 
par 1’Assemblee nationale fran 9 aise, un jeune Aigerien se permet 
d’ecrire ces lignes pour rappeler au peuple fran 9 ais que I’Algerie 
aussi est une colonie fran^aise, une partie de TAfrique du Nord 
qui souffre d’autant de maux que la Tunisic ou le Maroc. 

Un grand calme regne dans le pays. Mais la coupe est pleine 
depuis longtemps, tres longtemps et si Ton ne fait rien pour I’en 
empecher elle ne retardera certainement pas a deborder. L’Algerie 
est constituee par trois departements frangais, trois departements 


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Parolas de iortures 


d’un genre un pen special avec un statut de I’Algerie lequel, 
disons-le, n’esL pas mtegralement applique bien qu'il soil tout 
cnticr a I’avantage des Europecns. 

Nous autres « Fran^ais musulmans »je dirais Algeriens de 
preference avons theoriquement les droits et les memes devoirs 
que les Fran 9 ais d’origine (disons plutot europeens) mais en fait 
nous avons tous les devoirs et aucun droit. T1 serait vain de la part 
d’un jeune hoiiime de 20 ans qui de plus ecrit dans une langue qui 
n’est pas la sienne de vouloir exposer ici tout ce dont souf&ent 
les Algeriens chez eux car apres Messieurs Borgeaud, Auineray, 
Mardinaud, Deplat et consorts voudront bien reconnaitre que 
FAlgerieestanous ?C’est notrepays ! Pourtant, partoutou nous 
aliens, nous sommes consideres comme des etrangers. Plus : 
nous sommes consideres conune des indesirables. Bien souvent, 
on ne prend meme pas la peine de cacher ce que Fon pense de nous. 
Et lorsque je dis on je pense aux non Arabes, a ceux qui nous 
prennent pour des ctres inferieurs, a ceux qui nous appcllcnt avec 
dedain les« Arrrabes », les bicots, les melons, les ***, ceux qui 
s’enrichissent grace aux produits de nos terres et au travail de 
nos mains, ceux qui nous exploitent d’une fa 9 on ou d’une autre. 

Nous souffrons de la faim ; Nous soufTrons du froid. Nous 
souffrons dc voir des vicillards trainer comme des ames en peine 
en priere dans les rues. Nous souffrons de voir des enfants en 
haillons dormir dans les rues en ete comme hiver. Nous souf¬ 
frons de voir des femmes accoucher dehors qu’il fasse cliaud ou 
froid ; nous souf&ons de voir les ouvriers agricoles travailler 
jusqu’^ 12heurcs par jour pour un salairc dcmiscrc; nous souf¬ 
frons de voir ces memes ouvriers entasses avec toute leur famille 
qui est presque toujours nombreuse dans un gourbi; nous souf¬ 
frons de nous voir refuser du travail; Nous souffrons, Nous souf¬ 
frons !... 

Mais nous souffrons aussi du racisme, nous souffrons des 
discriminations dans tous les domaines. Nous souffrons d’etre 
emprisonnes pour avoir dit la stricte verite, nous souffrons en un 
mot de toutes les miseres physiques, comme de toutes les miseres 
morales. Aujourd’hui les temps sont revolus ; tous les Algeriens 
sont lasses de taut d’injustice et tous comraencent a penser comme 
Albert Camus: « plutot mourir debout que vivre a genoux » car 
nous sommes hors de pair et en tant que tels nous avons droit a 
la vie, nous avons droit au bonheur, a la justice, a la liberte. Le 


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Paroles de tortures 


soleil se leve pour tout le monde. C’est ce que tous doivent 
comprendre. C’est ce que M. Pierre Mendes-France semble avoir 
bicn compris si 1 ’on rcgardc la politique indochinoise ct nord-afri- 
caine qu’il veut ameuer ou qu’il est en train de mener. M. Pierre 
Mendes-France me semblait le grand homme qu’il fallait a la 
France. Les Nord-Africains en general et les Algeriens en parti- 
culier voient naitre en eux un grand espoir immense. Nous espe- 
rons de tout notre coeur que nous ne serons pas degus par le 
president du Conseil et son gouvemement. La desillusion serait 
trop douloureuse et les consequences pourraient etre graves, 
desastreuses, pour tout le monde; pour nous tout d’abord. Nous 
ne demandons pas 1’impossible. Nous ne demandons que la 
justice ; nous voulons simplement etre trades en hommes. En 
personnes portant en elles la condition humaine. Nous deman¬ 
dons a gouter la paix et la tranquillite taut materielles que morales. 
Est-ce un crime ? Non, nous semble-t-il. En effet les principes 
dc libertc, d’cgalitc et de fratemite, de respect de la personne 
humaine, de liberte d’expression et meme de liberte des peuples 
a disposer d’eux-memes, sont nes en France. Et c’est Robespierre 
qui dit« perissent toutes nos colonies plutot qu’un principe » nous 
pensons que la France saura ne pas se renier elle-meme, qu’elle 
saura rcster unc grande nation, quelle saura tenir ses engage¬ 
ments, qu’elie saura demeurer une nation juste et ennemie de 
tout ce qui degrade I’homme, de tout ce qui n’est pas noble, 
mais sale et repugnant. Et nous esperons que dans un proche 
avenir les paroles vont ceder la place aux actes. Nous esperons 
que le gouvemement frangais saura dire non aux vdritablcs 
ennemis de la France, ces colonialistes aflfreux qui veulent ecraser 
partout les populations indigenes. Nous esperons que M. Pierre 
Mendes-France saura recormaitre le bien-fonde des aspirations 
legitimes des peuples nord-afiicains. 

Ibnous Salah Boudjema 


13 JANV'iER 1955, Claude Boutldet, France Observateur 

Apres le « J ’accuse » du 6 decembre 1951, Claude Bourdet ne 
cesse de denoncer les meihodes indignes des policiersfranQais, 
qu HI compare a, celles de la Gestapo. Ces pratiques ont en 
effet redouble depuis le debut de la guerre, en novembre 1954. 


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Parolas de iortures 


« Votre Gestapo d’Algerie » 

Lc supplice de la baignoire, Ic gonflage a I’eau par I’anus, Ic 
coiu'ant electrique sur les muqueuses, les aisselles ou la colonne 
vertebrale, sont les precedes preferes, car « bien appliques » ils 
ne laissent pas de traces visibles. Le supplice de la faim est egale- 
Tuent constant Mais rempalement sur une bouteille ou un baton, 
les coups de poing, de pied, de nerf de boeuf ne sont pas non plus 
epargnes. Tout ceci explique que les tortiomiaires ne remettent les 
prisonniers au juge que cinq a dix jours apres leur arrestation... 
Une fois que les Gestapistes ont dicte et fait signer a leurs victimes 
a demi-mortes « Taveu » qu’il leur plait d’attribuer, le reste du 
sejour a la police sert a remettre le prisonnier en etat, au besoin 
a le soigner (mais oui !) afin qu’il soit presentable lorsqu’on le 
mene aujuge... 

Claude Bourdet 


20 JANVIER 1955, L6on-Etienne Dltval, La Sea/aine 
KELIGIEUSE D 'ALGER 

Le premier pas de Taction punitive, 1 ’arrestation, ne pent obcir 
au caprice mais doit respecter les normes juridiques. 11 n’est pas 
admissible que Thomme le plus irreprochable puisse etre arrete 
arbitrairement et disparaitre, sans plus, dans une prison. [...] 
L’instruction judiciaire doit exclure la torture physique ou 
psychique. 

Leon-Etienne Du\"al, archeveque d’Alger 


20 AO0T 1955, Marie-Jeanne Pusceddu, temoignage 
L iVRE AU Centre de documentation historique sur 
l’AlgErie 

La violence de la rebellion algerienne s 'exprime par des actes 
de terrorisme particulierement odieux. Le 20 aout 1955, 
Zighoiit Yoiissef, membre du FLN et chef de la wilaya 2, lance 
la population civile de certains douars du Nord-Constanfinois 
contre les Europeens. A EI-Halia, petit centre minier pres de 
Philippeville, lesportes des habitations sont dynamitees. Les 


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Paroles de tortures 


emeutiers, une fois dans les maisons, cherchent dans les 
placards, sous les lits, des hommes, des femmes et des enfants 
qu His connaissentpour laplupart depuis des annees, pour les 
abattre a coups de fusil, mais surtout a. l 'aide de haches, de 
serpes ei de coulelas. Certains rechercheni avec acharne- 
ment leurs camarades de travail europeens et les membres de 
leurs families, pour les exterminer a leur tour. Us appliquent 
d la lettre la consigne qui leur a ete donnee: cede d'exterminer 
tous les Europeens. Les victimes sont egorgees, mutilees, 
depecees avec une sauvagerie indescriptihle: une femme est 
eventree etson nouveau-ne introduit dans la blessure beante. 
Des femmes sont violees, des hehes ont le crane fracasse 
contre les murs, des enfants sont egorges, laceres de coups de 
couteau. Ei lorsquHls ne irouvent plus d Europeens vivants 
dans le centre, les emeutiers saccagent les maisons, puis les 
dynamitent. Vemeute fait, dans ce seul village, 33 tues, 15 
Messes et 2 disparus, dont 21 enfants ou adolescents de mains 
de 20 ans.... les crimes doivent avoir valeur d’exemple. 

Je m’appelle Marie-Jeanne Pusceddu, je suis pied-noir, nee a 
Philippeville en 1938 de parents fran?ais, d’origine italienne. 
Mcs parents etaicnt des ouvriers; toutc ma faniillc, frercs, oncles, 
cousins, travaillait a la mine d’Hl-Halia, pres de Philippeville. Ce 
petit village d’El-Halia n’etait qu’un village de mineurs, d’arti- 
sans qui travaillaient dur dans la mine de fer. 

II y avail egalement des ouvriers arabes avec qui nous parta- 
gions, au moment dc nos fetes rcspcctives, nos patisseries ct 
notre amitie. Ils avaient leurs eoutumes, differentes des notres, 
nous nous respections. Nous etions heureux. 

Les « evenements d’Algerie » ont commence en 1954. Mais 
pour nous, la vie etait la meme, nous ne nous mefiions pas de nos 
amis arabes. 

Je me suis mariee le 13 aout 1955, nous avons fait une belle 
lete et tous nos amis etaient la, notamment C..., le chauffeur de 
taxi arabe que nous connaissions bien... Avec mon man, nous 
sommes partis cn voyage dc noces. 

Le 19 aout 1955, avec mon mari Andre Brandy (ingenieur 
des mines employe au Bureau de la recherche miniere d’Algerie), 
nous avons pris le taxi de C... pour rentrer a El-Halia. Pendant 
le trajet, C... nous dit :« Demain, ily aura une grande fete avec 


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Parolas de iortures 


beaucoup de viande.» Je lui repondis:« Quelle fete ? II ii’y a pas 
de fete. » Je pensais qu'il plaisantait... 

Lc lendcmain, 20 aotit, tous Ics hommcs etaicnt au travail a la 
mine, sauf mon mari. II etait juste midi, nous etions a table, quand 
soudain, des cris stridents, les youyous des mauresques et des 
coups de feu nous ont surpris. Au meme moment, mabelle-sceur 
Rose, sa petite demiere Bernadette (trois mois) dans les bras 
arrive, affolee, suivie de ses enfants, Genevieve 8 ans, Jean-Paul 
5 ans, Nicole 14 ans, Anne-Marie 4 ans. Son aine Roger, age de 
17 ans, etait a la mine avec son pere. Avec ma mere, mon frere 
Roland de 8 ans, Suzanne ma soeur de 10 ans, Olga mon autre sceur 
de Hansetmon mari,nousavonscomprisqu’il sepassaitquelque 
chose de grave. Les cris etaient epouvantables. 11s criaient:« Nous 
voulons les hommes. » Je dis a mon mari: « Vite, va te cacher dans 
la buanderie ! » Nous nous sonmies enfermes dans la maison, 
mais les fellaghas ont fait irruption en cassant la porte a coup de 
haclic. A notre grande stupeur, e’etait C..lc chauffeur de taxi, 
« Tami » qui avait assiste a mon mariage. Je le revois encore 
comme si c’etait bier. II nous a poursuivis de la chambre a la 
salle a manger, puis dans la cuisine; nous etions pris au piege. C..., 
avec son fusil de chasse, nous meuagait. II a immediatement tire 
sur ma pauvre mere, en pleinc poitrine, cllc essayait de proteger 
mon petit frere Roland. Hlle est morte sur le coup avec Roland dans 
ses bras, lui aussi gravement atteint. Ma belle-smur Rose a ete tuee 
dans le dos. Elle gardait son bebe contre le mur, ma jeune steur 
Olga s’est jetee, dans une crise d’bysterie, sur le fusil, il a tire a 
bout portant, la blcssant salcment. II nous narguait avec son fiisil. 
Bravement et affolee, je lui dis : « Vas-y ! Tire ! II ne reste plus 
quemoi. »T1 atire,j’ai repulaballeahauteurdelahanche,je n’ai 
meme pas realise et il est parti. J’ai pris les enfants, les ai caches 
sous le lit avec moi, mais je souffrais trop et je voulais savoir si 
mon mari etait toujours vivant. Je suis allee dans la buanderie et 
me suis cachee avec lui derriere la voliere. Les fellaghas, les fils 
de C..., sont revenus. Ils se dirigeaient vers nous en entendant un 
bruit, mais Tun d'eux a dit en arabe : « C’est rien, e’est les 
oiseaux ». Et nous sommes restes, apeures, dcsempares, sans 
bouger jusqu’a cinq heures de Tapres-midi. Les cris, les youyous 
stridents, la fumee, le feu, quel cauchemar !... Un avion de 
tourisme est passe au-dessus du village et a donne I’alerte. L’armee 
est arrivee a dix-sept heures. Et la, nous sommes rentres dans la 


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Paroles de tortures 


maison pour constater Thorreur. Mon petit Irere Roland respi- 
rail encore; il est reste cinq jours dans le coma et nous I’avons 
sauvc. Malheurcusemcnt, ma sceur Olga a etc violcc et assas- 
sinee, ma soeur Suzanne, blessee a la tete, elie en porte encore 
la marque. Puis Parmee nous a regroupes. Ma famille Azei, tous 
massacres au couteau, la sceur de ma mere, son mari, ses deux 
filles dont Tune etait paralysee, Tune des filles qui etait en 
vacances avec son bebe a ete, elle aussi, assassinee a coups de 
couteau (e’est la fiancee de son frere, qui s’etait cachee, qui a 
tout vu et nous Ta raconte). Le bebe avait ete eclate contre le 
mur. Puis, mon cousin a ete tue a coups de fourchette au restau¬ 
rant de la mine ; le frere de ma mere Pierrot Scarfoto a ete, lui 
aussi, massacre, en voulant sauver ses enfants, a coups de 
couteau, les parties enfoncees dans la bouche, ainsi que mon 
neveu Roger, age de 17 ans. Mon pere, sourd de naissance, 
blesse a coups de couteau, s’etait refugie dans une galerie aban- 
donnec. T1 n’a pas entendu Tarmec, on ne I’a rctrouve que 
quinze jours plus tard, mort a la suite de ses blessures. 11 a du 
souffrir le martyre. Mon jeune frere Julien a ete egalement 
massacre. 

Treize membres de ma famille ont ainsi ele martyrises, 
massacres par le FLN. Jc suis rcstce a I’hopital pres de trois 
mois, j ’avals fait une hemorragie interne avec infection, car les 
balles fabriquees etaient bourrees de polls, de bris de lames 
de rasoir. 

Nous avions echappe a la mort, mais pas a la souf&ance. Mon 
mari fut mute a Bougie, mais, le chantier ayant subi une attaque, 
il a du fermer ; puis a Ampere, pres de Setif, et finalement au 
Sahara. Mais les femmes n’etaient pas admises. J’ai ete 
recueillie avec mes deux freres a Lacaune-les-Bains, chez les 
soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, j’y etais dejavenueplus jeune. 

Le fellagha meurtrier de ma famille a ete arrete, j ’ai du venir 
temoigner pendant trois ans en Algerie, car j’etais le seul 
temoin. Mon temoignage flit mis en doute, du moins la fa 9 on 
dont les miens ont ete massacres. Ils ont deterre ma mere pour 
voir si je disais la verite, jc n’en pouvais plus. On a retire 
plusieurs balles et la seule chose de positive dans tout ce 
cauchemar, e’est le collier qu’elle portait et que Pon m’a remis; 
collier dont je ne me separerai jamais. 

Marie-Jeanne Pusceddu 


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Parolas de iortures 


1955-1956, LETTRE DE A.T. A Hubert Beuve-Mery, 
DIRECTEUR DU JOURNAL LE MONDE 

Ojficiellement, la France n 'estpas en guerre, et I ’armeefran- 
<;:aise, soulenue par le pouvoir civil, mene une (ache de « paci¬ 
fication », visant a mettre hors d’etat de nuire les terroristes 
du FLN. Les militaires fra.n<;ais s ’y engagent avec une deter¬ 
mination qui les rendparfoispeu regardants sur le choix des 
moyens, AS. appartient d I ’armeefranpaise. II decrit les actes 
de torture, les executions, mais aussi les repressions collectives 
et les otages, Hen souvent en dehors de tout cadre legal Son 
temoignage montre que certains militaires ont succombe d 
« I’accoutumance ata horreurs de la guerre ». Le controle 
des populations, les exactions, les « ratissages » ont constitue 
un important pout^oyeur de la rebellion. 

Je suis arrive en Algerie quelques mois avant la grande insur¬ 
rection du 20 aout 1955, qui fut le veritable commencement de 
la rebellion algerienne, jusqu’alors confinee dans TAures. J’ai done 
comiu, au debut, une periode de calme ou Ton entendait parler de 
fellaghas sans jamais en voir. La population musulmane semblait 
alors apathique etpeu enclinc a suivre les mots d’ordre de I’ctat- 
major rebelle ; elle manifestait, au contraire, le desir de rester 
neutre et de manager la chevre et le chou. Elle ne manifestait 
aucune hostilite vis-a-vis de rarmee, mais evitait soigneusement 
de s’altirer les mauvaises graces des agitateurs pro-rebelles. Aussi, 
devant cettc attitude reservee, Ic haut commandement decidait- 
il de frequentes operations de controle, qui avaient un triple but: 

- prendre la temperature de la population et obtenir le maximum 
de renseignements; 

- ramasser les fusils de chasse vendus aux gendarmeries et 
souvent caches; 

- verifier I’identite des fellaghas et arreter les suspects et agents 
subversifs. 

En admettant que la situation necessitat ces mesures, j ’estime 
que nous aurions pu faire ce travail correctement, en respectant 
les personnes et les biens, et en evitant de choquer dans ses moeurs 
et sa religion une population extremement susceptible. 

En realite, voici comment se passaient les choses : le plus 
souvent, on partait la nuit pour encercler un douar determine. Au 


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Paroles de tortures 


petit jour, on procedait au rassembleinent de la population mascu¬ 
line, emmenee a coups de pieds quelque part, au besoin, au PC 
opcrationncl. La plupart des hommcs surpris en plein sommeil 
n’avaient meme pas le temps de se vetir correctement. 

Ensuite, on procedait a la fouille des gourbis. C’etait vite fait, 
puisqu’il n’y a pas grand-chose dans un gourbi. Cependant, 
certains trouvaient le moyen de faire un veritable jeu de massacre, 
eventrant les valises ou les balles, eparpillant leur contenu, ftacas- 
sant les jarres a grain, repandant sur le sol le ble et I’orge qu’elles 
contenaient, crevant les sacs de semoule qui constituent I’ali- 
ment de base du paysan. Parfois meme, main basse etait faite sur 
des objets devenus valeurs, tels que foulards, bracelets et autres 
breloques. Si nous tombions sur un gourbi-epicerie, comme on 
en rencontre souvent et ou on trouve un peu de tout ; quelle 
aubaine ! 

Ce pillage ne s’arretait pas la, puisqu’on faisait en general 
une razzia sur les poulcts, qui venaient amcliorer un ordinaire 
constitue de rations de combat bien peu appetissantes. 

Ainsi, sous le fallacieux pretexte de chercher les fusils de 
chasse, on pouvait se permettre un peu n’importe quoi. J’ai vu, 
enjuillet 1955, faire mettre huit jeunes femmes completeraent 
nues, parcc qu’elles pouvaient cacher sous Icur robe longue un 
revolver ou une mitraillette, cela s’etait, parait-il, deja vu. L’une 
de ces femmes fut meme violee par 12 soldats au su d’un aspi¬ 
rant de reserve et d’un sous-officier, qui turent la chose, car la 
femme etait, parait-il, consentante. 

Toujours est-il que, lorsquc le mari I’apprit, il vint sc plaindrc 
au commandant de la compagnie, qui rejeta le forfait sur une 
section de goumiers algeriens. 

Quant aux hommes que Pon avait rassembles et dont on avait 
verifie I’identite, on les relachait presque tous, ne gardant que 
les suspects, que nous emmenions a la gendamierie. Les gendannes 
ne voulaient pas s’en embarrasser et nous les rendaient. Je me 
souviens qu’ainsi nous avons garde trois pauvres bougres pendant 
trois semaines. Ils faisaient nos corvees, marchaient a coups de 
pied ou a la schlaguc (Pun d’eux prit un jour un coup de pied 
dans les parties qui le fit raler pendant 24 heures), mangeaient les 
reliefs de nos repas et logeaient dans un vieux poulailler. Cette 
sequestration etait parfaitement arbitraire et illegale, a tel point que 
lorsqu’un officier superieur venait nous inspecter, on les cachait. 


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Parolas de iortures 


II fallait a Tepoque deja vraiment peu de chose pour se faire 
arreter. Unjour, c’etait, je m’en souviens, le 13 juillet 1955, veille 
de la fete nationalc, on cntcndune detonation au loin. Branlc-bas 
de combat, ce ne peut etre qu’une grenade. On se rend sur les 
lieux presumes de I’explosion. On arrete tout ce que Ton rencontre 
et Ton ramene tout ce monde-la au camp pour interrogatoire - veri¬ 
fication d'identite, puis on les laisse partir, tous sauf un qui avait 
oublie ses papiers et que I’on enferme au poulailler avec les 
autres. Moins d ’une heure apres, sa femme, avertie par le myste- 
rieux telephone arabe, arrive avec la carte d’identite oubliee. On 
va le liberer, pensez-vous ? Eh bien non, on I’a garde 48 heures 
pour lui apprendre a ne pas oublier ses papiers ! T1 a passe un 
beau 14 juillet celui-la ! Quant a la fameuse grenade, c’etait en 
realite une mine dans une carriere voisine... 

Tout ceci, ces pillages, ces viols, ces mises a sac, ces vols, ces 
detentions arbitraires, se passaient dans une region calme, abso- 
lument vide de fellaghas etbicn avant le 20 aout 1955 ! Mettez- 
vous a la place de I’indigene, du petit fellah qui gagne 
miserablement sa vie (250 a 300 F par jour) et qui voit a plusieurs 
reprises tous ces fails se reproduire. A sa place, n’auriez-vous 
pas senti monter la haine et le desir de vous venger ? 

N ’est-il pas un peu excusable, 1’Arabe dont on a pille le gourbi, 
chaparde la volaille, dont on a viole la femme, la fille ou la soeur, 
et qu’on a sequestre arbitrairement des semaines durant, n’est-il 
pas un peu excusable si, le jour du 20 aout 1955, il a obei au mot 
d’ordrc, s’il a pris son fusil ct s’il s’cst revolte. C’cst nous qui avoiis 
pousse les fellahs dans le camp de la revolte et ils ont eu beau jeu, 
les propagandistes du FLN. Nous leur avons mache le travail. 
Nous avons tout fait pour nous mettre a dos la population car, 
croyez-moi, la population n’a jamais eprouve un amour passionne 
pour la France, mais entre ne pas etre francophile et prendre les 
armes pour chasser les Fran 9 ais, il y a un fosse que nous avons 
fait ffanchir par notre attitude. Un instituteur musulman me disait: 
« Au V' novembre 1954, 98 % de la population reprouvait la 
rebellion, au 20 aout 1955 98 % ctaient devenus dcs rebelles de 
fait ou de coeur. » 

C’est a partir de ce jour qu^a commence veritablement la 
revolte armee. C’est a partir de ce jour-la que Ton a pu voir 
progressivement se pourrir la situation, sans aucun espoir d’ame- 


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Paroles de tortures 


lioration. Pourtant, la repression de cette insurrection fiit terrible 
et dura longtemps, puisqu’unmois apres nous bruises un village 
entier qui y avait participc. 

Depuis ce jour-la, on eut pratiquement carte blanche dans les 
zones insurgees et on fit connaissance avec des methodes que 1 * on 
croyait revolues depuis la chute du nazisme. 

Ce furent: la detention de plus en plus nombreuse et arbi- 
traire, la torture, des executions sommaires, la repression collec¬ 
tive et les otages, le bombardement a priori par de Partillerie, le 
mitraillage par I’aviation, le pillage systematique. 

A partir de cette epoque, les detentions illegales et arbitraires 
ne se comptent plus. Tous les suspects etaient apprehendes et, pour 
etre suspect, il fallait peu de chose. Petit a petit, la pratique de la 
torture entra dans les moeurs et vint completer le classique passage 
a tabac. Le premier homine que je vis torturer de mes propres 
yeux, etait un vieillard soupg;oime de posseder un fusil de chasse. 
On lui attaclia un fil electrique denude relie au pole d’une gcnc- 
ratrice de poste emetteur. A chaque decharge de courant, il pous- 
sait des cris affreux et, a la fin de la seance, il avait les poignets 
brules. On le garda encore deux jours dans une cave ou il avait 
de I’eau jusqu’aux genoux. Il ne pouvait done pas s’assoupir 
sans risquer de se noycr. 

Mais 9 a, 9 a se passait a 1’epoque heroique, apres, nous nous 
sommes modernises et la torture ne fut appliquee qu’a f echelon 
bataillon, ou un sous-lieutenant de reserve, originaire d’Alger, 
se chargeait de la besogne. De f avis general, e’etait un veritable 
sadique. Dans Ic domainc de la torture, il avait attcint la perfec¬ 
tion : courant electrique, ingestion d’eau pure ou salee, coups de 
pied dans les parties, strangulation partielle, coups de baionnette 
dans les fesses, passage a tabac classique. 

Il jouissait litteralement lorsqu’il operait, et il s’etait fait 
installer une veritable chambre de torture, d’ou j’ai souvent 
entendu partir des cris inhumains, qui devaient ressembler a 
ceux qui partaient naguere des geoles nazies. 

Apres son passage a la torture, le suspect etait souvent abattu 
sans autre forme de proces par une equipc qui sc chargeait de la 
besogne. On appelait 9 a la « corvee de bois». La vie d’un homme 
ne valait vraiment pas cher, et en voici un exemple: nous avions 
au camp une equipe de debroussailleurs indigenes, payes par I’ad- 
ministraleur de la commune mixte pour degager le bord des 


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Parolas de iortures 


routes et ainsi eviter les embuscades. Parfbis, ces debroussailleurs, 
nous les employions au camp a divers travaux. Or un jour de 
fevrier 1956, X, embauche depuis peu, va dcmander au capi- 
taine, au nom de ses camarades, Tautorisation de cesser le travail 
a 12 h en raison du froid et de la neige. « De quoi! Oser reven- 
diquer! C’est pour le moins suspect!» L’homme fiit arrete et inter- 
roge par un aspirant originaire d’Algerie. T1 fut d’abord bourre de 
coups de poing, frappe avec un nerf de boeuf. Puis on lacha le chien, 
un enorme chien kabyle, feroce. C’etait horrible de voir dans une 
petite salle s’engager une poursuite infemale entre I’honune et le 
chien, Thomme essayant d’esquiver, montant sur les tables et les 
tabourets, hurlant a chaque morsure, le chien taillant de ses crocs 
dans la chair. 

A la fin de I’inteirogatoire, on conclut a I’innocence du detenu, 
mais il n’etait plus qu’une loque, un ceil sortant de I’orbite, et 
I’autre etait ferme par la paupiere boursouflee. Ses levres etaient 
tumeflees. Ses habits n’etaient plus que dcs haillons. On ne 
pouvait pas le renvoyer ainsi chez lui. Qu’aurait-on dit au village ? 
On le garda done et il passa la nuit, une nuit froide de fevrier, lie 
avec des chaines dans un blockhaus. Le lendemain, j’ai constate 
qu’au cours de la nuit une sentinelle lui avail enfonce un hamegon 
dans roreillc, un autre s’est vante d’avoir urine sur ses plaies. 
L’apres-midi suivant, il fut abattu et son corps flit jete dans un oued. 

Apres la torture, on fit connaissance aussi avec la technique 
de la repression collective et des otages. 

En fevrier 1956 : operation de represailles sur les lieux d’une 
embuscadc meurtridre. La compagnic abat, sans discrimination 
aucune, 30 hommes incapables de foumir un alibi justifiant une 
non-participation a 1 ’embuscade. Parmi ces 30 hommes, se trou- 
vait un parent d’un cavalier de Eadministrateur. L’affaire faillit 
faire du bruit, mais evidemment on Eetouffa, au grand soulage- 
ment de mon capitaine qui commen^ait a avoir des craintes. 

Mai 1956: a I’entree d’un village indigene, quelques coups de 
feu sont tires, un soldat est tue, represailles immediates, on 
rassemble toute la population qui n’a pas pu fuir, e’est-a-dire 
surtout des vicillards, des femmes et dcs gosscs, au total 73. Tls 
sont tons abattus. Le lendemain, le journal d’Algerie litre en gros 
caracteres; « 79 rebelles abattus dans la region de X ». Le capi¬ 
taine qui ordonna cette boucherie fut decore de la medaille de la 
valeur militaire avec palmes. 


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Paroles de tortures 


Juillet 1956 : tors d’une distribution de laissez-passer, un 
terroriste s’infiltre et tue un caporaJ-chef. Immediatement, le feu 
est ouvert sur les pauvrcs bougres qui ctaient venus quemander 
leur laissez-passer. 17 cadavres restent sur le terrain. Le lende- 
main, une vieille femme se presentait pour recuperer le corps 
de son mari et nous disait que son fils etait militaire au 3“ RTA a 
Bastia. Quelle va etre lareaction de ce fils, militaire dans Tarmee 
fran 9 aise, dont il apprendra que son pere a ete tue par des gens 
portant le meme uniforme ? 

En aout 1956 : Ics rcbclles avaicnt fait de nombreuscs tran- 
chees dans la route menant a notre camp (23 tranchees sur une 
dizaine de kilometres). La reparation fiit entreprise d’un bout 
par le genie, de f autre par la population requise. Le genie est 
attaque par une bande rebelle et subit des pertes; aussitot une 
operation heliportee est engagee et les parachutistes qui se troni- 
pent de 5 km atterrissent parmi les indigenes charges de nous 
reparer la piste. Tls en tuent la moitie et emmenent les autres, 
qui purent etre sauves grace a une intervention par radio de notre 
capitaine. Ils devaient etre fusilles une demi-heure apres. 

Otages - octobre 1956: enfin, tout recemment, dmis une ville 
du sud, a la suite d’un attentat contre deux soldats, on rafle une 
vingtainc d’indigenes qui furent cmmcncs dans la nature, fiisillcs 
et enterres immediatement et ceci sur Tordre d’un commandant, 
a rinsu du colonel, qui pourtant residait dans la meme ville. On 
s’aper 9 ut le lendemain que, panni ces otages, il y avait un agent 
auxiliaire de la police. 

.Te n’ai cite ici que des cas de reprcsailles colleetives, mais 
en plus il etait frequent que des hommes fussent abattus isole- 
ment. On les baptisait« fuyards» automatiquement. Je connais 
meme un cas ou un homme fut abattu parce qu’il avait le porte- 
feuille bien garni, et je citerai aussi un commando on Targent 
des fuyards abattus etait rccupcrc et vers6 k une cassette 
commune. 

En raison des operations frequentes, et de toutes ces mesures 
arbitraires, la vie des populations musulmanes dans le bled est 
devenue impossible. Elies sont prises entre le marteau et I’en- 
clurae, entre les rebelles et farmee, et, il faut bien le dire, elles 
sont nettement favorables aux premiers, car meme si elles 
avaient eu des velleites d’etre pro-fran 9 aises et de se laisser 
prendre a la propagande de la soi-disant pacification, il y a 


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Parolas de iortures 


longtemps que les bombardements de rartillerie, les raids de 
Taviation et le passage des troupes en operatioB les en aurait 
dissuades. En effet, il arrive tres souvent que rartillerie tire a 
priori sur un village et les victimes ne sont pas choisies, ce 
peuvent etre aussi bien des feitimes et des enfants. Quant a la 
chasse, elle est tout aussi aveugle. Enfin le passage d’une troupe 
en operation^ surtout si elle a eu a subir quelques pertes, signifie 
pillages et vols, mais avec le temps Tobjet du vol a pris de Tim- 
portance mamtenant: on ne vole plus les oeufs et les poulets, on 
ramene des boeufs et des vaches. Une compagnie du bataillon dont 
je faisais partie n’a pas achete un kilo de viande de septembre 
adecembre 1956. Personnellement, j’ai ete sous-officier d’or- 
dinaire pendant plus de 15 mois. Pendant ce laps de temps, on 
m’a amene environ 25 bceufs et vaches, que nous declarions sur 
nos carnets de menus « viande gratuite ». Ces boeufs voles 
passaient vis-a-vis de I’intendance comme des cadeaux de la 
population. 

A la suite de cet expose, je sens deja les objections que vous 
allez m’adresser. D'abord, vous allez me dire : il n’est pas 
possible que des gars de chez nous, des Fran^ais, puissent faire 
tout cela. Eh bien si, et cela s’explique aisementpar Taccoutu- 
mance aux liorrcurs de la guerre. Au debut, 9 a me faisait mal au 
coeur de voir dormer un coup de pied a un homme, a la fin cela 
ne me faisait rien du tout de voir bastormer, puis abattre, et pour- 
tant j’essayais de reagir constamment. Encore quelques mois 
de ce regime, et j’aurais pu devenir tout aussi bien un tueur. 
L’autre objection que vous allez me faire consiste en ces termes: 
« Apres tout, les fellaghas ont commis aussi des actes de pure 
barbarie, pourquoi ne pas en faire autant ? ». A ceux-ci, je repon- 
drai en citant Thistoire de la paille et de la poutre, et puis nous, 
Frangais, qui nous d is ions des porte-parole de la civilisation, 
qui nous disions des pacificateurs, nous n’avonspas le droit de 
suivre notre adversaire quand il retombe dans la barbarie. 

En conclusion: 

T 1 est dc notre devoir de lutter contre toutes les exaetions qui 
ont lieu en Algerie sous le couvert du drapeau firan^ais, de meme 
qu’il est de notre devoir de protester contre Fassassinat moral 
qu’on est en train de faire subir aune grande partie de la jeunesse 
fran^aise, si nous voulons eviler qu’elle ne prenne le complexe 


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Paroles de tortures 


parachutiste et si nous ne voulons pas connaitre apres cette 
guerre la plus terrible vague de criminalile jamais enregistree. 

A.T. 


10 JANVIER 1956, Albert Camus, L’Express 

Albert Camus, attache par la naissance et par le coiur a la 
terre algerienne, tient une place a part dans I ’engagement 
des intellectueh sur I ’Algerie. Lui qiii trace dans son ceuvre 
litteraire une ethique de refus de la violence engagee en 
politique, qui a tres tot denonce le regime colonial et appele 
d des reformes, denonce le cycle infernal attentats/repres¬ 
sion et ces deux violences qui s ’alimentent Tune 1’autre. 

« Treve pour les civils » 

T1 faut choisir son camp, orient les repus de la haine ! Je I’ai 
choisi! J’ai choisi monpays, j’ai choisi I’Algerie de la justice, 
oil Fran^ais et Arabes s’associeront Ubrement! Et je souhaite 
que les militants arabes, pour preserver la justice de leur cause, 
choisissent aussi de condamner les massacres des civils, comme 
les Frangais, pour sauver leurs droits et leur avenir, doivent 
condamner ouvertement les massacres repressifs. 

Quand il sera demontre que les uns et les autres sont inca- 
pables de cet effort et de la lucidite qui leur permettrait d’aper- 
cevoir leurs interets commons, quand il sera demontre que la 
France, coinccc entre ses machines k sous et scs appareils a 
slogans, est incapable de definir une politique a la fois realiste 
et genereuse, alors seulement nous desespererons. Mais cela 
n’est pas encore demontre, et nous devons lutter jusqu’au bout 
coutre les entrainements de la haine. 

Albert Camus 


7 MARS 1956, LETTRE DU BRIGADIER A.B. AU DIRECTEUR 
DU JOURNAL Lf. MoNDE 

A.B. a 23 ans en 1956. Il rappelle que, pour les milUaires, 
I ’objectif de la « pacification » est de rendre confiance aux 
populations, de ramener la paix dans des regions oit I ’ad- 


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Parolas de iortures 


versaire semait la terreur et le trouble. II sera ordonne pretre 
d Oran, en mars I96i. 


Batna, le 7 mars 1956 
Brigadier B. 

Monsieur, 

Certaines phrases de vos « Hbres opinions)) exprimees dans Le 
Monde semblent injurier ce camarade qui a ete tue pendant sa 
faction de garde, elles semblent injurier celui qui a eu la jambe 
coupee a la suite de Texplosion d’une grenade, elles semblent inju¬ 
rier tous ceux qui chaque jour risquent leur peau, elles semblent 
injurier moi qui suis la, com me beaucoup d’autres, appele et 
employe dans cette lutte, elles semblent nous injurier nous tous; 
parce que vous parlez de Dachau et de Buchenwald, parce que vous 
parlez des soldats de la Gestapo, parce que vous nous soup^onnez 
de nous abandonner a « des demences concentrationnaires )>, 
parce que nous avons Tirnpression de vous faire hontc. 

Les mechtas incendiees, ne seraient-ce pas plutot les dizaines 
et vingtaines de fennes brulees, ne seraient-ce pas plutot toutes 
les ecoles incendiees ou saccagees... Les families decimees, ne 
seraient-ce pas plutot cedes, par exemple, des six ferraes de la 
region de Palcstro horriblement massacrccs il y a quelques jours... 

Vous parlez de maquis. Les Resistants etaient-ils des sauvages 
qui egorgeaient les enfants, les femmes, les vieillards ? Et Lon ne 
remarque pas assez ceci: il y a beaucoup plus de Fran 9 ais musul- 
mans massacres par les rebelles, que de Frangais de souche. Les 
Resistants allaicnt-ils dans les villages, les inaisons, forcer la 
population a leur payer des impots, les obliger de saboter les 
voies de communication, les lignes electriques et telephoni- 
ques... ? Et si les gens le refusaient, les Resistants egorgeaient- 
ils sur place les refractaires, ou les emmenaient-ils pour qu’on les 
retrouve le lendemain aftieusement rautil6s ? 

C’est simplement ces quelques lignes que je voulais ecrire, elles 
ne sont peut-etre qu’une preuve de mon incomprehension, alors 
je ne demande qu*a etre renseigne. 

Au cas ou ces propos scraient repris dans un article public, 
mon nom serait a rendre anonyme. 

Avec toutes mes excuses pour ces lignes, veuillez agreer, 
Monsieur, mes salutations distinguees. 

A.B. 


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Paroles de tortures 


L’AFFAIRE MARROU 


Les dix textes qui suivent hoquent«I 'affaire Marrou ». Henri- 
Irenee Marrou a 52 ans en 1956. Normalien, miisicologue, 
grand Resistant, membre de I 'equipe redactionnelle de la 
revue Esprit, il est un grand sphdaliste de saint-Augustin et 
de la philosophie de I’histoire, titulaire de la chaire d’his- 
toire du chistianisme d la Sorbonne. 

Marrou est I 'un des premiers intellectuels frangais d militer 
centre la guen'e d 'Algerie et d denoncer I 'usage de la torture, 
prenant position puhliquement dans Le Monde le 5 avril 
1956. Les consequences de ce geste ne se font pas attendre: 
le 10 avril, son domicile esl perquisiiionnepar la DSTapres 
le depot d 'une plainte contre Xpour « participation a des 
entreprises de demoralisation de I 'armee ». En reponse a une 
protestation de Hubert Beuve-Mery, le ministre de la Defen.se 
lui repond ironiquement qu 'il « jugeait deplorable que du 
desordre ait ete pro vogue dans les papiers du cher profes- 
seur Marrou ». 


5 AVRIL 1956, Henri-Irenhe Marrou, Le Monde 
« France ma patrie » 

Lc gouvcmcmcnt sc montre tres soucieux dc parcr k toute 
manoeuvre malsaine de demoralisation de I’armee, comme vient 
de I’apprendre a ses depens Claude Bourdet (je souhaite que 
Maitre Maurice Gar 9 on nous explique en quoi F usage actuel de 
la detention preventive differe de ces lettres de cachet que nous 
avons tous appris des I’ecole primaire k detester comme une des 
tares du regime aboli en 1789). Est-il aussi attentif a ce qui porte 
atteinte au moral de la nation ? Je ne suis ni joumaliste profes- 
sionnel ni homme politique ; je temoigne ici en simple citoyen 
que sa conscience tourmentc et qui constate n’etre pas lc seul a 
eprouver cette lourde gene, cette inquietude, cette angoisse. En 
deux ou trois semaines, une etrange torpeur s’est emparee de 
F opinion ou ce qui la manifeste. A la menace, brandie des avant 
les pouvoirs speciaux, de voir exercer un certain controle sur la 


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Parolas de iortures 


presse et la radio, celles-ci ont reagi en s’imposant, semble-t-il, 
une severe autodiscipline. Le resultat est qu’a nouveau nous 
prcnons I’ecoutc de la radio suissc et nous comptons pour ctrc 
informes sur la presse etrangere. N’est-ce pas par de tels chemins 
detoumes que les nouvelles les plus graves comme celle du sac 
de Tebessa se sont fait jour jusqu’a nous sans rencontrer d’autres 
echos ofHciels qu’un silence gene ? Parlant, encore une fois, en 
tant que simple citoyen, je dis que cela n’est pas tres bon pour le 
moral du pays. Aussi bien commence-t-on a entendre ici ou la 
d’etranges voix chuchoter. II y a les pretendus realistes : 
rindochine perdue. II faut tenir I’Afrique du Nord: la Tunisie et 
le Maroc abandonnes a la legere. UAlgerie est notre derniere 
tranchee, ou e’en est fait de la puissance fran^aise... Meme les 
milieux religieux sont atteints : je m’entends partout rappeler 
aux devoirs cliretiens du devouement a la patrie : d’autres s’avi- 
sant que I’Islam implique la notion de guerre sainte, s’en vont deni- 
chcr dans les greniers theologiqucs le theme poussiereux de la 
croisade... Eh bien, je dis que tout cela est grave, que la sante, 
I’honneur, la realite meme de ce qui fait 1’essence de la France, 
risquent d’etre atteints et de se mettre a pourrir. En cela il faut le 
crier bien haul avant qu’il soit trop tard. 

Certes je me sais et me sens profondement solidaire de ceux 
qu’on appelle assez etrangement«les Fran 9 ais d’Algerie ». De 
la population algerienne d’origine et de moeurs europeennes, sans 
distinguer ceux dont les peres sont venus de France meme, 
d’Espagne, de Malte ou d’ailleurs. Ils sontmes freres franqais, et 
que Icur caractcrc inspire sympathie ou reserve, e’est la un fait 
(quand mon frere ou mon fils serait pour moi un objet de honte, 
il n’en resteraitpas moins mon fils, au contraire) je suis fierde 
leurs hauts faits, de leurs belles reussites: la terre defrichee, la foret 
renaissante, le trachome, la variole ou la peste maitrises ou en recul. 
Mais je suis pareillement solidaire de leurs echecs, de leurs insuf- 
fisances, de leurs erreurs. Aussi bien devrons-nous necessairement 
en acquitter tous ensemble le passif; sur le plan de I’histoire 
humaine, nos actes nous suivent, et il faut payer les consequences 
de toute fautc : a Dieu seul appartient le pardon. 

Cela dit, comment ne me sentirais-je pas egalement solidaire 
de ceux que Fordonnance du 7 mars 1944 a appeles «les Frangais 
musulmans » ? Les ayant conquis autrefois, nous les avons pris 
en charge ; aussi bien n’avons-nous jamais hesite a les integrer 


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Paroles de tortures 


a notre nation, aussi longtemps qu’il s’agissait de travaillerpour 
elle dans nos usines et nos chantiers, de combattre ou de mourir: 
bier encore, traversant la Beauce, jc me suis arrete devant un 
cimetiere militaire a denombrer les tombes marquees du crois¬ 
sant de rislam - soldats tombes pour la France, sacrifies pour 
retarder la retraite de I’ete 1940. 

Le fait que notre association ait pour origine la conquete dit 
une justification suffisante, comme le pensent les realistes, dit une 
tare ineffa 9 able, comme Testiment les idealistes, bien na'ifs a 
mes yeux d’historien. Car enfm, bien des provinces tran^aises ont 
ete a Torigine annexees par le fer et par le feu : pour ne pas 
remonter a la croisade albigeoise, les Francs-Comtois n’ont pas 
oublie de quelles horreurs s’est accompagnee la conquete 1668- 
1674. Ce qui seul importe, e’est que Toulouse et Dole sont 
aujourd’hui lieres d’etre lran 9 aises et que Chaouias, Kabyles et 
Arabes sont en ce moment en revolte ouverte contre nous. 

T1 y a dcs faits macroscopiques: a qui fera-t-on croire que les 
fellaghas ne sont qu’un ramassis heteroclite de repris de justice, 
de fanatiques religieux et d’agents de Timperialisme egyptien ? 
Ce n’est pas a nous entout cas, les anciens resistante, qui savons 
ce qu’est un maquis et qu’il ne peut tout dire qu’avec la compli- 
citc profonde d’au moins la grande masse de la population. 
J’accepte de faire aussi grande que Ton voudra la part de ses 
elements regrettables, il reste que la volonte maugrabine m’ap- 
parait d’abord, a moi Fran 9 ais, comme une defaite de la France, 
comme un echec - au moins partiel - de notre effort colonisateur, 
de notre aetion cn tant que charges dc tutelle. Et mon premier 
devoir de citoyen fran 9 ais est de prendre conscience de cette 
lourde responsabilite. On me demande de contribuer a main- 
tenir la « presence fran 9 aise » en Afrique du Nord: j’ai le droit, 
j’ai Timperieux devoir de me demander si cette presence a ete, 
est aujourd’hui, une presence authentiquement fi*an 9 aise. Je redis 
que pour nous, Fran9ais, la France n’est pas la France si 
elle se niontre infidele a I’image ideale qu’elle s’est propose 
d’incamer. 

En m’invitant aun si severe examen de conscience, jc ne cede 
pas a ce gout masochiste « d’etaler ses plaies et comme d’aller 
chercher la honte » que I’opinion de droit attribue volontiers a 
I’intellectuel de gauche (Michelet, que je viens de citer, en faisait, 
lui, un attribut du temperament national). Historien, je me refuse 


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Parolas de iortures 


a toute classification manicheeime, comme s’il y avait jamais eu 
un parti ou un peuple de purs, afirontant les puissances des tene- 
brcs. Thcologien, J’ai appris de mon maitrc saint-Augustin, cc 
berbere, que toutes les nations qui se manifestent dans Thistoire 
sont necessairement un melange, pour nous inextricable, de cite 
du bien et de cite du mal. Mais ce que la theologie, f histoire et 
le bon sens ont aussi appris, c’est que les civilisations qui laissent 
le fosse s’elargir entre Tideal dont elles se reclament et les reali¬ 
sations qu’elles enproposent, ces civilisations-la meurent de leur 
hypocrisie. II n’est pas n6cessaire d’aller chercher bien loin des 
raisons de s’indigner; laissons le passe et les occasions perdues; 
le present suffit bien a notre angoisse. Je ne prononcerai que trois 
mots, assez charges de sens : camps de concentration, torture et 
repression collective, Je ne veux scandaliser personne et ne 
prononcerai pas a la legere les noms sacres de Dachau et 
Buchenwald; il me suffira, helas ! d’en prononcer un autre, deja 
bien lourd a porter: nous, Frangais, avions deja sur la conscience 
le camp de Gurs, et nous savons, n’ayant pas d’excuse, de quelles 
abominations, de quelles souffrances, au surplus toujours politi- 
quement inutiles, s’accompagnent le recrutement de « suspects » 
et leur abandon aux demences concentrationnaires. Passant a la 
torture, je ne puis evitcr de parlor de « Gestapo » ; partout cn 
Algerie, la chose n’est niee par personne, ont ete installes de veri- 
tables laboratoLres de torture, avec baignoire electrique et tout 
ce qu’il faut, et cela est une honte pour le pays de la Revolution 
frangaiseetdePaffaireDreyfus :jenepuissans fremirpenserau 
jour ou je fus charge de representor le gouvernement dc la 
Republique a une exposition organisee au musee Galliera, par 
rUnesco, en Thonneurde la Declaration des droits de Fhomme; 
il y avait la toutun panneau consacre a 1’abolition, et non, 6 hypo¬ 
crisie, au renouveau de la torture judiciaire. Et que dire enfm de 
la repression collective, car de quelque nom qu’on la decore : 
ratissage, demonstration aerieime « qui fait plus de peur que de 
mal » (bien sur les victimes ne se chiflrent que par dizaines, ce 
n’est pas Hiroshima !) -1’operation consiste toujours a ffapper 
indistinctement innocents ct coupables, combattants ct desannes. 
On ne « venge » pas un assassinat par de tels crimes, car ce sont 
la des crimes. Je me souviens encore de notre vieux maitre Glotz 
soulignant avec fierte que Thumanite s’honorait, depuis les lois 
humaines de Solon, d’avoir renonce aux principes odieux de la 


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Paroles de tortures 


responsabilite collective : si les hommes du xx= siecle doivent 
revenir a la barbarie, nous attendons du moins de la France 
qu’clle soit la demiere a y resistor. Qu’on ne m’objecte pas Ics 
difficultes de la lutte centre un adversaire soumois, insaisissable. 
II y aurait beaucoup a dire sur le seul plan de I’efficacite : quels 
interlocuteurs valables le gouvernement se prepare-t-il done 
pour les elections si solenn el lenient promises ? Un corps d’elec- 
teurs composes et rescapes du camp de Djorf, des mechtas incen- 
diees, des families decimees ? Mais la question, la vraie question, 
la question « firan^aise » n’est pas la. On ne defend pas une noble 
cause par des moyens infects. Oui, la grandeur fran^aise est en 
peril. Je m’adresse a tons ceux qui, com me moi, professeur, sont 
des educateurs, qui, comme moi, ont des enfants et des petits- 
enfants : il faut que nous puissions leur parler, sans etre converts 
d’humiliation, d’Oradour et des proces de Nuremberg. II faut 
que nous puissions relire devant eux les belles pages de nos clas- 
siques sur 1’amour de lapatrie, sur notre France, «patrimoinc et 
temoin (et souvent martyre) de la liberte dans le monde ». Oui, 
avant qu’on soit engage plus avant dans le cycle infernal du 
terrorisme et des represailles, il faut que chacun de nous entende 
au plus profond, au plus sincere de son cceur, le cri de nos peres: 
« La patrie est en danger! » 

Henri Marrou, professeur a la Sorbonne 


6 AVRIL 1956, LETTRE DE H.P. AU MONDE 

Des le lendemain, un lecteurecrit au Monde son indignation 
face auxpropos tenuspar Henri Marrou, et sa protestation 
contre le journal qui les a pub lies dans ses co tonnes. H.P. a 
35 ans; il est officier de cavalerie. 


Le 6 avril 1956 

Monsieur le directeur, 

Je vous retourne cet article du professeur Henri Marrou au cas 
ou vous ne Tauriez parcouru que d’un ceil distrait. 

Comme j e vous felicite d ’ avoir imprime dans Le Monde une 
si belle page de litterature patriotique et republicaine ! Comment 
ne pas fremir d’horreur devant les crimes abominables de ces deux 


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Parolas de iortures 


cent mille jeunes Fran^ais de la metropole venus exterminer les 
vaillants hors-la-loi nord-africains ! Les heros du maquis de 
Kabylic et des Aurcs ne dcmandcnt qu’unc chose : la libeite de 
retomber dans la barbarie d’ounos peres les ont tires et d’egorger 
chaque jour vingt fois plus de leurs freres musulmans que de 
Fran 9 ais de souche, afin d’instaurer un regime de terreur. C’est 
un crime de les en empecher ! Vive le professeurMarrou ! Vive 
le vaillant defenseur de la liberte d’assassiner! J’ai honte de mon 
pays quand je vois imprimer de pareilles ordures dans un journal 
fran^ais. 

H.P. 


7 AVRIL 1956, LETTRE DE M.U. AU DIRECTEUR DU JOURNAL 
Le Monde 

La prise de position du professeur Marrou ne suscite evidem- 
mentpas la protestation des seuls militaires, comme le montre 
ceite leilre d’lm eleve normalien, qui lui reproche sa naivete 
etson manque de realisme. Le souvenir amende la defaite de 
1940 et de la perte de Vlndochine, les progres du commu¬ 
nis me face au « monde lihre », s 'ajoutent au sentiment que 

I 'honneur de la France est en jeu. Dans les deux camps, on 
recount aux arguments historiquespour appuyer ses theses. 

LeVavril 1956 
M. U. 

Eleve professeur a I’Ecole normale superieure 
de Fenseignement technique 
A Monsieur le directeur du journal Le Monde 
Reponse a M. Henri Marrou 

II cst parfois donn6 a lire dans votre rubrique des « libres 
opinions » des choses pour le moins etonnantes. 

Je voudrais faire allusion a I’expose de M. Marrou dans Le 
Monde du 5 avril. Le titre en est fort beau.« France ma patrie » 
et la conclusion nous incite a entendre au plus profond de notre 
coeur les cris de nos peres : «la patrie est en danger! » On pour- 
rait done croire que M. Marrou nous pousse aun sursaut d’orgueil 
patriotique, de fierte nationale. Mais, comble du paradoxe, il n’en 
est rien, car lui et nous ne devons pas parler la meme langue: pour 


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Paroles de tortures 


lui, nouvel apotre de la liberte, la grandeur resiste dans larenon- 
ciation au devenir, dans le martyre. Sans doute pense-t-il confu- 
scment avcc dclice au jour ou le mot France n’evoquera plus 
qu’une idee, un symbole d’humanisme auquel on pourrait faire 
allusion en etudiant les classiques frangais, a la maniere dont 
aujourd’hui on etudie Vii^ile, Socrate ou Seneque. Libre a lui de 
s’en rejouir et cela me semble personnellement incompatible 
avec cet amour de la patrie. On a un jour fomiule ce principe 
confusement ancre aux racines des groupes et des societes:« ceux 
qui vivent, ce sont ceux qui luttent », et, depuis toujours, ceux 
qui survecurent furent ceux qui accepterent le combat, car au 
depart il avaitune chance sur deux d’y survivre, tandis que ceux 
qui s’abandonnaient n’en avaient aucune. Or, si j’accepte de 
devenir un jour « citoyen du monde », a egalite de droits avec les 
Alleniands, les Americains, les Russes ou les Chinois, je me 
refuse de tout mon sang a ce que mon pays devienne une petite 
province, grcnicr dMntcllcctuels plus ou moins cthcrcs et rcce- 
vant ses consignes de Moscou, Berlin, New York ou Pekin meme. 
Car le monde n’est pas encore mur pour la paix et nous risquons 
notre propre liberte par une politique d’abandon: plus on parle 
aujourd’hui de paix et moins on est sincere, car ce mot n’a pas 
pour tous le meme sens, et chacun, inconseiemment ou non, 
cherche a bemer les autres. 11 ne faut pas non plus en faire un 
mythe, mais Port-Arthuret Yalta ne sont pas dejasi loin pour qu’on 
se permette d’oublier toutes les desillusions qu’ils apporterent. 
La paix ne pourra venir que d’elle-meme, peut-etre dans bien long- 
temps, pcut-ctrc trop tard, pcut-ctrc domain, sculcment lorsquc 
les hommes sont tous assez eduques pour se comprendre, et, 
partant, se tolerer; lorsqu’ils auront Pesprit assez critique pour 
echapper a Pemprise des mouvements stupides des masses ; 
lorsqu’ils seront assez heureux pour ne plus s’envier et s’ex- 
ploiter. Alors, il ne sera plus besoin de conference, et Pentente 
tacitement etablie sera plus sure et plus solide que tous les chif¬ 
fons de papier de nos diplomatics. 

Pour en revenir a Monsieur Marrou, il se defend a la fois d’etre 
un de CCS rcalistes qui arguent de la puissance frangaise et un dc 
ces idealistes, bien naifs a ses yeux d’historien, qui considerent 
comme une tare ineffagable le fait que notre association avec 
PAlgerie ait pour origine une conquete. Je ne demande qu’a le 
croire, et la d’ailleurs n’est pas la question, bien que j’aie trouve 


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Parolas de iortures 


certaiiies des assertions assez naives, n’osant pas envisager qu’elles 
puis sent avoir ete poseej a priori de mauvaise foi, dans le but 
d’cgarcr Topinion. Car enfin Monsieur Marrou se referc souvcnt 
a i’histoire, mais il est des choses contre lesquelles un citoyen, si 
peuhistorien et critique soit-il, ne peut que s’inscrire en faux, et c’est 
pourquoi j’ai pris la plume. Pour conimencer, il nous parle du 
systeme des leltres de cachet, une des tares du regime aboli en 
1789 et vers lequel nous reviendrions. Mais oublie-t-il que, tout de 
suite apres leur abolition, on se mit a arreter d'honnetes citoyens 
sur simple d^onciation et a une echelle bien plus grande ? Il ne faut 
pas pousser I’hypocrisie - cette meme hypocrisie qu’il pretend 
violemment denoncer - jusqu’a s’abriter derriere des mots: il faut 
envisager en realiste ce qu’ils peuvent cacher et, dans le cas qui nous 
occupe, les resultats de cette petite investigation ne different guere. 
Quant aux tortures et aux precedes de liquidation collective, notre 
eminent professeur semble vouloir en imputer a tout prix, depuis 
Ics lois huinaines dc Solon, rinitiativc aux Allcmands; mais sans 
remonter aux croisades ou aux guerres de religion, revenons une 
fois de plus a ce 1789 qui Pobnubile. Monsieur Marrou a-t-il voulu 
oublier que, malgre les beaux principes des droits de I’hoimne 
qu’eUes avaienlposes, les assemblees d'alors n’eurent guere de scru- 
pulcs a rccourir a la terreur et a tout ce qu’ellc impliquait, aux 
executions sommaires et aux noyades collectives. Cette fagon d’es- 
sayer, par une certaine presentation de Thistoire, de convaincre le 
lecteur assez peu critique - et Dieu sait s’il y en a - pour y voir une 
demonstration scientifique, me semble peu compatible avec Pes- 
prit objcctif du ki'eisme. Jc nc puis que me rejouir du fait que, dans 
notre pays, on ait encore la kculte d’expiimer des idees personnelles 
- quoi qu’en pretende Monsieur Marrou - et qu’on y puisse sous- 
crire a des doctrines variees, qui ne sont pas necessairement compa¬ 
tibles avec Pinteret de la patrie qu’on pretend defendre. Mais il 
faut alors s’engager et avoir le courage de ses id6es, aussi nues, aussi 
crues soient-elles, sans essayer de les enrober d’un emballage simili 
scientifique a tromper le lecteur. Aujourd’hui, comme en 1789 et 
comme toujours, notre patrie ne se con^oit que par la place qu’elle 
peut occuper dans le mondc ct celle-ci, si cllc depend de notre 
rayoimement intellectuel et de notre economie, ne peut etre preservee 
que par nos soldats des convoitises etrangeres. La grandeur ntim- 
plique pas un martyr passif, mais au contraire un sacrifice dans 
Paction et un sacrifice a Paction et, partant, des injustices qui sont 


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Paroles de tortures 


aussi necessaires que certaiiies amputations lorsqu’im membre se 
gangrene. L’action doit etre rapide et exemplaire pour etre efEcace 
ct pallier Ics trahisons. La justice devient alors fatal oment injuste, 
car elle ne peut s' embarrasser de toutes ses lourdeurs coutumieres 
et doit etre sommairement menee. Si certains doivent en souffrir, 
e’est pour le bonlieur de la coimnunaute et de ceux qui viendront 
en suite. A-t-on raisonne autrement en Union sovietique lors des 
epurations successives, s’est-on embarrasse de sentiments avec les 
Allemands de la Volga, s’y apitoie-t-on sur les resistances des 
republiques musulmanes ? Est-il besoin de rappeler avec quelle 
elegance les Americams se sont evite les titres de colonialistes en 
liquidant les autochtones ? Et voila maintenant tous ces bons amis 
qui se posent en moralistes hypocrites, car notre seul tort, comme 
il a ete souvent dit, est d’avoir laisse une mer entre TAlgerie et la 
metropole. Mais cette mer, a I’ere de I’avion a reaction, est-elle vrai- 
ment un obstacle plus important que les Grands Lacs ou la 
Caspienne il y a cent ans ? Non, il faut se raidir; ce qui fait notre 
faiblesse, e’est surtoutune sensiblerie trop contagieuse etparfois 
trop de paresse, parce que trop de lachete. On sombrerait volon- 
tiers dans la tacilite, quand bien ineme elle impliquerait I’esclavage, 
car nous avons, depuis quelque temps deja, perdu le sens de Thon- 
ncur, il suffit de regarder autour dc nous pour s’en convaincrc. Ce 
phenomene parait normal iorsque le niveau de vie d’une commu- 
naute s’eleve plus vite que son sens civique, parce que des masses 
populaires qu’on a neglige d’eduquer convenablement sur le plan 
politique, arrivent a submeiger de leurs flots ces vertus aujourd’hui 
rares que preservait nagu6rc une aristocratic de plus cn plus en 
declin: la fierte, I’honneur, et partant la bravoure et le mepris de 
la mort. Voila surtout en quoi le moral du pays est atteint; pour le 
reste, les palabres d’historiens sont inutiles et meme nefastes : il 
faut d’abord agir, car, en definive, e’est toujours faction qui 
construit I’histoire, les idees n’etant qu’un catalyseur qu’on retrouve 
ensuite. Les peoples qui ont grand! sont ceux qui ont d’abord 
commis des crimes et des injustices avant de s’interroger. Sans 
remonter a I’Antiquite, aucun grand pays actuel n’echappe a cette 
regie : que scrait aujourd’hui I’Amerique si elle avait laisse aux 
Indiens leurs terres et leur mode de vie! Loin de moi le desir de justi- 
fier ces inhumanites, mais il faut savoir ou on veut aller et des 
lors, seul le but doit compter. En outre, face a des gens dont I’ideal 
democratique consiste a bruler des hopitaux et des ecoles, et dont 


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Parolas de iortures 


le courage se manifeste notamment en egorgeant des femmes, des 
vieillards et des enfants, la iaiblesse ne saurait payer que centre nous- 
rncmes, alors que le temps travaille deja contre nous. Tl faut demeurer 
fennes et ne pas s’etonner si, dans une lutte a mort, Thomme rede- 
vientunprimitif sauvage: parce que e’est sa seule chance de survie. 

Maintenant, je ne sais si Monsieur Marrou a ete mele aux 
resistants, mats il fait a ceux-ci une grave injure en leur compa- 
rant les fellaghas : car les jeunes de chez nous avaient assez 
d’ideal et d’honneurpour ne s’attaquer qu’aux soldats... Libre a 
chacun d’etre detaitiste, mais qu’il le garde en lui. Sinon il devient 
presque un deserteur et il n’y a plus qu’un pas pour le separer du 
traitre. Tl n’y a pas si longtemps encore, il n’en fallaitpas davan- 
tage pour etre fusille. Il y a encore des pays ou il n’en faut pas plus 
- et ce moyen assez brutal et arbitraire de defendre I’interet de la 
patrie, il ne me semble pas plus « infect» que certains moyens 
qui visent a abaisser a tout prix la grandeur de la France, par une 
politique de « contagion de la renonciation ». 

Je vous prie d’agreer, M. le directeur, I’assurance de ma consi¬ 
deration distinguee. 

M.U. 


9 AVRIL 1956, LETTRE DE H.D. AU DIRECTEUR DU JOURNAL LE 
Monde 

Les lecteurs du Monde, dont un bon nombre decouvrent les 
«lahoratoires de torture », sont portages entre la tristesse et 
I 'indignation devant les faits relates par le professeur Marrou, 
un sentiment de manipulation face aux mises au point « offi- 
cieiles » des autorites, et une crainte d’affaiblissement de la 
France. Ainsi, I'affaire du « sac de Tebessa » divise Vopi¬ 
nion, tant les informations donneespar les deux camps diver¬ 
gent. De part et d'autre, on est convaincu que « la patrie est 
en danger ». 


Nice, 9 avril 1956 

Monsieur le directeur, 

Je viens de lire sous la rubrique reservee aux libres opinions 
les tres impressiomiantes reflexions de Monsieur le professeur 
Henri Marrou, intilulees « France ma patrie »... Je relis encore, 


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Paroles de tortures 


attriste, partageant T indignation de votre collaborateur par occa¬ 
sion. Comment les affirmations de M. Marrou signalant a quel 
point « le moral du pays est attcint » ne revolteraicnt-clles pas 
le coeur et la conscience de tout Fran 9 ais ? 11 ne s’agit en effet de 
rien de moins, partout en Algerie, que de veritables laboratoires 
de torture avec baignoire electrique, et meme tout ce qu’il faut, 
puisqu’oTi ne peut eviter de parler de Gestapo. C’est d’autant 
plus affligeant que Monsieur Marrou vient d’insister sur les 
horreurs revelees seulement par la presse etrangere du « sac de 
Tebessa ». Ainsi devrions-nous porter toute la honte de represailles 
affieuses exercees {Le Monde du 31 mars) sur un quartier de 
Tebessa furieusement botnbarde et incendie, « les habitants 
affoles quittant leur demeures en hate » pour « echapper a la 
mort » mais se trouvant bientot « encercles », horrible forfait 
qui motive la question posee par finlbrmateur auquel se refere 
Monsieur Marrou dans son allusion au « sac de Tebessa » : 
certains elements de Tarmce pcuvent-ils impuncment entre- 
prendre des operations d’une envergure telle que les civils, les 
innocents, les femmes et les enfants en sont les premieres, voire 
les seules victimes ? 

Oui, une grande peine tres humiliante doit nous etreindre, et 
Monsieur le professeur Marrou le signifie bien quand il denonce 
justement dans ces agissements criminels les moyens infects 
par lesquels on ne saurait defendre « une noble cause ». Mais 
encore sur cette vive impression, je prends connaissance d’une 
mise au point officielle inseree pres de cette diatribe ulcerante, 
a la mcinc page. II en r^sultc qu’aprcs I’assassinat d’un sous-offi- 
cier de la legion, une patrouille qui se trouvait a proximite est 
intervenue et a fait feu sur des suspects qui n’avaient pas repondu 
aux sommations. Deux fuyards ont ete tues, ce qui est sans 
comparaison avec les 300 morts et les 1 000 blesses annonces 
par certains joumaux. On declare olTiciellement, en outre, que 
toutes mesures utiles avaient ete prises pour eviter une efferves¬ 
cence parmi les legionnaires a la suite de cet assassinat. C’est 
bien different de tout ce qui a ete rapporte concemant ce « Sac 
de Tebessa », le bombardement, Tincendie, les tueries tclles quo 
les « premieres victimes », les seules victimes ont ete « les 
feimnes et les enfants ». C’esttellement different que Ton juge 
fort inoderees les hautes autorites locales quand elles declarent 
que cette affaire a ete considerablemenl grossie. On en vient 


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Parolas de iortures 


alors a se demander si ce grossissement n’a pas porte egalement 
sur les autres affaires signalees par M. le professeur Marrou. 
Toutes CCS « abominations », ccs « demences concentration- 
naires » qui sont une honte pour le pays de la Revolution fran- 
gaise et de I’affaire Dreyfus. Monsieur Marrou s’expliquera sans 
doute apres avoir pris connaissance de la mise au point offi- 
cielle, ne voulant certainement pas encourir le reproche d’aider 
a la propagande qui se developpe si dangereusement en faveur 
de la guerre faite a la France par une renaissance, a I’exterieur, 
d’uii islamisme fanatique. Monsieur le professeur Marrou ne 
voudra certainement pas donner I’apparence meme d’un appui 
aux invraisemblables etbumiliantes intrusions de certains person- 
nages etrangers dans les affaires de la France, tel ce pretendu roi 
de Libye, chef de Senoussis de Foasis de Koufra, une des sectes 
africaines les plus fanatiques, de tout temps hostiles aux Frangais. 
Ce prete-nom invente par FAngleterre, quand il eut ete sage de 
laisser les Ttalicns continuer la mise en valcur dc la Tripolitaine 
et de la Cyrenaique. L’eminent professeur ne voudra pas que 
I’on puisse meconnaitre ainsi ses intentions et ses sentiments 
dans un moment ou, comme il le dit si bien : la patrie est en 
danger. Je vous prie de bien vouloir agreer, Monsieur le direc- 
teur, Fassurance de ines mcillcurs sentiments. 

H.D. 


10 AVKIL 1956, LETTRE D’AnTOIKE PROST AU DIRECTEUR DU 
.loijRNAL Le Monde 

IjB grand historien que va devenir Antoine Prost n ’a que 23 ans 
en 1956. C'est encore un tout Jeune norma lien qui ecrit au 
Monde son indignation contre la censure et la pivpagande 
utilisees par le gouvernement, et son refus dune « guerre 
immorale », pour appeler le journal d la luddite, 

Antoine Prost 45 rue d*Ulm Paris 

lOavril 1956 

Monsieur, 

Je me permets de vous envoyer un papier en vous demandant 
de bien vouloir le faire passer en libre opinion. La publication de 
Particle de M. Marrou m’a fait penser que vous aviez pris 


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Paroles de tortures 


conscience du pourrissement actuel de Topinion sur la guerre 
d’Algerie. Vous save^ aussi que seul Le Monde peut essayer de 
redresser la situation. C’cst pourquoi je me suis pcrmis de vous 
envoyer ce papier. Mais plus qu’a lui, je tiens a ce qu’il y ait un 
effort de lucidite, et je vous demande de croire que si vous en avez 
d’autres meilleurs qui aillent dans le ineine sens Je serais heureux 
tout le premier de les lire. Si vous faites passer cepapierj’aime- 
rais qu’il soit signe Antoine Frost eleve de I’Ecole nomiale supe- 
rieure, pour eviter d’etre ridicule en parlant comme intellectuel. 

Je suis egalement president de la federation des etudiants 
catholiques, ce qui donnerait un certain poids a ce papier dans un 
milieu restreint, mais je vous demanderais de n’en point faire etat 

J ’aurais cru manquer a mon devoir de conscience en ne disant 
pas pourquoi cette guerre est immorale. Pour le reste, je n’ai 
aucime susceptibilite. Je vous prie de voir dans cette demarche. 
Monsieur, I’expression de la haute estime en laquelle je tiens 
votrc journal ct de mes tres respectucux sentiments. 

Antuine Prost 


« Remonter la pente » 

Le succcs electoral du front rcpublicain a montre qu’il y a 
trois mois une partie de I’opinion frangaise, la majorite, etaient 
opposee a la guerre d’Algerie. Et il a suffi de trois mois pour 
que la situation se deteriore, non seulement en Algerie, ce qui est 
grave, mais aussi en France. Jour apres jour, nous avons assiste 
^ un« pourrissement »dc Fopinionpublique. Chaquejourdavan- 
tage, la France s’habitue a cette guerre. 

Or nous ne pouvons pas ne pas reagir avec force centre cet 
engourdissement maladif. Loin d’etre en effet le signe de la doci- 
lite d’un pays qui suit son gouvemement, il est I’effet d’une 
propagandc qui vise k Ic provoquer. La radio, la pressc concou- 
rent a nous dormer de cette guerre une image d’Epinal, dont le 
styleje m’excuse de le dire, mais cela est, rappelle etrangement 
celui de la presse et de la radio de Vichy en 1943 a I’egard des 
« rcsistants». On veut nous faire croire qu’il s’agit uniquement 
de bandits avec lesquels on ne saurait discuter, que ni la legiti- 
mite des buts que nous poursuivons, ni celle de la guerre par 
laquelle nous cherchons a les atteindre, ne saurait etre mise en 
doule. 


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Parolas de iortures 


Devant cette situation, si les intellectuels ne font pas leur 
devoir qui esL de chercher et de dire la verite, la confusion s’era- 
parcra dcfinitivemcnt des csprits ct tout effort de lucidite deviendra 
impossible. C ’est pourquoi nous voudrions ici rappeler certaines 
verites morales que I’on a tendance a oublier. 

1. Une nation qui s'abandonne a pratiquer la torture, qui 
permet implicitement les camps de concentration dans ses textes 
officiels et les realise, qui jette un voile sur les fails de repression 
collective, se retire par la meme le droit de sMndigner de la sauva- 
gerie de ses adversaires. Nous nous indignons avec force des 
precedes barbares avec lesquels des bommes sont quotidienne- 
ment abattus dans des fermes isolees par ceux qu’on appelle les 
rebelles. Quel mal avaient fait ces enfants de quatre ans dont une 
camera complaisante nous montre aux actualites le cadavre ? 
Mais, pour que nous ayons encore le droit de crier a la face du 
mondc rhorreurque nous inspirent detels actes, il fautque nous 
ayons nous-memes la tete haute et les mains nettes. 11 faut que nous 
luttions de toutes nos forces contre cette barbarie qui, par la force 
des choses, monte peu a peu dans notre camp. Nous resigner a des 
crimes revoltants qui se commettent en notre nom, e’est nous 
mettre au ban des nations civilisees, e’est renier cette tradition de 
respect de la personne et de la dignite humaine qui a fait notre gran¬ 
deur. Nous pourrons bien alors faire de beaux discours sur la 
civilisation occidentale. Pour ce qui est de nous, elle aura perdu 
son ame et ne sera plus qu’un squelette vide. L’enjeu n’est autre 
que I’etrc spiritucl dc la civilisation frangaise. 

2. La cause que nous defendons est-elle juste ? 

Ni en fait ni en droit LAlgerie n’est frangaise. Ni en fait, e’est 
trop evident, sinon ce ne serait pas la peine de faire cette guerre. 
Ni en droit. Sur quoi en effet se fonderait la France pour reven- 
diquer en droit la possession de 1’Algerie ? Sur la conquete ? A 
ce compte, I’Alsace-Lorraine eut ete allemande en 1913 et nous 
devrions admettre que la force cree le droit, ce qui est generate- 
menttenu pour uncopinion scandaleusc. Sculc, done, I’accepta- 
tion de la conquete peut etre a I’origine d’un droit. Nous pouvons 
en effet raisonnerpar analogic avec le droit civil. Si pendant 30 
ans I’occupation arbitraire d’un champ parquelqu’un qui n’en est 
pas le proprietaire n’est coniestee par personne, cette occupation 


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Paroles de tortures 


cree un droit. Mais il faut que cette occupation ait ete au tenne 
de noire droit« paisible », c’est-a-dxre que suivant le precis de 
droit civil (Dalloz 1950 p, 190) « celui qui s’empare par la 
violence de ia chose d’autnii ne merite pas la protection de la loi». 
La possession utile ne commence pour lui que du jour ou la 
violence a cesse, c’est-a-dire du jour ou le depossede a cesse de 
resister. 

En raisonnant par analogic, I’occupation de I’Algerie aurait 
donne a la France des droits sur ce pays si elle avait ete acceptee 
parlesAlgeriens. Orqu’il n’en ait rien ete historiquement, c’est 
ce que prouvent les nombreuses revoltes, de celles des Houled 
sidi Cheikh sous Napoleon 111 qui en tira comme lepon la poli¬ 
tique dite du Royaume arabe, premiere reconnaissance du fait 
national algerien, a celle de Guelina en 1946, en passant par 
celle de Mohamed Sidi Mokrani en 1871, celle de Bou Ilamama 
en 1881, cclle d’Abd El Krim cn 1921. Cette longue tradition 
montre bien que notre occupation n’a jamais ete acceptee. 11 
s’ensuit qu^elle ne saurait nous conferer aucun droit. En toute 
rigueur; la France n’a aucun droit sur I’Algerie. 

En revanche, les Fran^ais d’Algerie ont en Algerie des droits 
que nous pouvons et que nous devons faire respecter, lls ont un 
droit a Eexistence, et ce n’est pas un vain mot de le rappeler 
aujourd’hui. Us ont droit a un respect de leurs personnes et de leurs 
biens. lls ont droit de participer a la gestion et a la direction de 
la communautc ^ laquellc ils appartiennent et dans laquellc ils 
jouent un role capital. Ils ont droit a garder la culture et les tradi¬ 
tions franpaises qui sont les leurs. 

Ainsi done, si cette guerre poursuit comme but Tapparte- 
nance de EAlgerie a la France, elle se fonde sur un droit qui 
n’existe pas, elle ne saurait done etre autre chose qu’une guerre 
injuste. Etnous pensons que c’est le cas, dans la mesure ou le refus 
de reconnaitre le fait national algerien n’a pas d’autre significa¬ 
tion. En revanche, si elle s’assigne comme tache la defense des 
droits des Fran pais d’Algerie, elle peut etre considcrce comme 
legitime. 

3. Pourtant la guerre a I’heure actuelle n’est pas legitime. 

En effet, pour qu’elle le soil, il ne sufTit pas que la cause 


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Parolas de iortures 


qu’elle poursuit soit legitime. La guerre est un moyen tellement 
violent, ses consequences sont si desastreuses, qu’on se doit de 
ne I’utiliser qu’cn dernier recours. 11 faut qu’il y ait d’autres 
moyens. Or lapreuve reste toujours a feire que les« rebelles» refii- 
seraient de respecter les droits des Frangais d’Algerie et d’en- 
tretenir avec nous une collaboration qui me semble etre I’interet 
politique de la France. Tout esL fausse apartir du moment ou Ton 
exclut a priori la reconnaissance du fait national algerien. Au 
lieu de nous placer sur un terrain solide, celui des droits des 
Fran 9 ais d’Algerie, nous nous pla 9 ons sur un terrain ou notre 
droit n’existe pas. C’est se moquer de nous que de dire que les 
conditions d'un cessez-le-feu seraient inacceptables. T1 faut 
d’abord se placer sur le terrain ou nous sommes surs de notre 
droit et tenter une prise de contact. Si ces conditions etaient vrai- 
ment inacceptables, incluaient par exemple I’expulsion de tous 
les Fran 9 ais d’Algerie, il faudrait le dire, la guerre alors seulement 
juste s’engagerait dans un tout autre climat. La guerre est une 
chose si terrible, les haines qu’elle accuraule mettent si long- 
temps a s’effacer, qu’il serait criminel de nous y engager - nous 
y sommes, helas - sans avoir la certitude que nous ne pouvions 
I’eviter. 

T1 est a souliaitcr que Topinion publique remonte la pente de 
Toubli et de la lethargie pour prendre conscience des dimensions 
morales de ce qui s’accomplit. Le devoir des intellectuels est 
aujourd’hui, enune epoque et dans une situation plus qu’aucune 
autre confuse, une resistance morale. 

Antoine Prost 


11 AVRiL 1956, L’HumNiTE 

Le journal communiste L’Humanit6, tres en pointe avec 
L’Observateur et Le Monde dans la denoncialion de la torture, 
relate dans ses colonnes la reaction du pouvoir politique et mili- 
taire d la prise de position publique deMaiTou : une informa¬ 
tion ouverte pour « participation d des entrepriscs de 
demoralisation de Varmee » et une perquisition d son domi¬ 
cile. L’Humanite public egalement une prise de position de la 
figure de proue des intellectuels de gauche de I ’epoque, Jean- 
Paul Sartre, fervent anticolonialiste, qui ecrit, notamment 


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Paroles de tortures 


dans Les Temps modemes, de nombreux articles vigoureuse- 

mentpolemiqnes contre la guerre d’Algerie. 

« Bourges-Maunoiiry fait perquisitionner chez le professeur 
Henri Matron » 

Comme nous Tavions annonce dans nos demieres editions 
d’hier matin, des inspecteurs de la DST ont perquisitionne dans 
Tapres-midi de lundi au domicile du professeur Henri Marrou, 
a Chatenay-Malabry. 

Ces perquisitions policieres, ou le ridicule se mete a Todieux, 
avaient ete ordonnees par le juge dMnstruction militaire en vertu 
d'une information ouverte, sur instruction du ministre de la 
Guerre Bourges-Maunoury, pour « participation a des entre- 
prises de demoralisation de Tarmee ». 

Les policiers interrogerent le professeur Marrou pour savoir 
quels documents il avait utilise pour ecrire Tarticlc public dans 
Le Monde et Teminent universitaire de repondre : « ma propre 
cervelle ». Inutile de souligner que les recherches des policiers 
s’avererent entierement vaines et que, fouillant dans la biblio- 
theque du professeur, ils ne trouverent en fait de documents que 
des ficlies sur les peres de T'feglisc ! 

Le professeur Marrou est en effet specialiste en Sorbonne de 
Thistoire ancienne du christianisme. Commentant cette nouvelle 
mesure de repression, M. Beuve-Mery directeur du Monde ecri- 
vait hier: « pourquoi des lots ces brimades qui ne peuvent qu’af- 
faiblir Tautoritc du gouvemcment! Si elles ne paraisscnt pas 
simplement ridicules elles peuvent faire craindre en effet que 
sous le couvert et a la faveur des evenements d’Algerie ne se 
developpe en France quelque tenebreux complot contre nos 
libertes publiques. Si minime que puisse etre Tincident au regard 
du sang verse et de Timportance des d6cisions k prendre, on 
aimerait que le conseil des ministres en fut saisi demain. Multiplier 
a tort et a travers des mesures d’intimidation pourrait bien n’etre 
aussi qu’une tres efiicace et tres dangereuse entreprise de demo¬ 
ralisation ». 

Jean-Paul Sartre : « Je vous fais part de mon indignation 
contre cette atteinte aux libertes democratiques. Ces atteintes de 
plus en plus nombreuses, auxquelles nous assistons sont la preuve 


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Parolas Je iortures 


que la guerre d’Algme est une veritable maladie qui peut conduire 
la France au fascisme. » 


11 AVRIL 1956, LETTRE DE G.M. AU DIRECTEUR DU JOURNAL 

Le Monde 

L’ouverture d’um instt'tiction judiciaire, la mobilisation de 
la police, transforment une prise de position d'intellectuel en 
une « affaire », au sens de I 'Affaire Dreyfus. G.M. exprime avec 
ironie son incomprehension, son accablement, devant I 'atti¬ 
tude de I'Etat. 


Suresnes, le 11 avril 1956 

Monsieur le directeur, 

J’apprends TpaiLe Monde aujourd’hui la perquisition effec- 
tuee au domicile de M. Henri Marrou, au sujet de son article 
du 5 avril dernier. Desolante sottise, oui. Demoralisation ? Oui, 
egalement. Mais c’est chacun d’entre nous qui finit par etre 
demoralise. Je me demande ce qu’ontpens6 les inspecteurs de 
la DST quand M. Marrou leur a dit qu’il avait tire le texte de 
son article dc « sapropre ccrvcllc ». La police a tellcmcntpris 
rhabitude de ne plus voir dans une tete que cet objet plus ou 
moins spherique sur lequel on frappe a coups de matraque... 
Et I’on comprend tres bien qu’ils aient tenu a fouiller scrupu- 
leusemenl pendant plus de deux heures la bibliotheque et les 
classeurs du cclebrc historicn. Car e’est depuis toujours que M. 
Marrou a des idees subversives. Pensez done que le fait d’avoir 
consacre la majeure partie de son temps pendant des annees a 
saint-Augustin, qui rappelons-le etait iin Nord-Africain, ne 
pouvait que le predisposer facheusement a defendre les interets 
d’un pays qu’il a I’avantagc, lui, d’aimer vrainicnt ct de bien 
connaitre. Maintenant, si quelqu’un s’etoime que I’on puisse 
encore sortir quelque chose de sa propre cervelle sans etre 
historien ni professeur a la Sorbonne, qu’il lise certaines lettres 
ecrites a leurs families par des militaires sejournant actuelle- 
ment en Algerie ; sans aller si loin, qu’il ecoute des conversa¬ 
tions des militaires qui, le soir, a Paris, prennent les derniers 
trains de banlieue pour regagner leur caserne. Chacun d’entre 
nous, chaque jour, a un peu de ces choses-la dans la tete. Et beau- 


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Paroles de ioriures 


coup d’autres... Mais, les publier, ce serait eflectivement 
« participer a des entreprises de demoralisation de I’armee ». 

Croyez, Monsieur le directeur, en mes sentiments respcc- 
tueux. 

G.M. 


11 AVRIL 1956, LETTRE DE P. DE S. AU DIRECTEUR DU 
JOURNAL Le Monde 

Au contraire de la lettreprecedente, P, de S., habitant d ’Oujda, 
ecrit au Monde pour lui reprocher d’ouvrir scs pages aux 
propos d’intellectuels anticolonialistes. C’est toute la ques¬ 
tion de la responsabiliie ei de I ’engagement des Journaux 
d 'opinion qui est id posee. A I 'indignite des mdhodes utili- 
seespour la repression, ce lecteur oppose celle des actes des 
Algeriens. 


Oujda, le 11 avril 1956 

Cher Monsieur, 

II est extremement regrettable que Ton n’ait pas retrouve chez 
M. Marrou quelqucs fichcs se rapportant a ccs plaintes eontrc les 
baignoires perfectionnees et que cet eminent historien, habitue 
cependant a la critique des textes, ait tire son texte de sa propre 
cervelle. 

En fait, ce n’est pas M. Marrou qui est coupable : il est bien 
librc en petit comitc de Fesprit de mettre en accusation plus ou 
moins vague une administration ou des militaires que separent 
de lui quelques milliers de kilometres, et qui exercent dans un pays 
ou il n’a peut-etre jamais mis les pieds. Comme 39 millions de 
Frangais sur 40, il croit dur comme fer que nous sommes des 
cxploitcurs ct des barbarcs, les Arabes 6tant tous, par contre, dc 
loyaux successeurs de Femir AbdeUcader. Il ne constitue done pas 
tme exception, et on ne comprend pas a cet egard la perquisition 
de la police, qui ne semble pas mieux eduquee en France qu’en 
Afrique du Nord. 

La veritable question est de savoir si la presse dite d’opinion, 
surtout lorsqu’elle fait profession d’objectivite, n’est pas, elle, 
coupable d’accueillir sans controle (coimne elle le ferait pour la 
publicite d’un produit pharmaceutique) et de publier en tres 


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Parolas Je iortures 


boime place des appreciations et des commentaires qui relevent 
pour le moins de la difFamation. 

On vient d’enlevcr trois colons et lours femmes dans la region 
de Taza, vous le savez. Vous savez egalement que la femme d’un 
instituteur, egalement enlevee, a ete I’objet du viol, dans la boue 
et sous la pluie au cceur de la montagne, de quatre valeureux 
rebelles. Vous n’ignorezpas non plus qu’il resulte des declarations 
des interesses que les mechtas ou se sont refugies les ravisseurs 
etaient de connivence avec eux. Dans ces conditions, que pensent 
M. Marrou et Le Monde qui lui ouvre sa tribune, d’une expedi¬ 
tion punitive sur ce douar ? Est-ce de la repression collective et, 
sous pretexte d’une humanite a sens unique, va-t-on encourager 
par rimmunite la generalisation de ces violences et de ces compli- 
cites, comme cela a d’ailleurs ete fait en temps utile en Algerie ? 

A Mamia, un indigene jette une grenade dans une salle de 
cinema bourree d’Europeens et de musulmans ; 8 morts, 30 
blesses. On s’cmparc de lui: il a des complices. Va-t-on une fois 
de plus jeter les hauts cris sur les droits de la defense, mobiliser 
M. Nouveau de la Villedary et Maitre Maurice Gargon [avocat 
celebre, grand defenseur de la presomption d’imiocence] pour 
donner pendant un an une instruction qui revelera que ce n’est pas 
de la main droite mais de la main gauche que la grenade a etc 
lancee, etc. et que les eclats ont ete repercutes par les parois de 
la salle ? 

Allons, treve d’hypocrisie ! Nous avons assez pour notre part 
de ses references au maquis et a la resistance ! [...] Nous livrons 
une guerre impitoyablc: voil^ la rcalit6. Et e’est au moment ou les 
bandits dechaines commencent a sentir le vent de la deroute, e’est 
au moment ou des populations entieres se rassemblent peureuse- 
ment sous notre aile en nous demandant de les proteger, e’est a 
ce moment-la Esprit, L Express, Le Monde du fait meme de la 
haute quality intellectuelle et protessionnelle de sa direction et de 
sa redaction, porte sa responsabilite, bien plus lourde que celle 
des torchons designes a la mefiance des honnetes gens. 

Veuillez agreer, cher Monsieur, I’expression de ma deferente 
consideration. 

P. de S. 

Nota: je suis des lecteurs qui ont ecrit au professeur Marrou. 
Aux donnees positives d’appreciation queje lui ai foumies, j’ai 


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Paroles de ioriures 


joint des infonnations et des documents. Mais, helas, c’est de sa 
cervelle et non de la realite qu’il tire ses textes. Un beau sujet d’en- 
quete pour Le Monde : qui et combien sont les feodaux alge- 
riens et comment s’exerce leur feodalite ? C’est avec une curiosite 
reelle que je lirais ce grand reportage. 


15 AVRIL 1956, LETTRE DE BERNARD ROUSSET AU 
DIRECTEUR DU JOURNAL LE MONDE 

Bernard Rousset, professeur emerite de philosophie d 
rUniversite de Picardie, a public des etudes sur Spinoza, 
Kant, Hegel, et poursuivi des recherches en histoire de la 
philosophie. Son opposition d la torture et aux « moyens 
infects » utilises par les forces de I ’ordre frangaises decoule 
de ce que represententpour lui la France et la notion de civi¬ 
lisation. 


Paris, le 15 avril 1956 

Monsieur le directeur, 

Au moment ou votre journal connait une situation « deli¬ 
cate »Jc voudrais vous fairc partdc mes encouragements et de 
la conflance d’un de vos lecteurs. Je tiens a faire quelques remar¬ 
ques sur r article de M. Bourges-Maunoury repondant dans 
votre numero du 15-16 avril. Celui-ci ecrit;« Quand je vois que 
M. Marrou a parle de moyens infects, je dis que pas un seul 
soldat ne peut admettrc ccttc imputation dans sa gdneralitc ». 
Meme si les incidents de Tebessa, i’affaire d’Ai'n Abid, meme 
si les ratissages - et Ton comprend le sens de ce mot depuis 
Taffaire de Cap Bon' - ne sont que des exceptions que Ton ne 
saurait generaliser, nous n’en avons pas moins a nous elever 
centre de tels faits : les moyens infeets ne sc jugent pas scion les 
lois de la statistique. 

Sans compter que de tels faits sont peut-etre le meilleur moyen 
pour rallier la population aux revoltes, il est evident qu’ils font 
perdre tout sens a ce qu’est pour nous la France, a ce qu’est pour 
nous la notion de civilisation. 

1. Repression nien^e par Tarmee frangaise en Tunisie en janvier-f^vrier 
1952, causant plusieurs eentaines de morts. 


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Parolas Je iortures 


Mais n’oublions pas la syinpathie que nous avons eprouvee 
pour les ecrivains et intellectuels allemands qui ont eu le courage, 
au prix de I’exil, de denoncer les crimes nazis. N’oublions pas 
surtout que nous avons condanme le silence de la population alle- 
mande devant le racisme; que nous avons condamne les soldats alle- 
mands et alsaciens pour leur obeissance a leur chef a Oradour. La 
logique exige que M. Bourges-Maunoury refasse faire le proces de 
ces soldats pour les rehabiliter: car, n’est-ce pas,«I’obeissance », 
selon son expression,« est la condition de Texistence d’une armee ». 

Pourrait-on rappeler egalement a M. Bourges-Maunoury que 
nous n’ecrivons pas cela dans le eonfort de notre conscience peu 
informee ? Si celle-ci est peu informee, n’est-ce pas a cause de 
la quasi-censure quiregne a Alger ? Et qu’ils sachent que la lud¬ 
dite, quand bien meme elle serait dans rerreur, qu’exigent eux- 
memes Messieurs Bourdet, Marrou ou Mauriac est tout au 
contraire du eonfort. 

On pent enfin nous presenter Taction militairc actucllc comme 
indispensable : cela est peut-etre vrai helas ! Mais nous avons a 
nous demander Taction positive qui suivra cette « pacification » 
et nous avons a nous demander si celle-ci, du tait des moyens 
qu’elle emploie « quelquefois », ne rendrapas impossible et vide 
de sens Taction positive vaguement envisagee pourun fiiturplus 
ou moins lointain. 

Veuillez agreer, Monsieur le directeur, Tassurance de mes 
sentiments distingues. 

Bernard Rousset, professcur de philosophic 


PrINTF.MPS I 956, TF.MOTGNAGF, PFRSONNFF. DF jFAN-Cr.AUDF 

Kessler 

Jean-Claude Kessler a 21 ans en 1956.11 est sous-officier au 
4“^ DIM (infanterie) en Oranie. Son unite opere sur I ’ensemble 
de la zone de I 'Est-Oranais en couvrant les secteurs de Tiaret, 
Frenda, Saida, Vialar, Trezel et Aflou. La violence du FLN, 
aveugle et odieuse, frappe les Europeens, comme d’ailleurs les 
musulmans. 

Alors que je me trouvais avec mon unite en Oranie, nous etions 
charges d'assurer la protection de femmes isolees et au cours de 


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Paroles de ioriures 


la joumee nous passions les voir afin de les rassurer. Je me 
souviens en particulier d’une famille de cultivateurs dont la 
ferme n’etait qu’a une vingtaino de kilometres de notrc base, 
elle etait composee du pere, de la mere et de quatre enfants dont 
I’ainee, une fillette de quatorze ans et le dernier age seulement 
de quelques mois, ils avaient installe sur le toit une sir^e a air 
comprime qu’ils devaient declencher en cas d’attaque. Je me 
souviens de cette nuit ou le hurlement lugubre de la sirene semblait 
nous dire : « depechez-vous ». 

Je veux vous raconter ce que nous avons retrouve a notre 
arrivee : la grange etait en feu, dans la cour la fillette etait au 
sol, morte et entierement devetue, apres 1’avoir violee ils lui 
avaient tranche la tete et deposee entre ses jambes nues. Mes 
hommes et moi etions petrifies, incapables de bouger, le plus 
jeune du groupe a vomi et a refuse d’aller plus loin. 

Nous nous sommes diriges vers I’entree de la maison et la, dans 
la grande piece qui servait de sejour, j’ai decouvert ce qu’on 
appelle I’horreur, le pere etait etendu pres de la grande table qui 
occupait le centre de cette piece, son visage, les yeux grands 
ouvert disaient encore sa souiifance et sa bouche entrouverte 
avail vainement tente de prendre un peu d’air quand ils I’ont 
egorge, son pantalon etait rabattu sur ses chaussures. 

11 etait emascule et il y avait du sang partout sur le sol. 

Sur la grande table gisait sa femme, la jupe retroussee sur sa 
poitrine, une grande plaie allant du pubis jusqu’a la taille et 
par ou s’echappaient ses visceres qui pendaient le long de la 
tabic. 

Un peu plus loin sur le sol, une « bouillie » sanguinolente qui 
de prime abord ne ressemblait a rien, etait en fait les deux garqons 
sur qui les terroristes s’etaient acharaes probablement a coup de 
barre transformant leur tete en une espece de galette rouge dont 
la cervelle striait de blanc cette flaque. 

Enfin je dois raconter aussi comment nous avons decouvert 
le quatrieme enfant. Un bebe d’une quinzaine de mois, comment 
decrire la scene tant cela est hideux, dans la cheminee eteinte ils 
s’etaient servi du tourncbrochc pour cmpaler I’cnfant, la pique 
qui traversait son corps ressortait pres du cou, sa tete pendait et 
ses mains touchaient les cendres du foyer. 

II flottait dans la piece une odeur fade, et je sais a present ce 
que Ton appelle I’odeur de la mort; les corps etaient encore 


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Parolas Je iortures 


chauds preuve que le massacre venait d’avoir lieu, les *** ne 
devaient pas etre bien loin. 

Nous avons roulc Ics cadavres dans nos toilcs de tentes afin de 
les ramener a notre camp, et j’ai du persomiellement retirer la 
pique qui empalait le bebe car les hommes qui m’accompagnaient 
out refiise de toucher le petit corps meurtri et je ne voulais pas, 
par respect pour cet enfant dont le seul crime avail ete de naitre 
europeen, que d’autres le voient. 

Peut-on imaginer que des etres humains puissent commettre 
de tels actes au nom d’une quelconque ideologie sans devenir 
eux-memes des animaux. 

Jean-Cl aade K ks s i ,k r 


UEMBUSCADE DE PALESTRO 


4 AVKIL 1956 , LETTRE OUVERTE A LA PRESSE D’HENRI MaILLOT 

Henri Maillot est un employe du journal Alger Republicain, 
militant communiste comme son pere. Rappele sous les 
drapeaux en 1955, le lieutenant Maillot deserte le 4 avril 1956 
avec un camion d'armes qu’il remet aux moudjahidins. 132 
mitraillettes, 140 revolvers, 57 fusils et un lot de grenades 
viennent enrichir lepotentiel militaire de la resistance. Henri 
Maillot, devenu « Vofficier felon » pour lapresse coloniale, 
est condamne d mart le 22 maipar le tribunal militaire d 'Alger. 
Activement recherche, il meurt le 5 juin 1956 au cours d'un 
combat contre les miliciens du hachagha Boualem et les soldats 
frangais. Les armes voices par le lieutenant Maillot vontservir 
aux moudjahidine qui organisent I ’embuscade de Palestiv en 
mai 1956. 

Uecrivain frangais Jules Roy, colonel d’aviation, ecrivait, il 
y a quelques mois: « Si j’etais musulman, je serais du cote des 
fcllaghas.» Jene suispas musulman, maisjesuis Algcriend’ori- 
gine europeenne. Je considere TAlgerie comme ma patrie. Je 
considere que je dois avoir a son egard les m&nes devoirs que tous 
ses fils. Au moment ou le peuple algerien s’est leve pour liberer 
son sol national du joug colonialiste, ma place est aux cotes de 


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Paroles de ioriures 


ceux qui ont engage le combat liberateur. La presse colonialiste 
crie a la trahison, alors qu’elle public et fait siens les appels sepa- 
ratistes dc Boyer-Bance. Elle criait aussi a la trahison lorsque, sous 
Vichy, les officiers fran 9 ais passaient a la resistance, tandis 
qu'elle servait Hitler et le fascisme. En verite, les traitres a la 
France, ce sont ceux qui, pour servir leurs interets egoistes, dena- 
turent aux yeux des Algeriens le vrai visage de la France et de son 
peuple aux traditions genereuses, revolutionnaires et anticolonia- 
listes. De plus, tous les hommes de progres de France et du 
monde recomiaissent la legitimite et la justesse de nos revendi- 
cations nationales. Le peuple algerien longtemps bafoue, humilie, 
a pris resolument sa place dans le grand mouvement historique 
de liberation des peuples coloniaux qui embrase FAfrique et 
FAsie. Sa victoire est certaine. Et il ne s’agit pas, comme 
voudraient le faire croire les gros possedants de ce pays, d’un 
combat racial, mais d’unelutted’opprimes sans distinction d’ori- 
ginc contre leurs opprcsscurs et leurs valets, sans distinetion de 
race. 11 ne s’agit pas d’un mouvement dirige contre la France et 
les Franpais, ni contre les travailleurs d’origine europeenne ou 
Israelite. Ceux-ci ont leur place dans ce pays. Nous ne les confbn- 
dons pas avec les oppresseurs de notre peuple. En accomplissant 
mon geste, en livrant aux combattants algeriens dcs armes dont 
ils ont besoinpour le combat liberateur, des armes qui serviront 
exclusivement contre les forces militaires et policieres et les 
collaborateurs, j’ai conscience d’avoir servi les interets de mon 
pays et de mon peuple, y compris ceux des travailleurs euro- 
p6cns inomcntancmcnt trompes. 

Henri NLmllot 


Palestra, le 18 mai 1956 : 21 militaires fran(;ais du 11/9^ RIC 
tombent dans me embuscade en Algerie. Un seiil d ’entre eux 
sera reirouve vivanL Quand le lieutenant Poinsignon, lieute¬ 
nant commandant la 5® compagnie du 11/9^ RIC, arrive sur 
leslieia, ildecouvreune veritable boucherie. Charge, le20mai, 
d’identifier les depouilles des malheureux, ll a le plus grand mal 
a reconnaitre les restes des hommes qu 'il avaitsous ses ordres. 
La nouvellefait I ’effet dlune bombe. « Palestra » devient rapi- 
dement synonyme de la violence cruelle de cetteguerre qui ne 
ditpas son nom. Alors que d ‘autres embuscades aussi meur- 


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Parolas Je iortures 


trieres touchent les troupes frangaises engagees pour ecraser 
les maquisards algeriens, leurs norm ne marquentpas I 'opinion. 
L Hmaginairefrangais ne retient que celui de Palestra, lie d la 
desertion et au vol d 'armes du lieutenant Maillot. 


27-28 MAr 1956, artici.k thu Journal o'Alger 

8mai 1956.Massacred’unesectioiid’appeles. 17morts dans 
les gorges de Palestro k la suite du vol d’armes par Taspirant 
Henri Maillot, membre du parti eommuniste. 


Mai 1956, nfeciT du lieutenant Poinsignon 

On s^etait achame avec une incroyable sauvagerie. Ce que 
nous avons vu ctait tel que j’ai dcmandc par ecrit un examcn 
medico-legal pour determiner les causes de la mort et si les muti¬ 
lations avaient precede ou suivi celle-ci. Je n’en ai jamais connu 
les resultats ; jen’ai meme jamais su si cette autopsie avait bien 
ete faite... Tortures a mort, les jeunes soldats ont eu les yeux 
crevcs... Les corps ont etc vidcs de leurs cntrailles ct bourres de 
cailloux. Le FLN leur a zebre les pieds a coups de couteau et leur 
a coupe les testicules... 

Lieutenant POIKSIGKON 
cite par Fernand Borde, Bulletin de liaision de I’Amicale 
des Troupes de Marine et Outre-Mer, n® 86 


22 MAI 1956, LETTRE DE P. D. AU DIRECTEUR DU JOURNAL LE 
Monde 

L’horreur de Vemhuscade de Palestro em.eul Vopinion, tel 
ce lecteurdu Monde, P. D., qui, depiiis la metropole, exprime 
en particulier son incomprehension face aux circonstances 
du drarne et au manque d'informations officielles precises. 

Salon, le 22 mai 1956 

Monsieur le directeur, 

L’etrange laconisme qui a entoure le massacre de la patrouille 


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Paroles de ioriures 


de Palestro a particulierement frappe nombre de vos lecteurs. 
Tout ce qu’on leur a permis de savoir, en dehors de Thorreur du 
massacre, c’est qu’il s’agissait d’unopatrouillc d’une vingtaine 
de jeunes soldats qui aurait du etre de retour au bout de quelques 
heures. Mutisme complet sur Teticadrement de cette patrouille; 
etant donne les dangers qu’elle courait, alors qu’elle etait 
composee de jeunes soldats, elle aurait du etre commandee par 
un officier experimente. S’il en avait ete ainsi, il est probable 
qu’un tel drame aurait pu avoir ete evite. Le meme mutisme a ete 
observe pour la patrouille de Senegalais massacree en partie aux 
environs de Fez. En verite, xme patrouille d’une vingtaine 
d’hommes estplutot une reconnaissance. 

Par ailleurs, on est en droit de se demander quelle mission 
elle avait re^u et quelles dispositions avaient ete prises par le 
commandement responsable pour assurer sa securite dans toute 
la mesure du possible, ear en fait il est bien peu d’exemples 
d’unc vingtaine d’hommes massacres silcncicuscment, en plcin 
jour, a si peu de distance de leur gamison. L’opinion a le droit 
d’etre renseignee et rassuree, car trop souvent il y a des legeretes 
et des insuffisances coupables, frequeinment sans excuses. 

Je vous prie de croire, Monsieur le directeur, a Texpression 
dc mes sentiments tres distingucs. 

P. D. 


27-28 MAI 1956, RfeciT DE Pierre Dumas, Le Journal 
D 'Alger 

Pierre Dumas, jeune appele arrive d Alger le 5 mai 1956, est 
envoy e d Beni-Amrane le 6 mai capture paries rebel les le 18, 
puis libere le 25. Le 26, il re(;oit la pmsse, allonge sur son lit 
d I’hopitalMaillot, couvert depansements: ilraconte I’em- 
buscade de Palestro el la Iragedie d ’Ouled Djerrah ou 17 
jeunes soldats de la coloniale trouverent la mort. 

Nous avions quitte notre cantonnement dc Beni-Amrane Ic 
matin vers 6 h 30. Toute la matinee, la progression s’est deroulee 
normalement sans aucun incident. Vers 11 h 15, nous sommes 
arrives dans le secteur d’Ouled Djerrah. Le sous-lieutenant Arthur 
marchait en tete. Nous suivions en colonne, a une dizaine de 


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Parolas Je iortures 


metres les uns des autres. Nous venions d’entrer dans un petit 
col, quand les premiers coups de feu onl retenti. Les attaquants 
etaient dissimules derricre des rochers qui surplombaicnt la piste. 
Avec des armes automatiques et des fusils de chasse, ils nous 
mitraillaient a 15 ou 20 metres. Des le debut, plusieurs d’entre nous 
sont tombes. Notre tireur au FM- a ete touche presque tout de 
suite. J’ai pris le FM et j’ai continue a tirer. Mais des coups de feu 
sont partis egalement derriere nous : d’autres camarades sont 
tombes. Les fellaghas sont apparus de tous les cotes a la fois. Je 
crois bien quc nous n’ctions alors quc cinq survivants: le scrgcnt 
Chorliet, blesse a la poitrine, le caporal-chef Aurousseau, blesse 
alajambe, le soldatLucien Caron, blesse aupoignet, enfin Jean- 
David Millet et moi-meme, qui n’etions pas blesses. Les rebelles 
nous ont entoures et desarmes. Ils etaient environ 30 a 35, tous 
en uniforme. Ils se sont mis a ramasser tout Farmement de la 
patrouille, ainsi que les equipements individuels. Les habitants 
du village sont arrives a ce moment-la et les ont aides a recu¬ 
peret notre materiel. Un demi-kilometre plus loin, nous avons 
fait une halte. Les fellaghas nous ont fouilles, nous prenant nos 
papiers et nos montres. Puis nous avons fait route vers un douar 
dont nous voyions les maisons a flanc de montagne. Le sergent 
Charliet et le caporal-chcf Aurousseau etaient de plus en plus 
epuises. Aussi, nos gardiens ont decide de les laisser dans le 
douar. Nous n’etions plus que deux : Millet et moi. Nous avons 
encore marche longtemps. Au cours d’une halte, nos gardiens 
nous ont fait manger. Ils semblaient etre assei: bien organises, et 
ils appclaient« mon lieutenant» Icur chef qui avait deux etoilcs 
sur ses epaulettes. Le soir, nous sommes arrives a la grotte ou 
nous devions etre retrouves. Nous y sommes restes du vendredi 
au mercredi. Nos gardiens n’ont pas ete trop durs avec nous. 
Nous mangions tres mal, et eux aussi. Unjour, ils nous ont obliges 
a ccrirc des lettres i nos families, pour fairc savoir quc nous 
etions prisonniers. J’ignore si ces lettres sont parvenues a desti¬ 
nation. Puis vint le jour ou la legion decouvrit les traces de nos 
ravisseurs. II y eut un combat tres violent auquel Millet, helas ne 
survecutpas. Puis Fhelicoptere estvenu me chercher. 

Pierre Dlim.<s 


2. Fusil mitrailleur 


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Paroles de ioriures 


1956-1957, DES RAPPELES TEMOIGNENT 

Creee en 1941, la Mission de France a forme de nomhrewc 
pretres ouvriers. En fevrier 1956, lespretres de la Mission de 
France req.oivent de nombreux lemoignages sur la torture, qui 
leursont envoyes par des soldats et des qfficiers de leurs amis, 
appeles ou rappeles en Algeria. Cespretres creent alors avec 
de nombreux intellectuels tels qu 'Henri Matron, Jean-Marie 
Domenach, Rene Remand ou Paul Ricceur le Comite Resistance 
Spiritiielle pour puhlier 24 lettres de jeunes recrues, pour la 
plupart pretres et aumoniers, sans leur signature, dans une 
brochure editee en mars 195 7par la Mission de France, « Des 
rappeles temoignent». Ce texte, publie au mime moment que 
Contre la torture de Pierre-Henri Simon, ne passe pas inapetxpi. 

2 juin 1956. Six heures. Embusuade qui fait quatorze morts 
GMPR. Les fellaghas s’enfuicnt par Ic nord-oucst [...]. Dix 
heures. Notre bataillon est alors entre en action. On a eu I’ordre 
de bruler les trois ou quatre villages situes dans la direction prise 
par les fellaghas. L’ordre a ete execute, inais nous prenions soin 
de faire evacuer les femmes et les enfants. Les hommes eux 
etaicnt tous en fuite. Quant aux villages plus cloignes (ou il 
n’etait pas possible de se rendre le jour meme), ils ont ete mitrailles 
par quatre avions de chasse et bombardes a la roquette. Les offi- 
ciers etaient cependant bien d’accord pour estimer que la bande 
etait deja loin dans la carapagne. 

[-] 

Corvee de bois : vieux terme qui nous vient de la guerre 
dlndochine: on dit au prisonnier, tu es libre, va-t-en, il se sauve 
et on Rabat d ’une rafale de mitraillette.« A ete abattu en essayant 
de s’enfuir.»[..Plusieurs jeunes soldats ont ete condamnes pour 
avoir refuse de participer a des « corvees de bois ». Motif: refus 
d’ouvrir le feu en presence de I’ennemi. 

[■■■] 

Certaines unites, creant aussi des services de renseignement, 
font venir quelques specialistes des interrogate ires, le grand 
risque etant la mort trop rapide des suspects interroges. Ou bien, 
la police judiciaire donne ses « trues ». 


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Parolas Je iortures 


[■■■] 

On demandait des volontaires pour descendre les gars qu’on 
avait tortures (comme ga il ne restait pas dc trace et on ne risquait 
pas d’histoires). Moi, je n’aimais pas ga. C’est vrai, vous savez: 
descendre un gars a cent metres dans le combat, ga ne me faisait 
rien, parce que le gars etant loin, on ne le voit pas trop. II est 
arme, et puis il pent se defendre ou se barrer au besoin. Mais 
descendre un gars comme ga, sans defense, froidement... non ! 
Alors je n’etais jamais volontaire et il est arrive que j’etais devenu 
le seul dans la section qui n’avait pas descendu « son » gars. On 
m’appelait la « p’tite fllle ». Un jour, le capitaine m’a appele en 
me disant: « Je n’aime pas les p’tites filles... Prepare-toi, le 
prochain sera pour toi! » Alors, quelques jours apres, on avait 8 
prisonniers qu’on a tortures, a descendre. On m’a appele et, devant 
les copains, on m’a dit: « A toi, la p’tite fille ! Vas-y ! » Je me 
suis approche du gars: il me regardait. Je vois encore ses yeux 
qui me rcgardaicnt... ga me dcgoutait... J’ai tire... Les copains 
ont descendu les autres. Apres, ga me faisait moins drole... C’est 
peut-etre pas du boulot tres propre; mais, au fond, tous ces gars- 
la, ce sont des criminels quand on y retlechit. Si on les relache, 
ils recommencent; ils tuent les vieillards, les fenunes, les enfants. 
On nc pcut quand memo pas les laisscr fairc ccla ... Alors, au 
fond, on nettoie le pays de toute la racaille... Ht puis ces gars-la, 
ils veulent le communisme, alors vous comprenez...? 

[...] 

S’il existe un jour un nouveau tribunal dc Nuremberg, nous 
serons tous condamnes : des Oradour, nous en faisons tous les 
jours. 

Caporal R., 2“ Bataillon Etranger Parachute 

Des rappeles temoignent, Clichy, Comite 
Resistance Spirituelle, mars 1957 


20 JUIN 1956, [.RTTRR DR G.B. AU DIRRCTRUR DU JOURNAL 

Le Monde 

Alors quese multiplient les temoignages edifiants relatant les 
horreurs de la guerre d'Algerie, les Frangais convaincus de 


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Paroles de ioriures 


«I ’ceu\>re remarquable » que realise I ’armee dans ces depar- 
tements frangais prennent la plume pour appeler Le Monde 
d faire connaitre cette « part de verite », article de journal alge- 
rien a. I'appul Le choix des mots prend tout son son sens : 
« guerre d 'extermination » jfour les uns, « guerre de pacifi¬ 
cation » pour les autres. L ’Ecole des Roches est une « ecole 
nouvelle », pronant la pedagogic active. 


Le 20 juin 1956 
Monsieur Beuve-M6ry, 
direeteur du journal Le Monde 

Monsieur le directeur, 

Je m’excuse de mon retard a vous envoyer cet interessant 
extrait d’un journal d’Algerie que nous adresse, ama femme et 
a moi, une de nos amies dont la famille est la-bas depuis quatre 
generations. II vous montrera quelle oeuvre remarquable et d’un 
esprit profondemcnt franqais realise la-bas notre armee. 

Puisqu’il s’agit, non pas d’une guerre d’extermination, mais 
d’une lutte pour la pacification de T Algerie, il me semble beau- 
coup plus utile de mettre en vedette cette teuvre pacificatrice de 
nos soldats que de proclamer, comme notre radio, le nombre des 
victimes de chacunc des bataillcs. 

Veuillez agreer, Monsieur le directeur, 1’expression de mes 
sentiments les plus distingues et fidelement devoues. 

f 

G.B., directeur general honoraire de I’Ecole des Roches 

« l^'juin 1956 

De notre envoye special 

Dans laplaine de Bone pacifiee, le rebelle a perdu pied. 

La lutte centre la misere et le chomage lui a enleve son pres¬ 
tige et sa clientele. 

Une zone est pacifiee ; elle retoume a ses origines, a son 
travail, a sa securite. La paix tran 9 aise etend ses bienfaits... 

On ne peut combattre le rebelle si Ton nc pacific pas ct Ton 
ne pacific pas si Ton ne combat pas le rebelle. Les deux actions 
vont de pair. Pacifier, e’est ramener a nous, par des moyens 
psychologiques, souvent differents, des populations qui avaient 
ete soustraites a notre influence. Pacifier, e’est aussi detruire tout 


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Parolas Je iortures 


element qui, par sa presence et ses actes, risque de compromettre 
cede politique de confiance. C’est conserver le bon grain el arra- 
cher rivraie, si cette ivraie veut toujours conserver son caractcre 
nuisibie. 11 ne faudrait pas croire que la pacification est toujours 
caracterisee par le gant de velours. II y a aussi la poigne de fer. 

On passe dans les carapagnes, dans les villages, dans les douars. 
On y transporte des haut-parleurs. On provoque des pluies de 
tracts. Les officiers tiennent de veritables assemblees. Partout, a 
tons on disait ceci: la France est ici chez elle. Par tous les moyens 
elle y restera. Mettez-vous bien cela dans la tete. La preuve : les 
enfants arrivent, ils arriveront encore, autant qu’il faudra. Fini le 
double jeu. Ou bien vous etes avec nous ou bien centre nous et 
vous avez tout interet a venir de notre cote. Nous ne partirons pas 
d’ici; avez-vous compris ? On commence a comprendre, mais pas 
tout a fait. C’est alors que le general Beaufre lance sa grande 
idee. Plus dc gourbis, un toit decent pour chacun : des chantiers 
s’ouvriront dans les quatre communes de la zone de pacification. 
On monte actuellement trois maisons par semaine. Tandis qu’au 
fiir et a mesure brulent les gourbis dans un feu de joie. 

Les families s’installentdans leur nouveau logemenl. Ces feux 
dc joie marquent aussi la fin d’un regne d’exploitation. Les taudis 
situes souvent siu des terres appartenant a des particuliers musul" 
mans se louaient entre 500 et 1 000 fr. par mois ? C’est 300 fir. par 
mois seulement que paieront pour un appartement les families 
recensees. Un jardin de 150 m^ entoure les maisonnettes. Ces 
chantiers ont repondu a un objectif immediat: resoudre le problemc 
du chomage. 1 500 chomeurs sont actuellement employes a des 
travaux dans la zone de pacification. Cette oeuvre de paix et de 
progres a eu plus d’effet dans la lutte centre le terrorisme qu’im 
tixd’artillerie. » 


Etb 1956, Jban Muller a sa famille, Temoignage 
Chretien DU 15 fevrier 1957 

Le sergentJean Muller a 25 ans en 1956, Cejeune rappele du 
contingent, anclen chef scout, membre de I ’equipe nationale 
route des Scouts de France, est tue dans I ’embuscade de I ’Oued 
Isser le 27 octobre 1956. Temoignage Chretien publie le 15 


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Paroles de ioriures 


fevrier 1957 un ensemble de lettres qu ’il avait envoyees d sa 
famille, revelantdes aspectsjusqu ’alors occultes de la guerre 
d'Algerie et impliquant les deux camps. La realite de la 
« guerre de pacification » est devoilee; des termes comme 
« corvee de bo is » ou « magneto » sont reviles au public. 
Cette dinonciation de la torture par un chef scout irrepro- 
chahle, mart au champ d’honneur, bouleverse les milieux 
politiques et intellectuels. 

n taut que je vous parle longuemeut des tortures. Quatre sous- 
offlciers et dix officiers avec une section de rappeles s’en char- 
gent. Motif: c’est le seul moyen d'obtenir des renseignements. 
Au camp de Tablat, il y a en moyenne cent-cinquante suspects 
internes que Ton questionne : courant de magneto aux parties et 
aux oreilles, station au soleil dans une cage grillagee, station a 
nu, a cheval sur un baton, pieds et mains lies, coups de nerfs de 
boiuf, coup dc la portc ; on coince la main et on appuic. [...] 
Deux de mes meilleurs amis restes a Seriet ont vu le colonel et 
deux commandants du 147® RCP qui questioimaient, assistes de 
paras, les Arabes qu’on leur amenait et qui etaient classes « 
suspects » : courant de magneto sur un homme que I’on arrose 
pour que cela « prennc bicn », coups de baton de 20 centimetres 
de diametre sur tout le corps, couteau que Ton enfonce petit a petit 
dans la chair, suspect balance dans le vide depuis un helicop- 
tere. Tous les suspects tortures ont ete emmenes par les paras, qui 
les ont liquides. Nous sonunes loin de la pacification pour laquelle 
nous avons etc rappeles. Nous sommes dcsespercs dc voir jusqu’a 
quel point peut s’abaisser la nature humaine. 

J’en ai vu suffisamment pour souhaiter la fin de cette guerre 
le plus tot possible, car notre place n’est pas ici. Les mots « paci¬ 
fication » et « retablissement de la confiance » ne sonl fails sans 
doutc que pour les manucls d’histoirc. Ceux qui croient en Dieu 
aiment la paix par-dessus tout. 

[...] 

J’ai rencontre hier un soldat de notre bataillon stationne 
ailleurs, et qui m’a raconte ce qu’il avait vu lors des fouilles de 
mechtas dans la region de Masqueroy. C’etait il y a dix jours ; 
les gendarmes etaient proteges par des soldats de sa compagnie. 
Coups de pied au visage, gosse de deux ans jete a terre, femmes 
brutalisees. Le dimanche soir, nous avons traverse le village de 


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Parolas Je iortures 


Taalha en flaimnes. Le 6 = RI y avail mis le leu car il y avail 
trouve des chemises kaki. 

Jean MuiJ..Kk, soldat du contingent 


9 JUILLET 1956, ORDRE MILITAIRE DU GEKERAL COMMANDANT 
LA 20" DT 

En 1956, alors que Vengagement des deux camps est consi¬ 
derable, I'armee frangaise donne d ses hommes des ordres 
clairs d'execution des « rebelles ». 

Je rappelle que si loul suspecl doil elre arrele, lout rebelle doit 
etre abattu sur place, en particulier tout individu arme ou tout 
individu cherchant a s’enfuir meme sans arme... Tout rebelle 
fiche ou rencontre doit etre abattu. 

Le g^n^al commandant la 20= DT 
cite par Patrick Kessel, Guerre d'Algerie, ecrits censurh, 
saisis, refuses 1956-1960-1961, L’Hamiattan, 2002 


OCTOBRE 1 956, TRXTE DU COMMANDANT D., ETAT-MA.)OR DU 

27" DIA Trzi-Ouzou 

On devrait trouver une autre formule pour la corvee de bois, 
au lieu de « a ete abattu en essayant de s’enfuir », car 9 a va finir 
par sembler suspect cn haul lieu. 

Commandant D., Rtat-Major 27' DTA Tizi-0u7ou 
cite par Patrick Kessel, Guerre d'Algeria, ecrits censures, 
saisis, refuses 1956-1960-1961, L’Harmattan, 2002 


26 Aoui 1956, El Zitouna 

A la violence des uns repond la violence des autres. Le journal 
El Zitouna est i 'organe des etudiants de la Grande Mosquee 
Zilouna, principale mosquee de la medina de Tunis, qui heberge 
encore dans les annees 1950 une grande universite islamique. 
Mes freres, ne tuez pas seulement mais mutilez vos adver- 


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Paroles de ioriures 


sairessurlavoiepublique... Crevez-leurlesyeux... Coupez-leur 
les bras et pendez-les... Soyez certains, mes freres, que les soldats 
qui verront Icurs camarades pendus a un arbre, avec un bras et 
une jambe en moins et un ceil creve, soyez certains, disais-je, 
que ces soldats laisseront a Tavenirpasser les caravanes d’armes 
et de provisions et se sauveront comme des rats. 


17 SEPTEMBRE 1956, LETTRE DE P. BaRAT-DUPONT AU 
MIKISTRE RESIDANT HN AlGERIE ROBER'I’ LAGOSTE, 

ENVOYEE EN COPIE AU DIRECTEUR DU MONDE 

Grand colon d 'extreme dwite, proprietaire, agriculteur indus- 
triel, P. Barat-Duponi a 'engage en politique pour denoncer 
des 1935 les mefaits du colonialisme economique de la metro- 
pole, qui compromettent le developpement de I 'Algerie : le 
poids de la dettepublique ctprivec, Vinaccessihilite du credit 
au petit et moyen commerce, d la petite industrie, d Varti- 
sanat, le delit d 'usure, la concurrence deloyale de la metro- 
pole. .. II reclame le developpement de I 'aviation commerciale, 
de la formation professionnelle et d'une industrie rendant 
r Algerie moins dependante. En 1960, il proposera que les 
Frangais d'Algerie negocient I'independance entre compa- 
triotes avec le FLN. Pour leproteger des exiremistes, le 
ministre Lacoste devra lefaire intemer, puis expulser. II expose 
id au ministre residant en Algerie (avec une copie au direc- 
teur du Monde^ les exactions commises par des « dements 
irresponsables » de Varmee frangaise etsa crainte qu 'elles 
ne suscitent la haine des musulmans algeriens centre la 
France. 


LaChiffa, le 17 septembre 1956 

Monsieur Robert Lacoste 

Ministre residant en Algerie 

Alger 

Monsieur le Ministre, 

J’ai rhonneur de solliciter un bienveillant examen de la 
situation dramatique qui se developpe dans notre region, et des 
faits incontroles qui sont a Porigine de I’angoisse, de la peur et 
de la panique la caracterisent. 


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Parolas Je iortures 


Le 25 aout 1956 vers 5 h 30, le nomme Hadj Iklilef Rabah 
Ben Rabah, 50 ans, pere de cinq enfants, dont un de 15 ans et quatre 
en bas age, faisait sa priere sur la dalle affectee a cet usage, devant 
le cafe maure de Sidi Madani, une dizaine de metres a I’ouest de 
la route nationale numero un « Alger-Laghoust». Toume vers I’Est, 
done face a la route, lorsque survint sur cette route une patrouille 
qui Tabattit d’une rafale de mitraillette. La patrouille assura son 
transport dans une ambulance militaire a I’hopital de Blida, ou il 
deceda sans avoir repris connaissance. La victime faisait sa priere 
avant de prendre la route pour se rendre a son travail a pied au 
village de La Chiffa. Tons, le maire de La Chiffa compris, s’ac- 
cordent a dire que c’etait un tres brave homme. 

Le meme jour, a la meme heure, une autre patrouille procedait 
a une rafle au hameau El Oued pres de Sidi Madani et y enlevait 
aux fms de controle plusieurs hommes dont Hadj Ikhlef Ben 
Rabah, le propre frere du precedent. II fut impossible a la mairie 
dc La Chiffa dc foumir la moindrc indication sur son sort jusqu’au 
mercredi 12 septembre au matin, lorsque cette mairie m’avisa 
telephoniquement que I’on venait de le trouver egorge de fiais dans 
les bois d’eucalyptus a proximite du nouveau pont et de la route 
de Toued Chiffa. 

Dcpuis Ic 23 aout, Ikhlef avait etc cntrc les mains des autorites 
miiitaires et c’est un cadavre a la gorge coupee de 20 jours que 
ces autorites remettent a la famille comprenant entre autres cinq 
enfants en bas age. 

La mairie de La Chiffa a ete comprehensive ; elle a foumi 
gratuitcmcnt le linceul pour rentcrrcment et 25 kilos de scmoule 
a i’oncle des deux victimes. Cet oncle est age de 70 ans. II a lui- 
meme trois enfants en bas age et maintenant la charge de huit 
enfants de ses deux neveux. 

Le 8 septembre 1956, une operation de controle fut entreprise 
sur les pentes nord du massif du Mouzais. Pratiquement tous les 
hommes valides de la region furent transportes et conduits a Ain 
Romana, d’ou ils furent relaches tard dans la soiree du samedi 8 
septembre. 

Le jeudi 6 septembre vers 16 h, le nomme Slimani Ben 
M’Hamed de Sidi Madani revenait par le car de Blida, ou il etait 
alle encaisser le produit de la vente de fagots. A sa descente du 
car a la station de Sidi Madani, il est avec plusieurs autres pris par 
une patrouille, fouille et embaxque sur un Dodge qui les a 


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Paroles de ioriures 


descendus jusqu’au point kilometrique 59 850, ou stationnait 
un char et ou se trouvaient deja une dizaine d’hommes atten¬ 
dant Tarrivee d’un GMC qui devait les transporter a Ain Romana. 
C’est alors qu’un des militaires prit Slimani BenM’Hamed et le 
conduisit a une centaine de metres plus has du talus, dans les 
lentisques. On entendit une rafale de mitraillette et, quelques 
instants apres, le inilitaire rejoignait seul le groupe des detenus 
plus morts que vifs. Quelques temps apres, le GMC arrivait et 18 
civils y etaient entasses. Conduits a Ain Romana, ils ne furent 
liberes que le sainedi soir et ils rejoignirent leurs foyers dans la 
nuit. Des la pointe du jour, le dimanche matin, les amis de Slimani 
informaient son frere de ce qui s’etaitpasse. Tls se rendirent sur 
les lieux et trouverent le cadavre dans les broussailles a I’en- 
droit indique. 

II etait reste la depuis le jeudi apres-midi. Ni famille ni mairie 
n’avaient ete prevenus et cependant les militaires responsables 
avaicnt traverse le village de La Chiffa pour se rcndre a Ain 
Romana. J’ajoute qu'a 100 m environ de Tendroit ou fut tue 
Slimani, un autre detenu fut egalement amene au bas du talus, mais 
le militaire qui I’y avait conduit se contenta de tirer a ses pieds 
une rafale de mitraillette sans le blesser. 

Lc cas de Slimani a d’autant plus emu la region qu’il a ete 
declare, a tort ou a raison, que par suite de ses encaissements a 
Blida, il devait etre porteur d’une trentaine de mille francs. 

Le 13 septembre al3h55,j’aivuun camion militaire remor- 
quant une citeme a eau remonter vers Medea a tres vive allure. 
II tiraillait k droitc et a gauche - sept ou huit petits enfants etaient 
assis sous les platanes de la cour de Tusine et re^urent les feuilles 
et les brindilles que les balles arracherent des platanes, mais ils 
n’eurent pas de mal. Une centaine de metres plus loin, une equipe 
nettoyait le fosse de la route. Une rafale s’abattit sur les frenes 
au-dessus de leurs tetes. 

Le 15 septembre vers 15 h 45, le meme camion remontait avec 
sa citeme. II tira deux coups en face la mechta, mais d’une Jeep 
qui precedait le camion s’eleva une voix indignee et le tir s’arreta. 

Je connais bien ces populations qu’aprcs le baron dc Vialar je 
me suis efforce de proteger contre les injustices. C’est vers moi 
qu’elles viennent quand elles souffrent. Un montagnard me 
disait un jour : « Nous, montagnards, avons quelque chose de 
commun avec le sanglier. Vous passez a cote de lui, il ne vous fait 


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Parolas Je iortures 


aucun mal, mais si vous avez le malheur de lui j eter les plus petits 
graviers, il perd la tete et vous saute dessus. » 

J’apprehende, jc crains le decliaincment de la montagne. Mais 
je suis convaincu qu’une action de justice et de reparation inune- 
diate pourrait prevenir la catastrophe. 

C’est la raison pour laquelle je me suis permis de vous adresser 
cette lettre. 

Jusqu'a ces demiers mois encore, j’ai entendu des exclama¬ 
tions qui m’allaient droit au coeur: « Oh vous, vous etes un vrai 
Fran^ais de France ». 

II ne fautpas que des elements irresponsables revetus de I’uni- 
forme frangais detmisent la representation ideale que le musulman 
algerien se faisait generalement des Fran 9 ais de France. 

J’ajoute d’ailleurs que, d’apres certains temoignages, un des 
militaires responsables des sevices signales aurait declare; « Moi 
aussi, je suis Boulanger, et a Sidi Bel Abbes». II ne serait done pas 
un « Frangais de France ». 

Je suis profondement attache aux populations de notre region. 
Je voudrais qu’il ne leur soit fait aucun mal et qu’elles n*en 
fassent pas davantage. 

Une prompte reparation des dommages injustement causes, une 
reglcmcntation des procedes de fouillcs ct de raflcs comportant 
le compte rendu immediat aux autorites civiles des biens et des 
personnes enlevees ou restituees, confererait a ses operations un 
caractere d’equite et de justice qui les rendrait supportables, car 
leur necessite est generalement reconnue. 

Je serais heureux si vous vouliez bien, Monsieur le Ministre, 
considerer ma lettre comme I’accomplissement d’un devoir auquel 
un partisan ardent de Famicale coexistence franco-musulmane ne 
pouvait se derober. 

Veuillez agreer, Monsieur le Ministre residant, I’expression de 
mon tres respectueux ddvouement. 

P. BAR.4T-Dupont, agriculteur industriel 


30 SFPTRMBRR 1956, TRMOIGNAGR PRRSOMKRL 
DE Jean-Claude Kessler 

Ce temoignage d 'un appele relate I 'attentat du Milk-Bar 
d 'Alger qui fait I 'effet d 'un coup de tonnerre : la guerre ne se 


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Paroles de ioriures 


confine plus dans les zones jmntalieres et les montagnes, elle 
fi'appe desormais le coeur d'Alger. Ce dimanche soir, le Milk- 
Bar est honde, heaucoup de parents yont amend leurs enfants; 
on y mange, au retour de la plage, les meilleures glaces 
d’Alger. 

J’ai repu une nouvelle afTectation qui m’a conduit dans la 
casbah d’Alger et, avec mon unite, nous etions charges de main- 
tenir Tordre et la securite dans cette ville ou le terrorisme faisait 
de nombreuses victimes innocentes. De garde en patrouille et de 
patrouille en intervention, le temps s’ecoulait, rythme par le bruit 
des explosions et le hurlement des sirenes jusqu’a cette terrible 
joumee du 30 septembre. Ce jour-la, avec ma patrouille, je 
devais assurer le maintien de Tordre dans le secteur de la rue 
d’Isly. Vers 18 h 30 nous avons entendu une terrible explosion 
qui a ebranle le sol. Nous nous sommes rendus immediatement 
sur les licux : unc bombc dc forte puissanee avait cxplosc place 
Bugeaud au Milk-Bar. Corarae son nom I’indique, on n’y servait 
que des boissons non alcoolisees, c*etait done un lieu privilegie 
par les mamans et leurs jeunes enfants. 

En moins de quatre minutes, nous sommes arrives sur les 
lieux. Une fumce epaisse sortait par la portc cventree et nous 
avons ete les premiers a y penetrer. 

Quel massacre ! II y avait des petits corps partout, que Ton 
distinguait mal a cause de la fumee. 

II nous fallait enj amber ces debris humains etpuis toujours ce 
sang, du sang partout, meme au plafond. J’avais envie dc hurlcr 
devant ces corps d’enfants disloques, des cris et des gemissements 
emplissaient la salle. II fallait f^aire vite pour les evacuer avant 
qu’ils ne soient vides de leur sang tant leurs blessures etaient 
graves. Je me suis baisse pour ramasser le corps qui se trouvait 
tout centre ma botte, c’6tait une petite bile de sept ou huit ans dont 
je disdnguais mal les traits, tant la fumee etait dense. J’avals 
passe un bras sous la nuque et I’autre sous les fesses. J’etais 
surpris de sa legerete, mais j’ai compris en arrivant sur le trot- 
toir ou la fumce commen^ait a se dissiper, que la fillcttc que jc 
tenais centre raoi n’avait plus de jarabes. Quelques larabeaux 
de chair adheraient a mon avant-bras, sa jambe gauche, celle qui 
n’etait pas contre moi avait ete arrachee, laissant apparaitre un 
trou d’ou sortaient des visceres. Cet enfant ne souffrait plus. Elle 


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Parolas Je iortures 


etait morte, mais je n’amvais pas a detacher mon regard de ce petit 
corps meurlri a tout jamais. Avait-elle souffert longtemps ? A 
quoi avait-elle pense quelques instants avant que la mort ne la 
premie ? A-t~elle compris ce qui lui arrivait ? Pourquoi toutes ses 
questions me harcelaient ? Encore aujourd’hui je ne saurais le 
dire... Mais il fallait que je rentre a nouveau dans le Milk-Bar, 
d’auLres blesses attendaient du secours. Durant plus d’une heure, 
mes hommes et moi avons vecu un cauchemar au contact de tout 
ce sang, de tous ces corps mutiles. Ces voyous avaient pris la vie 
a sept entants et mutile presque cinquante autres ce jour-la. Parmi 
toutes les horreurs que j’avais cotoyees durant ces demieres 
semaines, le carnage du Milk-Bar m’aura profondement trauma¬ 
tise, car on s’en etait pris a des enfants et a leurs meres. C’est pour 
cette raison que je ne pourrai jamais leur pardonner. 

Jean-Claude Kessler 


17 OCTOBRO 1956, LETTRO D’HUBERT BEUVE-MERY AU 
PRESIDENT DU CONSEIL GUY MOLLET 


Le. directeur du Monde a fonde, par une demarche critique vis- 
d~vis dujX)Uvoir, rindependance dujournal etsa legitimite dans 
I ’opinion. Un tournant editorial est pris au moment de la 
guerre d’Algerie, Beuve-Mery voulanl instruire ses lecleurs, 
par des reportages, des enquites, pour qu ’Us prennent posi¬ 
tion a leur tour. II est lui-meme convaincu que la France ne doit 
pas chercher a. mater la rebellion de I’Algerie et qu’elle se 
perd en menant la guerre dans de telles conditions, au mepris 
du droit et de la dignite de I ’homme. Le Monde devient alors 
un veritable contre-pouvoir, par les articles et les « libres 
opinions » qu ’il public, denonqant la torture et le caractere 
indigne de la guerre. Par cette lettre, Beuve-Mery interpelle 
directement le president du Conseil, le socialiste Guy Mallet. 


M. Guy Mollet 
President du Conseil 
Hotel Matignon 
Paris 


Monsieur le President, 

Je me permets de vous adresser ci-inclus la copie de quelques 


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Paroles de ioriures 


documents dont j’ai tente de vous entretenir avant-hier a Tissue 
de la conference de presse sur la semaine de solidarite en faveur 
de Tcnfance algeriennc, 

Toute guerre et a plus forte raison toute guerre civile comporte 
sa large part d’injustice et d^exces individuels qu’une autorite 
ferme et vigilante doit cependant s’attacher a reduire au 
minimum. 

Mais il s’agit moins de cela que de savoir si la torture va 
devenir peu a peu la procedure normale du renseignement. De 
facheuses habitudes avaient ete d6ja prises en Indochine ; il 
semble qiTelles aient tendmice a se generaliser, a devenir une sorte 
d’institution fondee sur une exigence d’efficacite d’autant plus 
facilement acceptee que les crimes de Tadversaire sont plus 
horribles. 

Que doivent faire dans ces conditions ces « directeurs de 
conscience » que sont au dire meme de Monsieur le ministre de 
TTnformation Ics dircctcurs dc joumaux ? Sc taire, nc serait-ce 
pas etre complice et, dans certains cas extremes, s’exposer aux 
reproches que nous faisions nous-memes a ces Allemands qui 
pretendaient n’avoir rien vu, rien entendu, rien su ? 

Denoncer publiquement ce qui parait inadmissible, n’est-ce 
pas foumir de nouvcllcs armcs a tons nos advcrsaires et risqucr 
d’atteindre tous ceux qui font simpiement et courageusement 
leur devoir de Francais ? De deux inaux, celui-ci est cependant 
le moindre, car d’autres se chargent de publier, d’exagerer ou de 
denaturer les faits. Faut-il rappeler par exemple Taffaire deja 
ancicnnc des ratissages du Cap Bon ? La dcpcchc dc VAFP rela- 
tant et expliquant Tessai a ete stoppee, mais 24 heures plus tard 
une depeche virulente de Tagence americaine Associated Press 
faisait a notre grand detriment le tour du monde. Mieux aurait valu 
prendre les devants. Il est vraisemblable enfm que nombre de 
rappel6s qui doivent etre rendus tres procliainement i la vie civile 
n’hesiteront pas a parler de ce qu’ils ont vu. 

Je sais T extraordinaire difficulte de la situation et ne mets 
pas le moins du monde en doute «les sentiments republicains » 
que vous m ’aflRrmiez si vivement avant-hicr. Il me semble cepen¬ 
dant que Tinteret superieur de la France et Tavenir meme de nos 
relations avec T Afrique du Nord se trouvent, sur ce point parti- 
culier mais essentiel, largement engages, que des consignes tres 
strides devraient etre donnees aux services de police et de rensei- 


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Parolas Je iortures 


gnements, des sanctions prises et publiees en cas d’infraction 
grave a ces consignes. 

Est-il besoin de vous assurer que cc debat, pour moi tragique, 
s’inscrit bien au-dessus des preoccupations et des options de ce 
qu’on appelle couramment la politique ? 

Je vous prie d’agreer. Monsieur le President, 1’assurance de ma 
haute consideration. 

Hubert Beuve-Mery 


OCTOBRE 1956, LETERE DU MARECIIAL DES LOGIS X AU 
DIRRCTRUR DU JOURNAL Le MoNDE 

Le journal Le Monde puhliant de nomhreux temoignages des 
actes de tortures, soit dans des articles de joumalistes, soit dans 
les « libres opinions », soit dans le counier des lecteurs, ces 
recits en appellentd'autres, tel celuide cetappele, marechal 
des logis, quiproteste contre les dementis officielsprononces 
par le ministre residant en Algerie Robert Lacosie, qui a 
con teste I ’utilisation de la torture en Algerie par I ’atmeefran- 
^aise. 


Marechal des logis X 

Monsieur le directeur, 

Je suis marechal des logis a la deuxieme compagnie du trois 
67 RA dans un sous-quaitier du secteur de Constantine. Je fais 
partie du contingent 54/ZC ct jc suis en AFN depuis Ic 15 fevrier 
1956. 

Je viens d’entendre a la TSF un dementi de Monsieur Lacoste 
sur la torture dans les camps de concentration a propos d’un 
article de votre periodique. Je n’ai pas encore lu cet article puisque 
Le Monde auquel je suis abonne me parvient avec trois jours de 
retard, mais je tiens a vous ecrire que vous ne devez pas etre dans 
I’erreur. 

J’ignore ce qui se passe dans le camp de concentration, mais 
j’ai fait partie du deuxieme bureau a 1’echelon quartier et jc peux 
vous ecrire ce qui s’y passe, en tant que temoin visuel. Le service 
de renseignements a torture joumellement des suspects pour les 
faire parler. Le fameux « moyen qui ne laisse pas de traces » dont 
parle M. Lacoste doit etre la magneto appelee «le telephone ». 


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Paroles de ioriures 


La torture du telephone consiste a relier deux parties du corps de 
la personne aux homes de la magneto d’un telephone de 
campagne, et a toumer la manivelle. C’est aussi peut-etrc le 
supplice de I’eau : forcer a avaler de I’eau a Taide d’un tuyau. 
Avec les coups, ce sont les methodes ordinaires d’interrogatoire. 
Parfois certaines personnes n’y resistent pas. 

J’ai vu aussi decouper des lauieres de peau sur un individu, 
lui faire des brulures avec une cigarette, etc... 

J’ai refuse de rester au deuxieme bureau ; depuis je suis en 
section, inais cela continue tout pareil, et pas seulement dans 
ma batterie ; je I’ai vu faire ailleurs et j’ai entendu le comman¬ 
dant adjoint au colonel commandant le secteur lors d’une reunion 
mensuelle des SOR ordonner ces methodes. 

De plus, presque joumellement, des gens sont executes 
sommairement, c’est-a-dire qu’apres un interrogatoire de ce 
genre, on les egorge discr^ement la nuit, ou on les assomme a 
coups dc piochc, ou on les fusillc. 

Je puis vous donner les noms de victimes (pas tons), montrer 
Tendroit ou ont ete enterres leurs corps, reconverts de chaux 
parfois. 

J’ai vu aussi des represailles sur des vies et sur des biens : les 
hommes executes cn masse, des incendies dc mcchtas, de mcules 
de paille, etc... 

Tout ceci se produit regulierement. Je peux bien sur preciser, 
citer des noms, des dates, et je ne suis pas le seul temoin. Je vous 
demande, Monsieur, d’avoir Tobligeance de bien vouloir inserer 
ma lettre dans Le Monde^ dans Ic courricr des Iccteurs. 

Avec mes remerciements, veuillez agreer, Monsieur le direc- 
teur, mes sinceres salutations. 

X 


9 OCTOBRE 1956, LETTRE. DU MAR£CHAL DES LOGIS Z AU 
DIRECTELTR DU JOURNAL LE MONDE 

Dans le meme esprit, un militaire de carriere, egalement 
marechal des logis, qui a connu la guerre d'Jndochine et la 
crise du canal de Suez, relate pareillement des acles de torture, 
accompiis par des militaires frangais. « Ces faits sont des 
faits ». 


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Parolas Je iortures 


Le 9 octobre 1956 

Monsieur le directeur, 

Pcut-ctre etes-vous submerges de temoignages au sujet de 
I’Algerie et plus particulierement quant a « nos » mesures poli- 
cieres, mais dans le doute, je me permets de vous ecrire. Bien 
entendu, etant simple sous-ofFicier rappele, en gamison dans les 
Nemenlchas, je ne puis dire ce qui se fait ailleursJ’ignore Taf- 
faire des prisonniers communistes (ne pouvant lire avec La 
Depeche de Constantine que le journal auquel je suis abonne : 
L ’Express),]''ignore si ce qui se passe ici se passe ailleurs ou s’il 
existe des flics a gant de velours, ou si d’autres supplices sont en 
vigueur dans d’autres secteurs. Mais j’en viens aux faits: a Cheria, 
d’ou j ’ecris, on a deux moyens pour faire parler un indi\ddu (plus 
exactement j ’en connais deux et de fapon indubitable, etant appele 
par mon affectation a entendre ces recits de la bouche meme d’of- 
ficiers rigolards). Le telephone. Un telephone de campagne 
branchc au sexe du prisonnicr. Lc toumiquet. L’homme (puisque 
e’est un homme...) est pendu par les poignets qui sont lies 
ensemble derriere le dos. II va de soi qu’un de « nos » hommes 
(puisque ce sont des hommes...) le roue de coups, au poing et 
au gourdin. Permette;£-moi de repeter que ces faits sont des faits 
ct que j’ignorc s’ils se compliquentparfois d’autres raffincments. 
De meme je ne puis dire:« nous en tuons ainsi trois ou quatre par 
mois », mais je puis certifier que cette semaine, dans les magni- 
fiques locaux de la gendarmerie, il en est un qui a succombe 
apres deux jours de cet enfer, J’ajoute que le tueur ne s’inquiete 
pas ; pourquoi s’inquieterait-il ? 

De meme, je ne sais s’il est frequent que Ton applique ces 
methodes aun simple suspect ou a un innocent, maisje puis vous 
confier ceci: de I’autre cote de ce camp par rapport au bourg, a 
50 m de nos barbeles, se trouve une mechta. Une nuit du mois 
dernier, des coups de feu. Les fellaghas qui etaient une poignee 
s’etaient postes sur le toit, le meilleur endroit pour leur harcele- 
ment qui par parenthese ne donna rien. Le lendemain aux 
premieres heures, nous ne trouvons rien de mieux que d’aller 
rcvciller le proprietaire pour lui faire les coups du toumiquet et 
du telephone. (Qui sont-ils, d’ou venaient-ils ?) Alors que, de 
toute evidence et du propre aveu des militaires, il n’a pu que 
ceder a la violence en pretant sa maison. 

Voila Monsieur le directeur, les quelques faits que je puis vous 


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Paroles de ioriures 


apporter. Permettez-moi de vous dire ina conviction que ces 
pratiques ne sont pas courantes, mais generales. Qu’en pense la 
masse ? Elle approuve et Ton pent parler helas d’une quasi- 
unanimite. J’aliais dire (precocement amer...) « e’est ici que 
Ton doit juger le sens moral des hommes » ; je me retracte ; le 
racisme fausse toute donnee, politique, economique, esthetique, 
morale... Mon experience (sept mois en Algerie pendant mon 
service, autant a Saigon, des annees dans la zone du canal de 
Suez ou au Caire) me suffit a mesurer la vigueur du racisme 
fran 9 ais. Pourtant ne prononcez pas le mot: votre interlocuteur 
s’emporterait et il vous ferait taire en assurant qu’il est bon avec 
son cuisinier... 

Je terminerai, Monsieur le directeur, en vous priant pour le cas 
ou vous feriez quelque usage de cette lettre, de ne faire cormaitre 
a quiconque, ni mon nom, ni mon adresse, ni aucun detail suscep¬ 
tible de me faire identifier et ce, pour les raisons que vous pensez. 

Vcuillcz agrecr, Monsieur le directeur, I’cxpression de mes 
sentiments les plus distingues. 

Marechal des Logis Z 


AvRIL-OCTOBRE 1956, TEMOICiNACtES du Constantinois 
ADRESSES AU DIRECTEUR DU JOURNAL LE MONDE 

Cette liste recense certains faits constates au cours des mois 
d’avril a octobre 1956, dans le Constantinois. Tres incomplete, 
elle ne donne qu 'un aspect tres minime des methodes de paci¬ 
fication. 

1. Debut octobre: au cours d’un accrochage, plusieurs soldats 
tues et blesses. En represailles le lieutenant fait detruire, pres de 
Saintonge, trois villages et fusilier les homines (au sujet de cet 
evenement, des renseignements disent meme que toute la popu¬ 
lation, femmes et enfants compris, a ete abattue, mais ceci ne put 
etre verifie). 

2.1®'’octobre a Constantine vers 13h30,des rafales defusils- 
initrailleurs sont entendues. Le compte rendu officiel n’en fait 
aucune mention. Le 4 ou 5 octobre, cinq musulmans civils sont 
retrouves morts derriCTe une haie de jardin, la ou ont ete entendus 
les coups de feu. 


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Parolas Je iortures 


3. Constantine, debut octobre. Une patrouille, vers 11 h 00 du 
matin, fait prisonnier un musulman arme d’un fusil de ehasse. 
Ramene au PC, ce prisonnier qui n’a pas etc abattu sur place 
grace a I’intervention d’un sous-officier (seminariste) est inter- 
roge suivant les methodes conventionnelles : magneto, tuyau 
d’arrosage, et meurt quelques heures apres. 

4. Alors que les faits precedemment cites se retrouvent avec 
une extreme frequence, celui-ci, ou tout au moins des faits tels que 
celui-ci, n’ont ete relates que quelques fois. Cependant il fait 
partie de cette liste afm de montrer a quel degre de sadisme 
peuvent helas se laisser aller quelques-uns. Entre le 15 et le 20 
septembre un suspect est apprehende, ramene au PC dans une 
Jeep; au cours du trajet un des soldats decoupe avec un poignard 
des lambeaux de peau et de chair sur le prisonnier vivant. Notons 
que si ce fait a souleve une reprobation assez generate de la part 
des autres soldats, il n’a ete suivi d’aucune sanction. 

5. Dans la region d’Ismara, un musulman travaillant comme 
serveur est arrete fin aout, debut septembre. U est retrouve mort 
dans les 48 heures suivantes. Le compte rendu officiel porte la 
mention « suicide » (il s’agit la d’un exemple type dont les PV 
et les BRC maquillent les faits afin de les faire rentrer dans une 
certain c Icgalite). 

6. Fin juin pres d’Ain M’liia, un village est rase dans les 
conditions suivantes. Une corvee d’eau est attaquee par deux 
ou trois rebelles qui tirent quelques coups de fusil. L’unite la 
plus proche se divise en deux groupes. Tandis que I’un des 
groupcs pourchassc les rebelles, I’autre rentre dans le village a 
I’entree duquel les coups de feu ont ete tires. Celui-ci etant vide 
estpillepuis incendie. Le compte rendu officiel rend compte de 
Foperation en ces termes : repaire de rebelles detruit, stock de 
ravitaillement recupere, ainsi que du matmel sanitaire. En realite, 
les soi-disant stocks de ravitaillement sont constitues par le trou- 
peau du village qui est saisi par la troupe, et le materiel sanitaire 
par quelques sachets de comprimes d’aspirine ou bicarbonate 
distribues par le medecin auxiliaire du secteur. D’autre part, 
I’enquete permet d’ctablir que les habitants ontfui le village par 
peur des represailles apres avoir fait prevenir les soldats frangais 
de Tarrivee des quelques rebelles. Ce messager surpris par les 
rebelles a ete egorge par eux ; son corps est retrouve dans la 
joumee. 


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Paroles de ioriures 


(Ce fait est typique et se retrouve a des dizaines ou des 
centaines d’exemplaires). 

7. Au mois de scptembre, une embuscade entre Telergma et 
Ismara fait plusieurs morts. Le lendemain matin. (9 h a peu pres 
apres la fin de I’embuscade) une operation est montee, appelee 
opCTation de represailles par le comniandement de la subdivision, 
plusieurs mechtas ont ete rasees. 

8. Aoutl956. Pres de Telergma. Teraoignage oculaire d’un 
jeune rappele qui y a sejoume quelques jours et a assiste a des 
interrogatoires selon les methodes traditionnelles, interroga- 
toires ayant entraine la mort. L’interrogatoire se faisait dans une 
petite piece attenante a la cbambre. Les gars de la ehambree 
sortaient au moment des interrogatoires pour ne pas entendre 
les cris des victimes. A noter que dans certaines unites ces inter¬ 
rogatoires constituent un veritable spectacle tres apprecie par 
certains. 

9. D’autrcs faits dcmontrcnt la maniere dont precedent eertains 
officiers pour initier les jeunes arrivants de metropole, tel 
celui“ci. 

Un lieutenant vient demander a un olficier d’une autre unite 
si on n’a pas quelque mechtas a faire sauter; il voudrait en effet 
fairc faire quelques travaux pratiques aux jeunes d’un pcloton dont 
il s’occupe. 

10. Temoignage oculaire: un suspect interroge, le 7 juillet. On 
lui fait crier:« Vive la France »; il crie vive la France, une fois, 
deux fois, trois fois etc. Puis un moment apres on lui fait crier : 
« Vive les pommes dc terre frites ». Nc connaissant pas le fran- 
^ais il ne peut repeter. Il est alors descendu. 

11. Aout 1956.35 km de Constantine. Cinq ou six rebelles se 
refugient dans une mechta. La mechta est encerclee ; on fait 
sortir les hommes, puis tous les habitants. On pille et rase le 
village. Dans les semaines qui suivent, d’autres mechtas sont 
aussi detruites dans des conditions analogues. 

12.100 km de Constantine. Une unite organise un service de 
renseignements (septembre) avec deux so us-services, Pun charge 
dc la rcchcrchc du renscigncinent, Pautre dc leur exploitation 
sur le plan operationnel; interrogatoires, magneto, tuyau d’ar- 
rosage sont alors plusieurs fois employes, entrainant souvent la 
mort. (A noter que certaines unites creant aussi des services de 
renseigneraent font venir quelques specialistes des interroga- 


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Parolas Je iortures 


toires, le grand risque etant la mort trop rapide des suspects inter- 
roges.) 

13. Debut mai pres de Batna a la suite d’une embuscade ou deux 
soldats trouvent la mort, 15 suspects sont interroges, tortures. 14 
sontfusilles surles 15. 

14. Vallee de la Somnam. 3 suspects arretes, enterresjusqu’au 
cou apres avoir eux-raemes ere use leur trou en plein soleil. Une 
gamelle d’eau est placee a 50 cm de leurs levres. Ils n’auront a 
boire que s’ils parlent. Ils sont laisses plusieurs jours ainsi (2 
jours environ). N’ayaiit pas parl^, deux sont abattus. Le troisieme 
parle, mais il est abattu apres. 

15. Pres de Tebessa, debut mai 1956. A la suite d’un attentat, 
les camarades du soldat blesse descendent dans le quartier arabe, 
dechargent leurs armes sur la population civile, lancent des 
grenades dans les maisons. Le lendemain les soldats obtiennent 
de la part du commandement« carte blanche » pendant une heure 
s’il y a des incidents pendant renterrement de leur eamarade. 
Heureusement tout se passe dans le calrae. 

16. Une meme « descente » dans le quartier arabe se produit 
a Constantine le 22 avril a la suite d’un attentat ayant cause la mort 
d’unparachuliste. Ses camarades retoumerent au cantonnement 
prendre leurs armes ct firent une expedition punitive. 

17. Meme chose pres de Bisera, fin juillet, bilan 26 a 36 morts 
et 40 blesses parmi la population civile (expedition punitive orga- 
nisee par les Senegalais). 

18. Un capitaine demande aux jeunes qui viennent d’arriver 
dans la compagnie de « se fairc la main » en abattant chacun un 
suspect au cours de la classique « corvee de bois ». 

19. Dans une meebta, un suspect est ramasse (renseignement 
ou denonciation) et ramene au milieu du petit groupe de soldats: 
le sous-officier fait descendre le suspect et lui tire dans le dos 
une rafale de mitraillette, le suspect est seulement bless6. Le 
sous-officier demande a un bleu qui vient d’arriver de I’achever 
a la baionnette pour se « faire la main ». Le soldat a refuse. 

20. Dans une unite, un veritable commando a ete organise par 
le commandement, charge d’expedition punitive et de liquidcr dans 
ime mechta tel ou tel personnage suspect. 

21. Fait curieux, alors que I’impunite la plus grande est assuree 
pour les auteurs de tortures, de demolition de mechtas, plusieurs 
jeunes soldats ont ete condamnes pour avoir refuse de participer 


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Paroles de ioriures 


a des« corvees de bois ». Motif: reflis d’ouvrir le feu en presence 
de I’ennemi. 

22. Par la route de Constantine a Batna certaines lignes de 
haute tension ont ete coupees. Sanction; demolition et incendie 
des mechtas avoisinantes. 

23. Dans la region de Bone, avril 1956. Un groupe d’artil- 
leurs pointent le soir leurs pieces sur une des mechtas voisines. 
Si dans la nuit des tirs de harcelement se produisent, le lendemain 
on detruit les mechtas contre lesquelles les pieces ont ete poin- 
tees, sans se soucier si les habitants sont ou non responsables 
du harcelement. Un tel fait est signale a de nombreuses reprises, 
a Setif en aout 1956 et dans bien d’autres endroits. 

24. Une unite arrive dans une mechta (ni date, ni lieu, sur 
demande du temoin, mais son temoignage est sur). Le lieute¬ 
nant fait entrer les homines dans la mechta. Les musulmans sont 
devant leur maison. Deux soldats entrent et sont accueillis a 
coups dc fusil de chassc-blesses. Lc lieutenant fait reunirtous 
les hormnes de la mechta et les fait fusilier. 11 croit en conscience 
avoir bien fait, considerant que son devoir d’officier est d*as- 
surer la securite de sa troupe et que seule cette methode lui 
permettra d’assurer cette securite. 

25. D’autre part, il faut signaler dc nombreux actes dc pillage; 
pillage de marche (Batna, 15 aout 1956), pillage au cours des 
fouilles. Depuis des mois, certaines unites ne vivent, au moins 
pour ce qui est de la viande, que sur les troupeaux voles aux 
musulmans. Ceci se retrouve tres souvent. 

26. Lc 11 mai 1956,pr6s dc Helmanscrunc unite est dc passage 
pres d’une mechta; 2 ou 3 coups de feu sont tires sur les soldats. 
Ordre est donne de tout raser. 79 personnes au moins, hommes, 
femmes et enfants sont abattus. 

27. Dans les environs du 15 aout 1956, Douar Sara, 95 rebelles 
sont dits abattus, 3 fusils de chasse rdcupdres. Aussi, devant cette 
disproportion, le compte rendu officiel notera 45 rebelles abattus 
(au lieu de 95 que comptait la premiere version). D’apres le lieu¬ 
tenant de gendarmerie, au moins 200 personnes ont ete abattues 
cc jour-la. La liste des identites des 45 comprend des femmes et 
des enfants. 

28. Un PV de gendarmerie donne la liste des rebelles abattus, 
puis leur identite : un enfant de trois ans parmi eux. 

29. Un autre PV de gendarmerie signale qu’un homme se 


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Parolas Je iortures 


mettant a courir a Tapproche de la troupe est abattu en fuite : un 
vxeillard de 83 ans. 

30. En 17jours,une unite declare offlcicllcment 102 suspects 
abattus en fuite. Ces faits demontrent que pour garder un semblant 
de legalite, les PV et les BRC sont systematiquement maquilles. 

31. Controle d’identite, Conixe-Smendou. Plus de mille 
personnes sont parquees dans le pare a bestiaux pendant une 
joumee et une nuit en plein ete, sans boire ; enfin une cruche 
d’eau est apportee : bousculade pour boire. La cruche est cassee 
parunjeune arabe dans la bousculade. Denonce comme fellagha, 
il est torture et mis a mort, 

32. Passant dans une localite, un jeune soldat va voirun de ses 
camarades. 11 penetre dans la piece qui est habituellement la 
chambree, mais trouve un musulman pendu par les pieds : un 
suspect ayant ete interroge et qui vient de mourir. Les occupants 
de la chambree qui nepouvaient dormir a cause des cris, I’avaient 
cvacue peu avant 1 ’ intcrrogatoirc. 

33. Reflexions d'un offleier: en arrivant dans une raechta, si 
elle est vide, que voulez-vous que je fasse: je la fais « cramer ». 

34. Reflexion d’un autre officier: quandje rencontre un groupe 
de musulmans dans les champs, je fais tirer, mais comme je suis 
humain (sic) je fais tirera cote. S’ils se suivent, e’est qu’ils sont 
sans doute fellaghas, alors je fais tirer dessus. 

35. Recitd^une operationbanale: montee sur renseignement; 
region de Collo zone dangereuse. Toutes les mechtas rencontrees 
sont brulees, la presque totalite des mechtas etaient vides d’ail- 
leurs. 10 rcbcllcs avaient etc reperes Ic matin. Comme ils dtaient 
refugies dans les bois, la troupe incendie la foret. Une famille 
est ainsi menacee par le feu, perdue dans le bois, un officier refuse 
de les faire monter en Jeep pour les evacuer. Ils n*ont qu’a « se 
demerder ». Dans une mechta encore occupee par la population 
civile, arrestation des deux filles d’un musulman absent dont on 
est sur de son appartenance au FLN. Les deux filles de 16 et 18 
ans environ sont emmenees et donnees en divertissement a une 
compagnie de legionnaires pour la nuit. Au matin, elles sont 
massacrces. 

36. Dans une ecole pres d’Akbou, juin-juillet 1956, une salle 
est amenagee en salle d’interrogatoire ; procedes classiques : 
magneto, et tuyaux dans la bouche, supplice de I’eau, baignoire. 

37. Tout suspect torture est automatiquement« descendu » 


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Paroles de ioriures 


apres son interrogatoire quand bien meme aurait-il parle ; « il 
ne faut pas faire de martyrs » (temoignages recueillis aupres 
d’agcnts de la PJ puis aupres d’agents du deuxicme bureau de 
Tarmee). 11 serait encore longtemps possible de continuer cette 
liste. Ces quelques fails son! suffisants pour illustrer les divers 
aspects et methodes de la pacification. 

38. Rxistence d’un camp d’intemement politique pres de 
Collo. L’hygiene et les conditions de vie ont ete penibles pendant 
plusieurs mois, une forte mortalite fut enregistree, soit par 
manque d’hygi^ne, soit par suite des interrogatoires. Depuis 
quelques temps, tres nette amelioration des conditions de vie dans 
le camp. 


15 OCTOBRE 1956, LET'l'RE DE X, SOLS-OFFICIER 
DE RENSEIGNEMENT, AU MONDE 

Des militaires, eceeures par ce qu 'Us voient ou ce dont Us 
entendent parler, ecrivent eux-memes au journal Le Monde 
pour temoigner, parj'ois en ayant le courage de signer leur lettre 
et de demander la publication de leur nom. 

Monsieur le redacteur en chef, 

Je reqois votre lettre du 12 novembre. 

Je vous remercie de me signaler que je cours des risques. J’ai 
suivi la campagne que vous meneia au sujet des tortures en Qranie, 
ct Je pense qu’il est necessairc d’elargir le dcbat, puisquc les 
tortures ne sont pas seulement le fait de la police mais aussi de 
rarmee, etqu’informer Topinionpublique estle meilleurmoyen 
de faire reagir les responsables. 

Je prefere que ma lettre porte ma signature, d’abord par 
loyautd, ensuite parce qu’une lettre anonyme trop vague serait 
sans efficacite. Voici quelques precisions : 

L^homme qui fut torture au telephone, a qui on enleva des 
lanieres de peau, qui fut briilc avec le bout d’unc cigarette, etc. 
puis abattu a coups de couteau s’appelait Guerraati. Son corps 
se trouve a El Aria (Constantine) a cote du batiment qui servit de 
cuisine a la deuxieme BIE du RA. 11 fiit tue le 15 avril 
1956. Ofiiciellement il a disparu apres sa liberation. Sa femme 


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Parolas Je iortures 


I’a recherche pendant longtemps. A cote de son corps ontrouve- 
rait celui de Maamar Krimi, torture puis execute du 24 au 25 mai 
1956 (toujours la nuit). 

Une represaille: apres un accrochage dans la vaJlee du Chehet 
El Kram (a cote d’El Aris) avec quatre fellaghas, les hommes 
habitant dans les alentours furent rassembles et abattus sur place. 
Aucun d’eux n’avait ete trouve arme ou habille en militaire, ni 
n’avait pris part aux combats : je le sais pour y avoir ete. Ils 
6taient 14. Parmi eux se trouvaient un fbu, des vieux. Le lende- 
main la depeche de Constantine annon^ait T extermination de 15 
rebelles. De plus, les mechtas de la vallee furent incendiees, un 
EBRtira aux cadences sur une ferme situee a 3 km sans qu’il n’y 
eut de combats la-bas. 

Enfin, des tortures, j ’ en ai vu en quantite pendant les quelque 
50 jours durant lesquels je fus sous-officier de renseignement, et 
souvcnt dcpuis (surtout Ic telephone). 

Plus recemment, apres la grenade jetee dans le boulodrome d’El 
Guerrah, par ordre du capitaine, la plupart des meules de paille 
des Arabes du village furent incendiees en represailles. Ce capi¬ 
taine demandait meme que deux Arabes soient executes seance 
tenante sur le boulodrome, comme fuyards abattus, cc qui ne fut 
pas fait apres refiis d’obeir. Une quantite de suspects furent arretes. 
L’un a ete execute. Hier un garpon de 15 ans que je ramenais du 
PC du groupe apres sa liberation se plaignait d’avoir ete passe au 
telephone et a I’eau au Khroub. 

Le sous-officicr de renseignements de *** m’a dit que les 
executions sommaires etaient toujours courantes, une ou deux 
fois par semaine en moyenne, que la torture etait toujours la 
methode generale d’interrogatoire. 

Les responsables sont *** (ici des precisions sur les fonctions 
remplies par dift'6rents officiers subaltemes ou superieurs que 
notre correspondant tient pour responsables). 

Cela fait plus de six mois que j ’ essaie de convaincre ces gens 
qu’il ne faut pas torturer ni faire d’executions sommaires, sans le 
moindre succcs, et bien des gens, sous-officiers et hommes de 
troupe, sont revoltes par cela. Us sont d’ailleurs prets a apporter 
leur temoignage. 

Veuillez agreer, Monsieur le directeur,... 

X, sous-officicr dc renseignement 


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Paroles de ioriures 


21 OCTOBRE 1956, LETTRE DE MADEMOISELLE S. 
AU DIRECTEUR DU JOURNAL LE MONDE 


Les lecteurs du Monde, instndtspar ce qu His lisent dans ce 
journal ei dans d 'autres, denoncent la chape deplomb qui s 'est 
abattue sur le sujet de la torture, et veulent mettre fin au 
silence impose par VEtatsur les mehodes employees autant 
que sur le nombre des victimes. Faut-il raconter ouse taire ? 
Ce debat ouvre toute la question du role, dupouvoir et de la 
responsahilite des medias, de Vengagement des journalistes 
et des intellectuels. Cette lectrice exprime au directeur du 
Monde et aux « hommes de cceur » qui defendent la mime 
cause, sa conviction qu ’une intervention aupres de I 'Etat 
seraitplus efjicace que Vetalage de « ces hon"eurs ». 


Paris, ce 21 octobre 1956 
Mile S. 33 bis boulevard Bourdon Paris iv® 

a M. Beuve-Mery directeur du Monde 

Monsieur, 

Je vous remercie de m’avoir fait savoir que vous agissez 
aupres des pouvoirs publics pour oblenir le chatiment des coupa- 
blcs d’Oran ct si possible la condainnation dc Icurs pratiques. C’est 
une methode plus convenable et plus efficace que I’etalage de ces 
horreurs: merci, vous ne nous donnerez jamais « du sang a la une » 
et aux autres pages non plus. 

Comment ceux qui nous gouvement et sont, en general, des 
hommes intclligents, nc comprcimcnt-ils pas que cctte politique 
du silence a tout prix va a I’encontre du but qu’elle se propose ? 

Rn ce qui conceme le chifFre des pertes, c’est pareil. Un mobi¬ 
lise, soigne pendant sept semaines dans un liopital algerien, a vu 
sortir de cet hopital 450 cercueils. Pertes avouees, pendant le 
meme laps de temps pour T ensemble des forces militaires; 200 
morts. II est possible de censurer les correspondances: je suppose 
que I’autorite militaire ne s’en prive pas. Mais ceux qui revien- 
nent parlent, et leurs propos sont plus demoralisants que tel ou 
tcl article, pcut-ctreunpeu imprudent, rcprochcarun oul’autrc 
de vos confreres. 

En ce qui conceme les methodes policieres, ce qui m’inquiete 
le plus, ce n’est pas un ou plusieurs cas isoles, meme horribles; 
il y aura toujours quelques sadiques dans noire aimable espece. 


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Parolas Je iortures 


II est plus grave de voir que des homines qui sont, par ailleurs, 
d’une raoralite parfaite, et doues d’une haute conscience profes- 
sionnelle, s’habituent a regarder commc nonnaux ccs procedes 
d’enquete. Un de mes jeunes amis est administrateur a Madagascar. 
Ce n’est pas un de ces colonialistes caricatures par les feuilles d’ex- 
treme gauche : il a requ d’un de ses administres ce beau temoi- 
gnage : « cet homme-Ia nous aime ». 

Neanmoins il ne reprouve pas les interrogatoires policiers, 
sous le fallacieux pretexte que les renseignements ainsi obtenus 
permettent de sauver des vies. 

Personnellement, il n’a jamais employe ces methodes dignes 
de la Gestapo ; mais il m’avoua avoir interroge un indigene 
pendant 8 heures consecutives. C’estmoins grave que la baignoire, 
mais represente deja une torture morale assez soignee. Soumise 
a cette epreuve, je crois que j’avouerais avoir vole des tours de 
Notre-Dame, pour qu’il me soit permis de m’asseoir. 

Pour arrivcr non pas a cxcuscr mais a comprcndre une telle 
mentalite, il faudraitnous mettre dans I’ambiance. Lorsque Jean 
Neron, infiniment moins sanguinaire que son illustre homonyme, 
sortit de I’ecole coloniale, il lut nomme en Afrique du Nord. 
C’etait pendant TOccupation et, bien que PAlgerie soit la France, 
il fallait cascr les fonctionnaires quclquc part: les colonics etaient 
inaccessibles. Pendant des mois, il s’est couche tons les soirs 
avec des grenades sur la table de nuit. Cela doit nous faire refle- 
chir, nous qui n’y mettons que notre reveil-matin. Il faudrait etre 
un saint ou un heros pour resister a la longue a une telle tension 
nerveuse. 

Les exces de la pacification sont done presque fatals et la seule 
solution serait la fin de la guerre. Mais comment les hommes de 
cceur qui s’y emploient avec vous y parviendront-ils sans mettre 
nos compatriotes algeriens devant Foption « la valise ou le 
cercueil » ? 

Pour la plupart, elle serait tragique ; pas pour tons. 

Professeur, je fais chaque semaine la navette entre Paris et 
Laval. Dans le rapide Paris-Brest qui en dehors des vacances est 
emprunte presque cxclusivement par des hommes d’affaires, on 
peut entendre des conversations curieuses. Dialogue entre un 
notaire breton et un banquier : « Un de mes clients, qui habite 
I’Algerie, vient de faire un virement de 150 millions. » Digne 
pendant du mot entendu par M. Mauriac pendant la guerre 


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Paroles de ioriures 


d’Indochine : « II faut qu’elle dure encore deux ou trois ans, 
pour nous laisser le temps de reinvestir. » 

Cclui-la pourra choisir la valise et ne devra pas avoir recours 
a I’Abbe Pierre pour se reinstaller dans la metropole. Mais il y 
en a beaucoup d’autres. 

II ne faut pourtant pas se decourager car, malgre ces debor- 
dements de lait et ces interets sordides, les forces spirituelles 
travaillent invisiblement. 

Je regrette que vous n’ayez pas pu assister a la ceremonie 
profondement 6mouvante du 12 octobre, a la mosquee de Paris. 
Que la fraternite franco-musulmane puisse survivre a tant 
d’epreuves est un grand motif d’esperance. 

Veuillez agreer, Monsieur, Texpression de ma tres vive grati¬ 
tude. 

Marguerite S 


HIVER 1956, LETTRE d’un jeune Francais au directeur 
DU JOURNAL Le Monde 

X, un jeune Frangais qui a assiste enAlgerie d de nombreux 
interrogatoires au telephone en livre id le redt 

Officier de reserve et ancien eleve de Plnstitut d’etudes poli- 
tiques, un jeune Francais qui a sejoume enAlgerie pendant les 
mois d’ete, frequente a litre amical diverses unites du 
Constantinois, Kabylie ct Oranic, rcvctual’occasion Funiforme 
pour assister a des operations, a fait en substance et sur interro¬ 
gation devant M. Robert Gauthier, redacteur en chef adjoint du 
Monde, Andre Chenebenoit, redacteur en chef, Hubert Beuve- 
Mery, directeur, les declarations suivantes. 

Dans Ic bled Pus age du telephone est si courant qu’il parait 
surprenant d’avoir a le demontrer. 

On place generalement les electrodes dans les oreilles du 
patient et on toume la manivelle. L’effet produit est tres variable 
suivant les individus et la maniere plus ou moins graduee dont 
est conduite Poperation. 11 est considerablement accm si, comme 
le font certains operateurs, on place une eponge humide entre la 
peau et Pelectrode (coinine Pa vu le temoin) ou si Pon met les 
electrodes au contact de la verge, des testicules ou de Panus (le 


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Parolas Je iortures 


temoin ne I’a pas vu mais il Ta entendu raconter par des temoins 
et des operateurs). Dans ce cas des inflammations plus ou moins 
graves sont frequentes et de nombreux mcdocins, militaires ou non, 
ont eu a en soigner. 

Ces pratiques n’ont done rien d’exceptionnel, bien au contraire. 
Si par exemple des fellaghas sont passes par un village pour s ’y 
reposer ou s’y ravitailler et qu’on veuille savoir leur nombre, la 
date de leur passage etc., on pent tres bien prendre une cinquan- 
taine d’hommes au cours d’un ratissage et les interroger au tele¬ 
phone pour les relacher aussitot apits. Un centre de renseignements 
qu’a vu le temoin fonctionnait dans certaines occasions 48 heures 
sur 48. Le telephone est manipule, soit par des gendarmes, soit 
par des hommes de troupe, soit encore par les musulmans (souvent 
par des musulmans qui ont eu des membres de leur famille assas- 
sines par des fellaghas). En tout cas, la troupe et la gendarmerie 
operent en etroite liaison. Le precede est devenu aussi frequent 
que Ic classique passage a tabac, si bien qu’une foulc de 
gendarmes, de soldats, sous-officiers ou ofFiciers pourraient en 
temoigner. 

Le temoin a eu I’impression que les interrogatoires etaient 
plus pousses en Oranie, ou les bandes rebelles appuyees sur la firon- 
tierc marocainc sont plus fortes et mcnent une lutte plus sanglante. 

La plupart des interroges parlent. D’autres, et notamment les 
conmiissaires politiques, ne disent rien. Ils sont alors envoyes 
aux echelons superieurs. Le temoin qui se trouvait la en quelque 
sorte en touriste n’a frequente que les unites en campagne et 
ignore tout de ce qui sc passe en ville dans les locaux de la police. 

II a vu un prisonnier abattu le lendemain de sa capture par le 
sous-officier charge de le garden Le temoin, dont la bonne foi et 
le serieux sont hors de doute, s’est declare pret a confirmer a tout 
moment ses declarations, mais se refuse a preciser les lieux et dates 
pour ne pas trahir rhospitalit6 qu’il a re^ue, tantot des corps de 
troupe, tantot chez les civils. 

X. 


Novembre 1956, tract diffuse par l’armee francaise 

Les mesures de represailles exercees par I 'armee frangaise 
contre les Algeriens, pour des motifs averes (embuscades, 


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Paroles de ioriures 


coupures de routes, destructions de poteaux elecriques ou 
telephoniques...) ou non, sont multiples etfrequentes. En 
void un exemple. 

HABITANTS DES OUADHIA 

Vous etes coupables de rebellion : 

Par VOS coupures de routes; 

Par VOS coupures de ponts; 

Par la destruction des poteaux electriques et tel6phoniques; 
Par des poses de mines ; 

Par des levees d’impots ; 

Par des incendies d’ecoles et des greves scolaires ; 

Par des embuscades ; 

Par votre aide a des bandits annes; 

Par la detention illegale d’armes; 

Par la constitution dc cellules anti-franqaises ; 

Par VOS opinions, vos genres de vie, vos associations anti- 
franqaises; 

Par PASSASSINAT de votre ADMINISTRATEUR. 

Vous ctes chatics; 

1° Les terroristes et complices des terroristes sont internes. 
2*^ Une amende de 5 500 000 francs vous est infligee et sera 
payee au plus tard le 3 decembre 1956. 

3° Les villages dTghil-Igoulmimene et d’Ait-Mellal sont 
cvacucs sur I’heure. 

Toute personne: homme, femme, enfant, prise dans ces villages 
sera internee. 

Tout fuyard sera abattu. 

4 ° Toute circulation : a pied, a mulet, en voiture est stricte- 
ment interdite dans tons les villages du douar. Tout contreve- 
nant sera interne. Tout fuyard abattu. 

5° Toutes les cartes d’identite sont retirees et remplacees par 
des laissez-passer temporaires. 

6° Chaque famillc devra mettre sous verre sur sa portc la listc 
des habitants de la maison. 

Pour gagner le pardon: 

1° Par village, constitution d’une Djemaa comprenant des 


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Parolas Je iortures 


representaiits de chaque famille avec election d’un president et 
d’un vice-president; 

2° Livraison par la Djemaa des assassins ct des maquisards; 
3° Livraison de 120 armes en bon etat; 

4® Egorgement rituel d’un belier, en signe de soumission, par 
toutes les Djemaa. 


Novembre 1956, t^moignage d’Annie S. 

Des Europeens continuent, tout au long de la guerre, a croire 
en une coexistence possible entre Fran pais et Algeriens. Certains 
poussent la solidarite avec les musulmans jusqu’a s’enroler dans 
le camp du FLN, pour mener des actions tant en Algerie qu’en 
metropole. 

Apres Fadolescence, J’ai decouvert Fexistence d’un fosse 
entre I’enseignement du Christ, tel que je le lisais dans la Bible, 
et ce que je voyais et entendais autour de moi, dans la rue, a 
I’eglise. Ceux que le Christ designait comme des freres qu’il faut 
secourir, c’etaient preeisement les Algeriens. 

Annie S., assistante aux centres sociaux, agent de liaison au 
FLN 

cite par Henri Alleg, La Guerre d 'Algeria, 
Paris, Temps Actuels, 1981, II p. 471. 

15 NOVEMBRE 1956, LETTRE ADRESSEE AU DIRECTEUR 
DU JOURNAI. Le Monde 

Evelyne Lavalette, ancienne Guide de France, a sympathise 
avec les Scouts de France d ’Alger, reunissant autour de rencon¬ 
tres amivales les representanis de dijferents mouvements 
educatifs et confessionnels de Jeunes, musulmans et euro¬ 
peens. Elle participe d la fabrication et d la diffusion du 
premier numero de Vorgane du FLN, El Moudjahid, tandis 
que I’abbe Declercq, aumonier des prisons et cure de Notm- 
Dame-des-Vi.ctoires, met d disposition du FLN sa roneo, ou sont 
tires El Moudjahid, Resistance algerienne et L’Ouvrier alge- 
rien. Agee de vingt ans, Evelyne est arretee le 15 novembie 1956 


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Paroles de ioriures 


d Oran et torturee pendant cinq jours par les policiers. Elle 
va passer trois annees en prison. Chez I 'abbe Barthes, les 
paras decouvrent en mars 1957 du materiel de propagande 
editepar le FLN; Us le conduisent avec d'autrespretres d la 
villa Sesini avec I * accord, de I 'aumonier parachutisie Delarue. 
L ’abbe Barthes est torture avant d ’etre condamne le 24juillet 
1957 d cinq mois de prison avec sursis, d I issue du pwces des 
« Chretiens pwgressistes ». 

Mademoiselle Lavalette, secretaire a la faculty de droit d’Alger 
sous la direction personnelle du doyen de la faculte de droit 
d’Alger, Monsieur Pereyea, et ancienne commissaire du mouve- 
ment des guides de France en Algerie, ayant appris que son frere 
avaitete indument arrete lelundi l®^novembre 1956, seconstitua 
prisonniere aupres de Injustice militaire, caserne Pelissier, bureau 
du capitaine Ardouin. Elle est livree a la DST qui la remet aussitot 
a la PJ d’Alger (commissaire Gevaudan). Cc dernier la fait trans¬ 
ferer dans la nuit du 13 au 14 novembre a la PJ d’Oran ou elle 
est arrivee le matin du 14 a 8 h 30. Au cours de cette meme 
joumee, entre 12 h 00 et 14 h 30, en I’absence des inspecteurs 
d'Oran, les quatre inspecteurs de la police judiciaire d’Alger qui 
lui ont servi d’escorte la brutalisent et la torturont, au point que 
le 30 novembre son ftere, lui rendant visite a la prison civile 
d’Oran, constate encore les traces des sevices exerces sur elle; 
yeux revulses, paralysie des bras, raideur accentuee et inclinai- 
sons forcees de la lete. 

Mile Lavallctte a ct6 detenue par la PJ d’Alger Oran pendant 
quatre a cinq jours sans nourriture et sans soins, bien que le 
docteur Barriere d’Oran, mande pour la reanimer apres les bruta- 
lites subies, ait delivre une ordonnance de prescription medi- 
cale. 

A la date du 15 d6cembre, Mile Lavallette n’avait pas encore 
recouvre I’usage de ses bras, ses compagnes devant I’aider dans 
sa toilette, et n’etait pas hospitalisee. Une radio laisse craindre 
une lesion des centres nerveux. Depuis cette date, aucune nouvelle 
n’est parvenue, precisant si des soins avaient pu lui etre prodi¬ 
gues. Sont egalement arretees Mile Jacqueline Orongo, maitresse 
d’intemat au college de jeunes filles de Maison-Carree, Mile 
Denise Pla, chimiste au laboratoire de la repression des fraudes 
a Oran et ancienne cheftaine des guides a Alger, et un certain 


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Parolas Je iortures 


nombre d’autres femmes d’Alger et d’Orati, pamii lesquelles se 
txouvaient aux environs du 15 decembre deux femmes enceintes. 
Mile Lavallctte et Mile Pla ont commis MaTtrc Thiers, avocat, 4 rue 
Alsace-Lorraine a Lyon. A Oran, ie magistrat instructeur etant le 
juge Perrin Ravier de la quatrieme chambre d’instruction. 


28 NOVEMBRE 1956, LETTRE DU CAPITAINE X AU DIRECTEUR 
DU JOURNAL Le Monde 

En 1956, annee de I 'envoi du contingent en Algeriepar Guy 
Mollet, trh rares sont les journaux qui osent reveler Vusage 
de la torture par I 'atmeefrangaise. Ce silence n 'est rompu que 
par de rares articles comme celui de Frangois Mauriac des 
1955 dans L’Express intitule « La question », ou le texte 
d'Henri Marrou, « France ma patrie » (Le Monde, 5 avril 
1956, cf. supra). II n y a jamais eu de reconnaissance offi~ 
cielle de la torture, I 'Etat ay ant constamment nie et systema- 
tiquemenl poursuivi les Frangais qui osaient en parler 
publiquement. 


Le 28 noveinbrc 1956 

Monsieur le directeur, 

Chaque semaine ma femme nous expedie Le Monde, et je 
vous assure que dans nos montagnes de la region de Palestro, la 
lecture de votre journal est appreciee, car nous sommes a meme 
de Jugcr ici que vous nc craignez pas de dire la v6rit6. 

C’est pourquoi je n’hesite pas a vous dire, Monsieur le direc¬ 
teur, combien est lamentable un gouvernement qui agit ainsi a 
I’egard de votre journal. II est vrai que nous n’en sommes plus a 
un etonnement pres. 

Voila, c’cst tout. Je voulais simplcment vous apportcr le temoi- 
gnage de ma sympathie. Pourun lecteurau numero, comment peut- 
elle devenir agissante ? 

Veuillez croire, M. le directeur, a I’assurance de mes senti¬ 
ments admiratifs pour votre eourage irrespectucux, pour votre 
journal et son equipe. 

Capitaine X. 


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Paroles de ioriures 


AFFAIRE MANDOUZE 


29 NOVEMBRE 1956, LETTRE DE X AU PRESIDENT DU CONSEIL 
Guy Mollet, envoyee en copie au directeur du Monde 

Andre Mandouze, normalien, chretien, specialiste de saint- 
Augustin,fut au cceur de la Resistance / ’un desfondateurs en 
1942 de Temoignage Chretien, doni il fut lepremier redac- 
tear en chef. Prqfesseur a I 'universite d ’Alger en 1946, il 
militepour I ’independance de I ’Algerie. Il est, aux cotes d’au~ 
tres intellectuels cathoUques comme FrangoLs Mauriac, Henri 
Guillemin, Henri-lrenee Marrou (son maitre en augusti- 
nisme), Pierre-Henri Simon, I ’un des plus acdfs opposants a 
la torture, ecrivant notamment dans Le Monde, France 
Observateur ou Temoignage Chretien. 

En novemhre 1956, Mandouze, alors professeur d I’univer¬ 
site de Stf^asbourg, est entendu comme temoin par la DST 
apres Varresialion des principaux dirigeanls du FLNalgenen, 
dont il estsoupgonne d ’etre le complice. Il est ensuite conduit 
d la prison de la Sante, ou ilpassera plus d’un mois. 

Paris, le 29 novembre 1956, 

Monsieur Guy Mollet 
President du Conseil 
Paris 

Monsieur le Pr6sidcnt, 

L’airestationdu professeur Mandouze etPinterrogatoire subi 
par sa femme et ses enfants nous ont fortement inquietes. En 
effet, la realisation d’une veritable democratie en Algerie dans 
la ligne meme du socialisme necessite etnecessitera toujours un 
dialogue. 

Ce dialogue reclame des intermediaires avertis et competents. 
Il y a encore quelques mois, le professeur Mandouze avait 
pu etre considere comme Tun d’entre eux. 

Son autorite ct scs activites semblaient en effetpouvoir contri- 
buer efficacement a Petablissement d’uue solution pacifilque. 
Son action et sa vie depuis 10 ans etaient devenues symboliques 
de cette volonte de recherche d’une paix veritable. Aussi ne 
comprenons-nous pas comment brusquement aujourd’hui, le 


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Parolas Je iortures 


gouvemement incarcere le professeur Mandouze, ou plutot refii- 
sons-nous encore d’interpreter cette arrestation de la seule fat^on 
qui s’impose. 

Mais si cette arrestation devait etre maintenue, notre incom¬ 
prehension et notre inquietude se transformeraient en profond 
desarroi, et nous serions obliges d’en tirer des conclusions en 
contradiction complete avec ce que vous nous aviez promis et 
affirme maintes fois. 

Veuillez agreer, M. le president, Texpression de nos senti¬ 
ments douloureusement 6prouves. 

X 


5 DECEMBRE 1956, Georges Suffert, Le Monde 

Proche d'Andre Mandouze, Georges Suffert (ne en 1927) est 
redacteur en chefde Tcmoignagc Chretien et ne pent pas ne 
pas s 'indigner lorsque la DST arrete son ami. Geotges Suffert 
s 'est engage tres tot pour Pindependance du Maroc puis de 
I’Algerie, militant centre la guerre d'Algerie et contre le 
recours a la tortwe. 

« Un recidiviste » 

II faut que le probleme pose par Tincarceration a la Sante 
d’Andre Mandouze, professeur d’universite, ancien resistant, 
fondateur avee le rbverend pere Chaillct de Temoignage ChrMien 
a une epoque ou certains de ceux qui I’accusent trahissaient la 
nation, so it resolu dans la cl arte. Ou bien Mandouze est coupable 
d’avoir demoralise la nation et en ce cas il doit repondi'e de ses 
actes. Ou bien il est innocent et il doit etre relache immediatement. 
On rough d’avoir ^ ecrire de telles evidences. Elies sontpourtant 
necessaires a une minute ou chacun tente de brouiller les cartes. 
Le vrai crime de Mandouze, e’est de recidiver. En 1941, a Lyon, 
il n’avait que mepris pour le gouvemement du marechal Petain 
et la capitulation irangaise. Dc sa chaire a la facultc de Lyon, il 
clamait chaque semaine son opinion. Mieux encore : il s’avisait 
de I’ecrire noir sur blanc, et comme il n’hesite pas sur le choix des 
moyens, il fondait avec le pere Chaillet un journal clandestin 
pour que les choses soient claires. On lui en fut reconnaissant la 


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Paroles de ioriures 


Liberation venue, pendant quelques seniaines tout au moins. 
Cette forte tete decidement incorrigible a de nouveau constate 
qu’on traitait drolement 1 ’homme sur une terre consideree comme 
fi'an 9 aise, et du meme coup voila qu’on I’envoie derriere des 
murs d’ou son silence nous parvient comme un bruit fracassant. 

Bien entendu son dossier ne contenait rien. Mandouze n’a 
pas de bombes dans les poches, il ignore les secrets de la Defense 
nationale - ou les connait comme vous et moi, ce qui revient au 
meme. Mandouze n’a que des amis dont la faute impardonnable 
est d’etre musulmans. Bref il est imiocent Chacun en convient 
entre la poire et ie fromage : « Qu’on le libere ! » s’ecrie I’opi- 
nion publique. 

Relache, il va faire encore plus de bruit. Il va ecrire a tort et 
a travels, monter sur les treteaux, se coltiner a Wagram avec 
ceux qui voudront le faire taire. Il tient a la paix comme a sa 
propre chose : en prison il fait du bruit, en liberte il en fera plus 
encore, 

11 faut done le liberer et simultaneraent le rendre inoffensif. 
Ici Tastuce touche au genie : « Mandouze n’est ni innocent ni 
coupable ». Sugg^re-t-on: « C’est un illmnine » ? « Que croyez- 
vous done qu’il cherche ? La solution politique d’un conllit poli¬ 
tique ? Pas du tout. Il desire simplcmcntprofiterdc reffondrement 
frangais en Afrique du Nord pour caser sa religion sur les rivages 
sud de la Mediterranee, bref, reediter le coup d’un saint-Augustin. 
C’est un Chretien, done le promoteur de ce qui n’est guere autre 
chose qu’une secte d’illumines - dont il est vrai qu’elle a depuis 
vingt sicclcs fait quclquc bruit. » 

Si Mandouze doit etre relache pour cette mauvaise raison, 
rassurons done ceux que cette pirouette intellectuelle est deja 
en train d’affermir dans leur bonne conscience. Mandouze est 
sain d’esprit. Il ne confond pas tout: ce qu’il cherchait, ce pour- 
quoi il se bat, c’est le reglement politique d’une affaire poli¬ 
tique. Ayant quelque connivence avec lui, nous sommes tres a 
meme de dire qu’une liberation a ce compte-la serait une impos¬ 
ture : c’est parce qu’innocent politiquement que Mandouze doit 
etre libere, et le christianisine n’a rien a voir a 1’affaire. 

En verite, la raison du malentendu suggere est evidente. 
Mandouze a deux fois raison; il y gagne sur la morale et sur la 
politique: il conjuguedans son attitude I’homietete d’unhomme 
libre et le realisme d’un homme de bon sens. Or Machiavel nous 


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Parolas Je iortures 


I’a bien dit: on ne pent pas gagner sur les deux tableaux. La 
bonne politique se fait a coup de duperie vis-a-vis des horames, 
et la bonne morale n ’a pas de mains pour entrer dans cette fange. 

Etrange hommage que rendent certains chretiens a la morale 
des petits hommes politiques dont le monde est plein. Notre seule 
consolation, c’est qu’ils perdent eux aussi et que bien des honunes 
commencent a s’apercevoir qu’il n’est pas politiquement derai- 
sonnable de rester fidele a quelques principes qui sont de toutes 
les morales. 

Georges Si:ffert 


Decembre 1956, lettre d’Y. G. au directeur du journal 
Le Monde 

L 'amieefrangaise entend menerenAlgerie une «gue?Te psycho- 
logique », consistant mains a gagner des hatailles qu ’d 
conquerir les espnts des masses. Les militaires, venus recem- 
ment de meiropole, comprenneni mal la guerre dans laquelle 
Us penetrent - une guen^e qui n 'oppose pas simplement une 
armee d une autf'e : ils 'agitd'uneguerre revolutionnaire, ou 
plutot contre-revolutionnaire, ou le contexte de Guerre froide 
et de lutte contre le communisme n 'estpas etranger. L 'objectif 
de I 'armee frangaise est done de « gagner les emirs », y compris 
par la propagande: « L 'enjeu de la lutte est la population ». 
Des lors, il est evident que le positionnement du journal Le 
Monde (denoncer la torture, rompre la loi du silence) contre- 
carre les plans des militaires, d'ou I 'accusation frequemment 
utilisee de « demoralisation » de I 'armee et de I 'opinion. 
L 'officier Y.G. en fait id le reproche au directeur du Monde. 
L 'armee frangaise a ete la premiere, notamment avec le colonel 
Lacheroy, d theoriser cette « guerre psychologique » ou 
« guerre conlre-revolutionnaire », en reference a la guerilla 
theorisee par Mao Zedong, pour qui le combattant doit vivre 
au sein de la societe civile comme « un poisson dans I 'eau ». 

Monsieur le directeur, 

Officier au deuxieme bureau d’un secteur en Algerie et charge 
de la guerre psychologique, je prends la liberte de vous ecrire 
pour attirer votre attention sur I’influence nefaste qu’exerce votre 


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Paroles de ioriures 


journal sur la population d’Algerie. Je peux vous affimier, en 
toute conscience, que Le Monde constitue sur le plan de la lutte 
psychologique que nous menons ici, un element malfaisant qui 
gene notre action, quand il ne la contrecarre pas tout simple- 
ment. 

Vous n’ignorez pas Timportance de cette lutte psychologique 
dans les operations qui se deroulent en Algerie. Uadversaire, le 
fellaglia, ne peut subsister que grace a Tappui merae passif qu’il 
obtient de la population musulmane par la terreur. II vit dans son 
sein « conune un poisson dans I’eau ». Cette population qui a dej^ 
r experience des abandons d’lndochme, de Tunisie, du Maroc, 
n’estpas sure dutoutde lavolonte de la France de se maintenir 
en Algerie. Malgre son desir de paix et sa lassitude extreme, elle 
reste fermee, ou tout au moins reservee, meme lorsqu’elle nous 
est favorable. Elle ne donne aucun renseignement et le fellagha 
court, assassine, tend des embuscades meurtrieres. L’enjeu de 
la lutte est la population. Le problcme pour nous consistc a la 
liberer de I’emprise du fellagha, a la liberer de la peur, pour 
I’amener a cooperer avec nous. Le probleme est d*ordre essen- 
tiellement psychologique. II est parfaitement possible de le 
resoudre. Et dans notre secteur, des progres considerables ont ete 
faits dans cette voie depuis trois mois. Le theme de base de notre 
action est de persuader la population que la France ne les aban- 
dormera jamais, que la rebellion est condamnee, que ses echecs 
et la defaite militaire de I’Egypte lui enlevent tout espoir, que la 
France est resolue a retablir Fordre, qu’elle leur offre un avenir 
mcillcur, que leur intcret est de sc rallicr ouvertement k la France 
et d’aider Farmee a liquider les fellaghas. Dans la mesure oil 
cette population se rallie a nous, Fordre et lapaix reviennent, la 
vie normale reprend, les habitants doiment des renseignements, 
les fellaghas sont refoules et traques dans la montagne. Si la 
population ne nous croit pas et ne nous fait pas confiance, elle 
reste fermee, muette, et le fellagha continue de sevir. Et ce sont 
de nouveaux attentats, de nouvelles exactions, de nouveaux 
deuils. C’est la queLe Monde se revele malfaisant. C’est a juste 
titreun journal scrieux etbien informc; il estluparbcaucoup de 
musulmans et surtout par ceux d’entre eux qui sont nos adver- 
saires. C’est pourquoi en semant dans Fesprit de ces gens-la le 
doute sur la justice de notre cause, sur le bien-fonde de notre 
action en Algerie et en Egypte, sur Fechec certain de la rebellion 


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Parolas Je iortures 


a plus ou moins longue echeance, sur les progres de la pacifica¬ 
tion qui sont reels , Le Monde donne des arguments contre 
nous, a nos advcrsaires pour prolonger le combat, a la population 
pour Tester sur la reserve et persister dans son mutisme et sa 
meflance. 

Nos renseignements nous montrent constamment les fella- 
ghas utilisant, pour leur propagande, les articles de la presse fran- 
paise, et en particulier du Monde que sa reputation rend d’autant 
plus malfaisant. 

Exemple recent: I’article intitule « U^chec » de Maurice 
Duverger, les articles signes R G et Latreille dans le numero du 
23 novembre [ 1956], pour ne pas revenir sur celui trop celebre de 
M. Marrou. Quand vous expliquez que la pacification en Algerie 
ne fait aucun progres, que nous avons subi un echec grave en 
Egypte^, que d’ailleurs notre cause y etait injuste, vous etes tout 
a fait dans la ligne de la propagande actuelle des fellaghas et vous 
la renforcez. 

Ce que je vous dis n’est pas mon opinion, ce sont des rensei¬ 
gnements que je possede et que je porte a votre coimaissance. 
Or comment appelle-t-on dans notre nation le lait de donner a I’ad- 
versaire des raisons de combat ? Demandez aux parents des petits 
soldats du contingent qui ont etc tues en Algerie. Car en defini¬ 
tive, e’est par des morts d’hommes que se solde ici toute action. 
Dans ma famille, ou Ton est officiers de pere en fils, depuis 
plusieurs generations, on appelle cela de la trahison. Si vous 
appelez cela autrement, je serais heureux de savoir comment. 

Vous me repondrez pcut-ctrc que dans un pays libre, le devoir 
de la presse est d’informer exactement Topinion, meme si la 
verite est deplaisante. Je vous Taccorde tout a fait et en tant qu’of- 
ficier du deuxieme bureau qui a longtemps combattu dans la 
troupe en Italic, en France, a Madagascar et en Indochine, je sais 
trop quelles sont les consequences d’unc niauvaise evaluation 
d’un adversaire ou d’une situation. Mais la verite n’existe pas 
en soi. Elle n’existe que par la fa^on dont on la presente. Elle 
possede deux faces, le cote ombre et le cote soleil. Or vous ne 
presentez jamais dans Le Monde que le cote ombre, le cote negatif 
de la verite, et non le cote positif qui mene a Taction. L’opinion 
franqaise a certes le droit d’etre informee, mais a le droit aussi de 


3. Dans la crise de Suez. 


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Paroles de ioriures 


coimaitre les raisoiis d’esperer et d’agir. Et elles sont nombreuses. 
Je comprendrais fort bien que vous disiez aux Fratigiais a la 
maniere dc Churchill en 1940 : « nous pensons que les declara¬ 
tions officielles sont trop optimistes ». Notre action en Algerie 
commence a porter ses fruits, la situation s’ameliore, lentement 
certes - mais dans ce genre de guerre c’est inevitable. Nous 
tenons le bon bout. Cependant, il ne faut pas se dissimuler que 
la situation est encore serieuse. 11 reste de gros efforts a foumir, 
abordons-les avec courage, bien des epreuves et bien des morts 
nous s6parent du but. 

Mais vous n’avez pas le droit d’insinuer que les declarations 
du gouverneur general sont fausses, de critiquer son action en 
Algerie sans proposer une autre solution que vous etes capable 
vous-meme d’appliquer dans les faits, de proclamer que notre 
intervention en Egypte est injuste, et qu’elle se solde par un 
echec. Vous n’avez pas le droit de dormer des arguments a la 
propagandc dc nos adversaircs, par lesquels vous scrcz rcspon- 
sable de nouveaux morts dans nos rangs, dont ceux de la popu¬ 
lation. 

Que nous iinporte que des intellectuels douillettement installes 
dans une existence confortable et sans risque aient des scrupules 
dc conscience, nous exposent le pessimisme que Icur inspire la 
situation vue de leur chambre ? Sont-ils charges de Taction en 
Algerie ? Ont-ils la responsabilite du retablissement de Tordre ? 

Alors qu’ils aient eux-memes la pudeur de se taire et de ne pas 
contrecarrer par leurs doutes et leur pessimisme ceux qui ont la 
responsabilite dc 1 ’action. II est facile, dans son bureau parisien, 
d’invoquer de grands principes, d’emettre des critiques indi- 
gnees,de redigerun bel article ouTon regie leproblemeen quel- 
ques lignes. II est moins facile de retablir Tordre et la confiance 
dans les douars d’Algerie, d’organiser et d’administrer le pays, 
tout en courant apres les fellaghas dans la montagne, au milieu 
des intemperies, au peril de sa vie et loin de sa famille. 

Ou bien que ces intellectuels descendent dans Tarene et vien- 
nent nous apporter ici, sur place, le concours de leur intelligence: 
Tarmcc accepte tons les concours cn ce moment. Ils mesurc- 
ront, a leurs depens, la distance qui separe les belles theories des 
realisations pratiques, qui separe la pensee de Taction. 

Vous comprendrez done. Monsieur le directeur, la legitimite 
de mon indignation, qui est partagee par tous mes camarades. 


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Parolas Je iortures 


lorsque nous lisons dans Le Monde des articles qui rendent vains 
nos efforts, compromettent notre action, et contribuent en defi¬ 
nitive a prolonger la rebellion. 

Veuillez agreer, Monsieur le directeur, Tassiuance de ma consi¬ 
deration distinguee. 

Y.G. 


12 DECEMBRE 1956, LETTEIE DE ROBERT LACOSTE 
A Hubert Beuve-Mery 


La correspondance d’Hubert Beuve-Mery, adressee d Robert 
Lacoste, ministre residant en Algerie, on au president du 
Conseil Guy Mallei, ainsi queses ediioriaux, durant Vannee 
1956, temoignent que le directeur du Monde ne cessa d 'alerter 
et de sensibiliser les principaux hommespolitiques de I 'epoque. 
Robert Lacoste justifie id les moyens et les objectifs de la 
politique qu HI mene en Algdie avec le soutien du gouverne- 
ment—retablir I 'ordrepour aboutir ensuite a im reglemenlpoli¬ 
tique stigmatisant ceux qui voudraient salir I 'honneur de la 
France. 


Le ministre residant en Algerie 
Alger, le 12 decembre 1956 

Monsieur, 

Je n’ai pas besoin de vous dire que nous ne sommes pas d’ac- 
cord sur les vucs que vous developpez dans Le Monde sur la 
situation en Algerie. 

Vous commettez de tres nombreuses erreurs, dont lapremiere 
est de ne pas vous etre rendu compte qu’au cours des premiers mois 
de cette annee, il n’y avait absolument rien d’autre a faire en 
Algerie que de r6tablir une certaine coherence fran$aise pour 
pouvoir ensuite aboutir a un reglement politique. Quand je dis 
« coherence fran 9 aise »Je ne pense pas, faites-moi Thonneur de 
le croire, aux elements franyais d’origine, mais je pense a I’in- 
flucnce et aux possibilitcs d’action dc la France en Algerie. 

Acette epoque, une seule alternative etaitpermise: ous’enaller 
completeinent et tons les musulmans pensaient alors que nous parti- 
rions, ou tout reprendre a nouveaux frais pour mieux reconstruire. 

Votre deuxieme erreur, e’est de me prendre pour une sorte 


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Paroles de ioriures 


d’adjudatit de service qui n’est venu ici que pour deployer des 
forces railitaires. Je suis venu pourpromouvoir, dans des condi¬ 
tions honorables pour notre pays-qui seul m’importc-un regle- 
ment politique. 

C’est debut juillet, ecrivant a M. le president de laRepublique 
et a M. le president du Conseil, que j’ai annonce que je mettais 
tout de suite a l*etude-une etude difficile, CToye/-le bien - les 
fondements politiques d’une Algerie nouvelle. 

C’est a la meme date et dans la meme lettre que j’ai dit qu’il 
serait necessaire d’annoncer, le plus rapidement possible et avec 
le plus large accord des milieux politiques metropolitains, les 
intentions veritables de la France pour le reglement de la situation 
algerienne. Je ne veux pas poursuivre ces explications: je projette 
d’ecrire longuement a M. Beuve-Mery pour I’eclairer et parce 
qu’il est depuis plusieurs annees un des rares hommes dont le juge- 
ment peut, en quelque mesure, me satisfaire ou m’attrister. 

Mais je nc puis laisscrpasser Ic reproclie que vous me faites, 
dans votre article du 12 septembre : « Je lui reproche d’avoir 
voulu, en outre, faire plaisir a certains d’entre eux et d’avoir 
laisse, en consequence, inflechir sa politique par la centaine 
d’Algeriens fran?ais et riches qui, depuis toujours ont conlrarie 
les efforts de la Metropolc, chaque fois que celle-ci a voulu 
accorder aux musulmans, si modestement que ce fut, la recon¬ 
naissance des droits politiques.» 

Je voudrais vous demander de quelles personnes il s’agit, ou 
ai-je vu ces personnes, quand leur ai-je parle, ou ai-je traite avec 
dies ? 

Je n’en connais aucune, sauf M. Blachette qui m’a comble de 
calomnies parce que j’ai voulu porter de 15 centimes a 1 000 
francs par tonne la redevance qu’il doit nomialement payer a 
I’Algerie, en compensation du droit qui lui est accorde de cueillir 
I’alta. 

Est-ce que j’ai fait plaisir aux gens dont vous parlez en 
supprimant I’Assemblee algerienne qui dait leur chateau-fort ? 
Est-ce que j ’ai fait plaisir a ces memes gens en me prononqant 
pour le college unique ? Leur ai-je fait plaisir en changeant Ic 
personnel des directions du Gouvemement general, en trans- 
fonnant les communes mixtes en communes de plein exercice, 
en faisant nommer, aprd bien des efforts, Tepee constamment 
dans les reins des services, 1 400 Musulmans a la fonction 


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Parolas Je iortures 


publique et en faisant apprehender 90 000 hectares de terre qui, 
a la fin du mois de septerabre ou au debut d’octobre, seront a 
notre disposition pour ctre distribues aux cultivatours musul- 
mans ? Ai-je fait plaisir a ces gens en rejetant par deux fois I’ul- 
timatum qu’ils m’ont presente au sujet de I’execution des 
musulmans condamnes a mort anterieurement au mois de fevrier 
dernier ? 

Je crois que vous n’avez pas suffisamment reflechi avant 
d’ecrire les propos fort desobligeants reproduits plus haut. 

Done, a priori, je ne vous reproche aucune malveillance. 
Toutefois, e’est tout a fait mon droit -un droit moral il est vrai - 
de vous demander qui vous avez voulu viser en parlant de cette 
centaine d’Algeriens fran 9 ais qui exerceraient surmoi Tinfluence 
que vous dites. Peut-etre irai-je vous demander, sur le plan humaiu, 
si vous croyez que vous pouvez avoir la conscience satisfaite 
d’avoir agi aussi legerement. 

Puisque vous ctes catholique, Je puis bicn vous dire que je 
devrais etre, il me semble, un des tout demiers hommes politiques 
avec lequel vous auriez du agir d^une fapon qui m*est si grave- 
ment dommageable. 

Je vous pric de croirc. Monsieur, a I’assurance de toute ma 
consideration. 

Robert Lacoste 


18 Dk:EMBRH 1956, Rk:iT DU MAIRE D’ArTHUR 

Le maire d'Arthur relate les mesures de terreurprises par 
I ‘atmee frangaise dans les villages, \>isant d terroriser la popu¬ 
lation et d la dissuader de soutenir la cause des « rebelles ». 

Le 10 novembre, sur I’ordre du capitaine de la SAS, A..., et 
de Tautorite militaire, tous les magasins, toutes les epiceries et 
toutes les boulangeries des Ouadhias-tribu (sept villages) et des 
Ouadhi as-centre fiirent femics. Certaines epiceries ont etc videes 
de leur contenu par la troupe. Une perquisition monstre fut alors 
organisee et toutes les denrees alimentaires trouvees rendues 
impropres a la consommation, soit en y versant du petrole, soit 
en y melangeant du sable, de lapoudre DTT, ou en les jetant au 


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Paroles de ioriures 


feu. Tous les homines furetit arretes et conduits dans des camps. 
Ordre a ete donne aux femmes et enfants d’evacuer sans delai 
les deux villages d’Tghil-Igoulmimene et Tikioucht. Certaines 
families, femmes et enfants seulement, se sont refugiees chez 
des parents et les autres, qui n^ont pu trouver asile, ont ete 
parquees dans une grande plaine, a proximite du marche des 
Ouadhias, sans abri d’aucune sorte et exposees jour et nuit au 
froid, a la pluie et au soleil, sous la surveillance des militaires. 
En ce qui conceme les sept autres villages, tous les hommes, 
comme ceux des deux villages cites plus haut, ont ete rassem- 
bles dans des camps et les femmes et les enfants consignes 
dans leurs detneures ou tous et toutes, y compris les bebes, 
sont reduits a mourir de faim, de soif et de froid. [...]. II y a done 
trente-huit jours que les populations des villages n’ont aucune 
denree alimentaire, ni aucim combustible. Les animaux eux- 
memes sont condamnes a crever de faim et de soif, puisqu’il est 
interdit aux proprietaircs de les mencr au pacage. Sur la porte 
de chaque maison doit se trouver une affiche sous verre indi¬ 
quant les noms, prenoms, ages des occupants. Toute personne 
autre que celles mentionnees sur I’affiche est immediatement 
abatlue. 

Ch.-H. FavroDj La Revolution Algerienne, Plon, 1959 


Avril 1957, Robert Bonnaud, Esprit 

Robert Bonnaud, historien neen 1929, defenseur de la cause 
anticolonialiste, condisciple et ami de Pierre Vidal-Naquet, 
organise d Marseille en 1956 les premieres protestations 
d’appeles lors du depart du contingent pour I’Algerie. II 
denonce en avril 1957dans Esprit les massacj-es commispar 
Varmee frangaise auxquels il a assiste en octobre 1956, les 
bains de sang et une oppression constante. Cet article, inti¬ 
tule « La paix des Nementchas » (les Nementchas sont un 
prolongement des Atires), fait grand bruit. En juin 1961, 
Bonnaud sera arrete et mis en prison pour ses activites de 
soutien au FLN et libere en juin 1962, apres la fin de la 
guerre. 


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Parolas Je iortures 


« La paix des Nementchas » 

Que le massacre ait lieu sur le terrain, des la capture, ou de 
rctour an bordj, ou dans quelquc ravin apres coup, qu’on le dissi- 
mule aux soldats ou qu’on I’affiche avec une sorte de desinvol- 
ture fanfaronne, le massacre a lieu tout de meme. [...] Les 
prisonniers sont ramenes a Tarriere : a Tebessa, la cour de la 
caserne Negrier vit arriver un jour un GMC rempli de prison- 
niers algeriens. C’etait a la suite d’une des embuscades meur- 
trieres subies par le 60® RI sur la frontiere tunisieime. Les captifs, 
ligotes, avaient ete entasses entre les ridelles, couches les uns 
sur les autres comme des sacs de charbon. Un certain nombre 
avait deja succombe a I’asphyxie et aux chaos de la route* Les 
convoyeurs, soldats appeles du 60®, se mirent a decharger le 
camion : ils tiraient par les pieds le corps plus ou moins inerte, 
et le laissaient tomber a terre, de tout son poids et de toute la 
hauteur du plateau. Un so us-lieutenant rappele, en gamison a 
Tebessa, qui assistait au spectacle, crut devoir faire quelque 
chose : « Especes d’abrutis, commence-t-il, je vous... » Un des 
abrutis se retouma, fonqa sur Pinterpellateur dans Tintention de 
le rosser, s'avisa du grade, s’arreta en hurlant : « Abruti toi- 
meme » et retouma a sa besogne. 

Robert Bonnaud 


Janvier 1957, recit de Pierre Sergent 

De Janvier d juillet 1957, la « hataille d'Alger » fait rage, 
mettant aux prises la 10^ Division parachutiste et le FLN. 
Pierre Sergent (1926-1992) aSOans en 1956. Ancien resistant, 
ancien combattant de la Guerre d 'Indochine, il est capitaine 
enAlgerie, dans la i(P DP, commandeepar le general Massu. 
Henri Alleg, I 'auteur de La Question, ajfirme que ses ojjiciers 
pratiquerent la torture sur lui et Maurice Audin. 

Implique dans le putsch d 'Alger, Sergent prendra de hautes 
responsabilites au sein de I 'OAS. Entre dans la clandestinite, 
condamne d mart par contumace en 1962 et 1964 au proces 
devant la Cour de surete de I 'Etat desprincipaux difgeants de 
VOAS, il sera amnistie en 1968. 

Pierre Sergent expose id la vie quotidienne des militaires 
jrangais en 1956-1957: comment la torture est entree dans I 'or- 


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Paroles de ioriures 


dinaire, sans consideration aucune pour les « grands principes 
». La torture est effectivementpratiquee d Alger de maniere 
massive par I 'armee, et pas uniquement en vue d’ohtenir des 
renseignements, mais pour terroriser la population. 

L’escalade de la violence se poursuivait, tandis que le REF* 
et les autres regiments de la 10^ DP travaillaient vingt-quatre 
heures sur vingt-quatre: interrogatoires, verifications, exploita¬ 
tions, patrouilles, controles d’identite, recensement... Le 26 
janvier 1957, trois attentats detniisirent des cafes oti se retrou- 
vaient les jeunes etudiants et toute une population de femmes et 
d’enfants : TOtoinatic, La Cafeteria et Le Coq hardi. Bilan 
af&eux. Une boucherie. Ces explosions atteignaient les paras au 
cceur : le FLN leur lan 9 ait un defi ! « Vous ne nous trouverez pas. 
Meme vous, les paras. Vous vous heurterez au mur de silence de 
la population. » 

Les paras se jurerent de gagner, et de gagner vite. Meme ceux 
a qui I’emploi de la force pour obtenir des renseignements faisait 
horreur fiirent alors convaincus que seule cette solution airete- 
rait le massacre. Ce 26 janvier, le FLN avait fait jouer un declic 
dont il ignorait les repercussions. En massacrant des innocents 
sous Icur ncz, il avait tuc les derniers scrupules des parachu- 
tistes. Beaucoup d’entre eux, qui s’etaient jure de ne jamais faire 
ce « sale boulot», s’y lancerent a fond. 

Quarante-huit heures apres ces attentats, la greve generale 
donna Poccasion aux parachutistes de prouver que les choses 
allaient changer k Alger. La plaisanteric avait asscz dure. Puisque 
le gouvemement, socialiste de surcroit, donnait I’ordre de briser 
la greve generale, elle le serait, et en beaute. C’etait Poccasion 
unique de montrer a la population qu’elle ne devait pas etre la 
chose du FLN. Les parachutistes savaient tres bien que ces 
pauvres bougres d’6piciers ou de poin^onneurs de tickets ob6is- 
saient aux rebelles beaucoup plus par crainte que par amour. On 
allait leur demontrer qu’ils n’avaient pas a craindre le FLN. 

Et la greve fut brisee. Des le 2, les soldats allerent cher- 
cher les ecoliers chez eux pour les conduire on classe. Los 
entreprises avaient du fournir a Parraee une liste de leurs 
employes. L’armee vint les prendre en camion. Certains chefs 


4. Regiment etranger de parachutistes. 


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Parolas Je iortures 


d’entreprise, peu confiants dans relficacite de Taction militaire, 
en avaient profile pour se metlre en vacances. II faliut, eux 
aussi, les ramener a lenrs bureaux. Lcs boutiques fiircnt ouvertes 
de force. Encore fallait-il les ravitailler. Des commandos, 
largues dans la campagne, obligerent les maraic hers a appro- 
visionner la ville. Les militaires envahirent les usines laitieres, 
surveillerenl les chantiers. En trois jours, la greve etait enrayee. 
La cigarette prohibee reapparut aux levres des fumeurs, les 
terrasses des cafes desertees se repeuplerent. Le FLN avail 
6choue. 

Mais il n’avait pas desarme. Deux bombes dans les stades, le 
10 fevrier, firent une nouvelle hecatoinbe. Spectacle afFreux. Du 
sang. Des chairs dechiquetees. Des membres sectionnes. Des 
debris humains. De quoi faire monter la haine dans les coeurs les 
plus charitables. 

On nc pouvait pardonncr ga. Pcrsonnc nc pouvait pardonncr 
ga. 

« Ah! les fiimiers !... Les fumiers !...» 

Pour les capitaines du 1=^ REP, il n’y avait pas de dimanche. 
Ils n’y etaient pas au stade, eux. Ni au cinema. Ils etaient enfermes 
dans des licux souvcnt sordidcs avcc Icurs prisonniers. "fereintes. 
Tombant de sommeil. La fatigue qui ecrasait les hommes, atta¬ 
ches la, devant eux, et qu’ils interrogeaient, les en rapprochait 
presque. De temps en temps, ils s’enervaient et secouaient ces tetes 
de mules.« Alors I Tu vas te decider a parler ? » 

Ils nc s’amusaicnt pas. Ils n’eprouvaient aucunc haine pour ces 
etres. Mais ils detestaient leur silence. Ils voulaient reussir a leur 
arracher quelque chose. Cela n’etaitpas reprehensible. Ce n’etait 
pas leur metier. Ils n’avaient pas choisi de le faire. La souffrance 
qu’ils imposaient aux assassins eux-memes ou a leurs complices 
n’avait aucunc mesurc avcc la cruautd dont ccux-ci avaient fait 
preuve en assassinant froidement des innocents, des femmes et 
des enfants. 

Peu a peu, a force de travail, d’application et de perseverance, 
les officicrs dccouvrircnt les techniques des tucurs du FLN. 
L’arme que devait utiliser le tueur etait deposee chez un cormner- 
gant quelconque, qui la cachait. Un deuxieme sbire venait la 
prendre, la passait a un troisieme. C’etait celui-la, le vMtable 
tueur qui, une fois son ordre execute, remettait Tarme a un 


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Paroles de ioriures 


quatrieme individu parfaitement ignorant de la chaine initiale 
et de I’usage qu’on venait de faire de cette arme. Le tueur, quant 
a lui, s’evanouissait dans la nature. 

Les legionnaires decouvrirent ainsi de vraies filieres. 11s purent 
commencer a operer. Ils ne s ’y prirent pas coinme de simples poli- 
ciers. Ils restaient en « operations ». D’ou une atmosphere tres 
particuliere de combat qui leur rappelail bien plus les combats 
de grottes qu’ils avaient livres dans les djebels que le travail de 
flic. II fallait encercler le logement vise en grimpant sur le toit 
ou la terra.sse, en bouchant toutes les issues possibles, les rues, 
les portes, les fenetres. Tache difficile. 

Beaucoup d’immeubles avec de multiples issues pouvaient etre 
relies par des portes dissimulees. 11 fallait ensuite penetrer dans 
les maisons et chercher les caches. Les parachutistes connaissaient 
bien des techniques de caches. Ils en decouvrirent une infinite 
d’autres, des faux murs, des doubles plafonds, les couches de vieil- 
lards impotents... 

Puis, les documents saisis et les interrogatoires etaient analyses, 
disseques, recoupes. Les officiers voulaient comprendre Porgani- 
sation qu’ils avaient a combattre, coimne ils avaient compris celle 
du bled. Ils trouverent des chainons. Ils s’efTorcCTent de les raccro- 
chcr les uns aux autres. En quelqucs semaines, ils y parvinrent. Non 
seulement ils savaient comment fonctionnait la zone autonome 
d’Alger, mais ils connaissaient une grande partie des noms qui 
s’inscrivaient au fur et a mesure dans les cases de 1 ’organigramme. 
Chaque fois qu ’ils trouvaient des photographies de leurs adversaires, 
ils les fixaient au mur. Ils vivaient ainsi avec leurs ennemis qui deve- 
naient, au fil des jours, de vieilles connaissances. 

Chaque commandant de compagnie etaitun officier de rensei- 
gnements. 11 rayait d’un coup de crayon rouge le nom de celui 
qui tombait. Et 9 a tombait dm. L’efficacite des « Leopards », 
des « Homines lizards », des « Casquettes », des« B 6 rets verts » 
comme on les appelait indifferenunent, etait terrible, si terrible 
que la terreur changea de camp. 

Les officiers entendaient les hurlements que les milieux 
progressistes se mettaient a pousser au nom des grands prin- 
cipes. Us y resterent sourds un bon moment. Et puis, un jour, ils 
en eurent assez. Quitte a supporter les injures, autant que ce soit 
pour quelque chose! 

Pierre Sergent, Je ne regrette rien, Fayard, 1975 


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Parolas Je iortures 


10 FE\TaER 1957, PERE DELARUE, AUMONIER DE LA 10^ DP, 
TEXTE DIFFUSE AUX UNITES COMBATTANTES 


Dans le debat sur la torture, les aumoniers militaires intervien- 
neni egalement, certains apportant une « caution morale », tel 
le pere Louis Delarue, aumonier delalQ^ DP du general Massu, 
qui justifie les « interrogatoires muscles » par le principe du 
moindre mat. Son raisonnementpresente id, tres aigumente, se 
limite au cas desposeurs de bomber. Sa prise deposition, spec- 
taculaire et mediatique, reste isolee, et ne rejlete pas Vattitude 
plus mesuree etmoralementplus exigeante des autres aumoniers 
militaires. Cette justification de la torture, « sous certaines 
conditions », va choquer une partie del'opinion fi^angaise. 


La France, depuis sa naissance en taut que nation, s’est vue 
melee a plus d’une guerre; en general, nos soldats s’en allaient, 
forts de I’approbation de toutes les honnetes gens. A ma connais- 
sance, il n’y a pas eu, dans toute notre histoire, de conflit qui ait 
aussi profondement divise les catholiques que cette lutte que 
nous menons en Algerie centre les fellaghas. Des joumaux qui, 
hautement, se proclament« chretiens », en contestent publique- 
ment la legitimite; des lai'cs, des ecclcsiastiqucs «tres avanccs » 
en fletrissent les methodes [...]. 11 y a la uu fait troublant, angois- 
sant pour notre conscience de chretiens ; il est grand temps que 
nous nous eftbreions d’y voir clair. 

Nous nous retrouvons en face d’une guerre d’un type nouveau, 
d’unc guerre revolutionnaire. Nos defenses habitucllcs : supc- 
riorite d’armement, courage et savoir-faire au combat, ont ete 
tournees. Nous sonmies en face du TERRORISME dans toute sa 
lachete, dans toute son horreur. Qu’on veuille bien se rappeler, 
parmi trop de cas similaires, les massacres d’El-Halia en aout 
1955, les enfants d6pcc6s, les femmes violces, cventrccs... Le 
mitraillage a dix heures du matin dans les rues de Kroubs, ces treize 
families de fenniers massacrees en mars 1956 a Palestro... Et 


Ton conviendra sans hesiter qu’a vrai dire il ne s’agit plus de 
faire la guerre, maisd’annihileruneentreprise d’assassinatorga- 
nisee, generalisee... Dans ce cas, qu’exige devous votre conscience 
de chretien, d’homme civilise ? 

Ce qu’elle exige ? 

C’est que, d’une part, vous protegiez efScacement les innocents 


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Paroles de ioriures 


dont I’existence depend de la maniere dont vous aurez rempli votre 
mission et que, d’autre part, vous evitiez tout arbitraire. II suit de 
la quo: 

1. Par souci de loyaute, de justice, c’est au chefresponsable, 
entoure de ceux de ses collaborateurs qu’il juge particuliere- 
ment coinpetents et indispensables - et de ceux-la seuls - que 
revient la charge de diriger Tinformation. 

2. Vous ne devrez jamais oublier que votre seul but doit etre 
d’obtenir des renseignements et non pas d’assouvir votre colere. 

3. On n’a le droit d’etre dur avec un homme que dans la 
mesure ou il est certain qu’il est coupable et doit savoir quelque 
chose. 

4. II n’est jamais permis de prendre au hasard un passant, le 
premier venu, et d’essayer par la violence de lui extorquer Taveu 
d’une culpabilite dont on pretend le charger - sans avoir recueilli 
par ailleurs aucune veritable preuve. II ne s’agirait plus, dans ce 
cas, dc justice, mais de Tarbitraire Ic plus odicux. Quand un 
homme n’a pas ete pris sur le fait, qu’aucun temoignage valable, 
foumi par d’autres hommes ou par des preuves materielles, n’a 
pu etre retenu contre lui, on n’a pas le droit de le choisir arbitrai- 
rement comme bouc emissaire, ni de lui extorquer, par quelque 
moyen que ce soit, des aveux qu’il nc ferait pas libreinent, ni a 
fortiori de le condamner sur la seule foi de ces declarations qu’il 
se serait resigne a souscrire. II serait egalement indigne des chre- 
tiens, des civilises que nous sommes, de « tirer dans le tas », 
sous le pretexte que nous n’arrivons pas a deceler les coupables 
ct qu’il faut faire un excmplc. 

5. Par contre, dans I’interet commun, presque tous les peuples 
civilises ont maintenu la peine de mort, bien qu’il y ait des erreurs 
de jugement et que parfois des innocents aient pu etre executes. 
Et, d’autre part, nous nous trouvons presentement en face d’une 
chaine de crimes. En consequence, puisqu’il est legalement 
permis - dans I’interet de tous - de supprimer un meurtrier, pour- 
quoi vouloir qualifier de monstmeux le fait de soumettre un 
criminel -reconnu comme tel par ailleurs, et deja passible de mort 
- a un interrogatoire penible, certes, mais dont Ic seul but est de 
parvenir, grace aux revelations qu’il fera sur ses complices et 
ses chefs, a proteger efficacement des innocents ? Entre deux 
maux: faire souffrir passagerement un bandit pris sur le fait - et 
qui d’ailleurs merite la mort en venant a bout de son obstina- 

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Parolas Je iortures 


tion crimilielle par le nioyen d’un interrogatoire obstine, haras- 
sant, et, d’autre part, laisser massacrer des innocents que Ton 
sauverait si, de par les revelations dc ce criminel, on parvenait a 
aneantir le gang, il faut sans hesiter choisir le moindre: un inter¬ 
rogatoire sans sadisme mais efficace. L’horreur de ces assassinats 
de femnies, d’enfants, d’hoimnes dont le seul crime fut d’avoir 
voulu, par un bel apres-midi de fevrier, voir un beau match de fool- 
balP, nous autorise a faire sans joie, mais aussi sans honte, par seul 
souci du devoir, cette rude besogne si contraire a nos habitudes 
de soldats, dc civilises. 

6. Le but de la justice est double : punir le coupable, decou- 
rager tons ceux qui sont tentes de I’imiter. T1 suit de laqu’on ale 
droit d’interroger efficacement - meme si Ton sait que ce n’est 
pas un tueur - tout homme dont on sait qu’il connait les coupa- 
bles, qu’il a ete temoin d’un crime, qu’il a sciemment heberge 
quelque bandit, s’il refuse de reveler librement, spontanement, ce 
qu’il sait. En se taisant-pour quelque motif que ce soit- il est 
coupable, complice des tueurs, responsable de la raort d’innocents 
pour non-assistance a des personnes injustement menacees de 
mort. De ce seul fait, il n’a qu’a s’en prendre a lui-meme s’il ne 
parle qu’apres avoir ete efficacement convaincu qu’il devait le 
faire. 

Chaque persorme, temoin de quelque crime ou au courant du 
repaire de tel ou tel bandit, est rigoureusement tenue de le signaler 
a la justice. Il suit de la qu’on a le droit d’interroger serieuse- 
ment meme si Ton sait que ce n’est pas un tueur tout homme 
dont on est certain qu’il connait les coupables, qu’il a ete temoin 
d’un crime, qu’il a sciemment heberge quelque bandit, s’il se 
refuse a reveler librement, spontanement, ce qu’il sait. 

Pere Delarue 


29 MARS 1957, NOTE DE SERVICE DU GENERAL MASSU 

Le general Massu, chef de la 10^ Division parachutiste, 
I ’homme de la bataille d’Alger, a aupres de lui un theologien 
sur mesure, le ph’e Delarue, qui lui donne ainsi qu ’d ses 
hommes les apaisements qu ’Us aUendeni sur la justification 


5. Attentats du 10 fevrier dans les stades. 


Ill 



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Paroles de ioriures 


de la torture, mesure « efficace » comme le dit I ’aumonier. A 
circonstances exceptionnelles, tdches exceptionnelles. La 
guerre paychologique, contre-revolutionnaire, ne s 'interdit 
de recourir d aucun moyen. 

Le general commandant de la zone autonome d’Alger et la 10“ 
Division Parachutiste remercie I’aumonier parachutiste qui a 
pris la parole pour porter sur faction policiere un jugement sans 
passion, libre et raisonne. II invite toutes les ames inquietes ou 
desorientees a Tecouter et souhaite que ces reflexions d’un pretre 
contribuent a eclairer ceux qui n’ont pas ete formes a la rude 
ecole de la guerre pourrie d^ndocbine et qui n’auraient pas 
encore compris que Ton ne peut lutter contre la guerre revolu- 
tionnaire et subversive menee par le communisme international 
et ses intermediaires avec les precedes classiques de combat, 
mais bien egalement par les methodes d’action clandestine et 
contre-revolutionnaires. 

General Massu 

22 FEVRIER 1957, LETTRE DE A.B. AU DIRECTEUR DU 
JOURNAL Le Monde 

A.B. a 43 ans en 195 7. U totalise six ans de service militaire. 
II expose dans sa lettre I 'opinion des Franqais d Algerie, des 
pieds-noirs de condition modeste. 


Blida, Ic 22fevrierl957 
M. Beuve-Mery, directeur dvxyovxnsdLe Monde, Paris 
Monsieur le directeur, 

Lecteur assidu de votre journal, je viens porter a votre connais- 
sance que depuis quelques jours le departemenl d’Alger est 
cnvalii non par des sautcrcllcs, mais par des affiches collccs la 
nuit par des supporters des ultras en quatre exemplaires diffe- 
rents, dont une affiche ou il y a deux musulmans qui se plaignent 
des fellaghas et ils les traitent de sauterelles a deux pattes, enfin 
d'autres ou la Russie tient une place d’honneur et une autre 
TON U. On a Timpression que e’est la faillite. Pour moi et pour 
beaucoup d’autres Algeriens, nous prefererions que ces millions 
qui sont jetes dans de la paperasse inutilement soient consa- 
cres a donner du travail aux gens qui n’en ont pas, car ici celui 

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Parolas Je iortures 


qui a le ventre plein ne pense pas a celui qui a le ventre vide. Ici 
on n’a pas la mentalite fran^aise raais bien la menlalite algerieime. 
J’ai ete oblige dc remettre ma demission de I’emploi que j’oc- 
cupais au lycee du Duveyrier a Blida parce que je sortais de 
mon travail apres 20h00 et que j ’habite a 3 km de la ville ! La 
police et Tannee ne font plus de sommation. Ils tirent sur les gens 
isoles la nuit, tout le monde est suspect, meme les travailleurs 
qui rentrent tardivement chez eux sont pris pour des fellaghas. 
J’ai ecrit le 11 janvier dernier a M. leprefet d’Alger pour solli- 
citer un emploi, comme il etait mentionne dans la presse : « 
travail obligatoire ou alors des sanctions envers ceux qui ne 
voudront pas travailler». Jfe demandais un emploi dans ma ville 
et, ce jour, j’ai repu une convocation pour me presenter au 
commissariat ou il m’a ete dit par I’agent special; pourquoi je 
ne me faisais pas inscrire au chantier de chonieurs a 525 fr. par 
jour ? (Pour 12 jours de travail seulement et apres on retoume 
a lapechc.) 

Voila la consideration que 1’administration civile de I’Algerie 
a pour un enfant de Blida, qui est marie avec une fille native 
egalement de Blida et depuis trois ans a demi paralysee et impo- 
tente, mais ici aussi la pitie n’existe pas et on s’etonne qu’il y 
a des Frangais dc souchc curopccnnc qui souhaitent que qa 
change !! 

Je viens vous demander, Monsieur le directeur, si vous pouvez 
me faire paraitre un article sur votre journal. Je vous en remercie 
par avance, car cela fait un mois et demi que je suis sans travail, 
la maiiie de Blida et la sous-prcfccture ctant au courant. Dans Pat- 
tente, veuillez agreer. Monsieur le directeur, I’assurance de ma 
haute consideration. 

A.B. 


16 MAI 1957, LBTTRE DE DENISE WaLBERT AL EROCUREUR 
GENERAL ET AU PROCUREUR DE LA REPUBLIQLTE, ENVOYEE EN 
copiBAu dirfx:teijr DU Mondf: 

Denise Walberl, assislante sodale dans les hidonvilles d'Alger, 
aide le FLNau nom de I ’evangile, en s 'associant d la prepa¬ 
ration et d la diffusion de materiel de propagande. Arrdee le 


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Paroles de ioriures 


26 fevrier 1957, elle estdirigee par lesparachutistes vers la 
sinistre villa Shini, d Alger. La Villa Sesini est un centre de 
detention et de torture, dirige par les legionnaires parachu¬ 
tistes du 1^^ REP. Cette lettre, dont la copie est adressee au 
Monde, confirme qu*y furent tortures non seulemeni des 
miisulmans, mais aussi des Europeens, qu 'ils fussent hommes 
ou femmes. Certains militaijvs qui disposent de pouvoirs 
etendus et quasiment d ’un blanc-seing donnepar lepouvoir 
politique pour mettre fin aux attentats du FLN, ne reculent 
devant aucun moyen. 

Copie de la lettre adressee par Mme Walbert, nee Pepiot 
Denise, a Monsieur le Procureur general et a Monsieur le 
procureur de la Republique le 16 mai 1957 

J’ai rhonneur de porter a votre connaissance les faits suivants: 
Ayant ete apprehendee a Cheragas le 26 fevrier 57 a 16 h 30 
par le lieutenant Jean du premier RCF, j’ai ete conduite a la 
caserne du 45® regiment de transmissions de Maison-Carree ou 
j’ai passe la nuit. 

Le 29 fevrier a 9 h J ’ai vu entrer dans la piece plusieurs indi- 
vidus qui sc sont cmpares brutaloment dc ma pcrsonne, m’ont 
bande les yeux et m’ont fait monter dans une voiture ou je fus 
coiffee d’une cagoule. Au cours du voyage, le chauffeur se livra 
a des imprudences et de dangereuses excentricites, provoquant 
ainsi les protestations bruyantes de ses compagnons, tout ce 
montage ayant manifestement pour rcsultat d’impressionncr ct 
d’effrayer lapassagere aveugle quej’etais et de determiner enmoi 
un sentiment d’angoisse. J’essayai cependant de garder mon 
sang-froid. 

Les reflexions, la duree de trajet me laissaient imaginer que 
Ton ni’cmmcnait bien loin d’Algcr, mais dej^ les mcthodcs d’in- 
timidation employees, Parbitraire de cet enlevement, I’impuis- 
sance ouj’etais reduite par I’illegalite scandaleuse des formes, 
ne me permettaient plus la moindre remarque. 

La voiture s’arreta enfln, Ton me fit descendre et, toujours 
aveuglee par ma coiffe, je fus conduite dans une sorte de secre¬ 
tariat ou j’attendis longtemps debout. Vers 10 h 30 Je fiis intro- 
duite dans une autre piece ou je fus aussitot inlbrmee que 
desormais « e’est aux berets verts que j’avais affaire et non 

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Parolas Je iortures 


plus aux berets bleus », ceci accompagne de sous-entendus 
menagants et d’une revoltante surenchere dans les methodes 
employees. 

Je dus parler d’abord sous la cagoule tandis que mon audi- 
toire toumait en derision mes reponses et cherchait a m’imposer 
une version tendancieuse et fausse des faits. Brusquement, la 
cagoule me fut arrachee et line raeute se mil a hurler autour de moi; 
il s’agissait de 4 ou 5 hommes en uniformes de parachutistes, 
tous officiers. Injures et grossieretes firent bientot place a des 
gitles violentes et a des menaces de pires tounnents. Physiquement 
et mentalement, j ’etais paralysee et incapable d’un geste ou d’une 
parole. Sous la cagoule, les menottes aux mains Je fus conduite 
a travers un pare vers un pavilion isole. La, les memes hommes 
commencerent a me fouiller et a me deshabiller. 

Je protestai, demandant qu’une femme soit chargee de ce 
controle. Seuls ses sarcasmes me repondirent. Quand je fus 
complctemcnt nuc, on me lia etroitement les chcvilles ct les 
poignets derriere le dos avec une corde et j’entendis quelqu’un 
demander si Ton devait me pendre par les bras. Cependant, on 
m'allongea sur une planche a claire-voie J’avais les mains dans 
Teau du bassin sur lequel elait la planche. Je sentis que Ton me 
pla^ait au flanc droit deux pinccs, Tune sous le scin, Tautre a 
r abdomen. Puis je fus traversee de secousses electriques de plus 
en plus firequentes et prolongees. Comme la soufErance me faisait 
crier, je fus avertie que ces cris etaient vains car persoime ne 
pouvait m’entendre. Au bout d ’un temps dont je ne saurais appre- 
cicr la duree, on me rctira les electrodes. On me plaqaun Huge sur 
le nez, et tandis qu’on me pin^ait les narines, pour m’empecher 
de respirer, on me versa sur la bouche un flot d’eau abondant et 
continu. 

J’essayai d ’abord de respirer en me debattant, puis je retins ma 
respiration le plus longtemps possible pour eviter d’absorber du 
liquide, prise de frayeur a Tidee que ce supplice pouvait provo- 
quer une distension et un dechirement des organes digestifs. 
Constatant que je ne buvais pas. Tun des hommes en fit Tobser- 
vation et je sentis qu’il m’ceartait les dents avec un morccau de 
bois en disant: « on ne t’a encore jamais casse les dents ? » 

Finalement, prise de panique, a demi-asphyxiee, epuisee par 
la resistance que j’avais opposee jusqu’ici, j’abandonnai cette 
lutte inegale Je suppliai que Ton cessa de me torturer et convins 


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Paroles de ioriures 


de tout ce qu’on voulut me taire dire, admettant les interpreta¬ 
tions les plus fausses, entrant dans un systeme d’accusation dont 
les consequences lointainesm’apparaissaicntmoins cifrayantes 
que les angoisses de la torture. 

On me delia, enfin on me releva, quelqu’un nota la lividite de 
mon visage : « elle est verte » ; je dus perdre conscience de la 
realite, puis je me rendis compte qu’on me giflait a plusieurs 
reprisesje demandais:« pourquoi me frappez-vous encore ? ». 
« C’est pour te faire reprendre tes esprits. Tu es sujette aux 
depressions nerveuses ? » 

Malgre Tetat de stupeur ou je me trouvais, je corapris que 
I’on me rhabillait, mais j’etais si faible que je me soumettais 
passivement aux initiatives de ceux qui m’entouraient. Bientot, 
rinterrogatoire reprit, mais j’etais incapable de repondre. Je 
sentis alors que Ton m’appliquait sur le visage un baillon qui 
m’etouffait, renouvelant I’affreuse sensation du precedent 
supplicc. 

Tandis que je me debattais, cherchant ma respiration, je vis un 
de mes tortionnaires, brandissant quelque chose dans ma direc¬ 
tion, s’avancer vers moi en criant: « C’est le fer rouge qu’il te 
faut. Ehbienvoila le fer rouge, c’est autre chose ! Tu vas voir! » 
Au paroxysme dc la terreur, je suppliai qu’on m’cpargnat. 

Un moment apres, j’eprouvai un soulagement indieible en 
entendant dormer Tordre de me ramener. 

Pourtant, j ’avais encore a subir d’autres epreuves moins spec- 
taculaixes, sinon moins penibles. J’etais brisee et sans reactions. 
Aussitot dc retour a la « villa Sesini » on me fit asseoir ^ unc tabic, 
devant une feuille de papier, et je fus mise en demeure de consi¬ 
gner par ecrit les declarations que Ton venait de me dieter. Je ne 
parvenais pas a tenir le stylo, ni a former lisiblement les mots. 
Je dus pourtant transcrire les faits selon Tinterpretation qui leur 
avait 6te doimee, dans la crainte que la moindre modification ne 
provoquat de nouveaux sevices. 

A la fin de I’apres-midi, je pus disposer d’un lit de camp 
dresse dans une cave ou j ’ai vecu cinq semaines. Durant plus de 
huit jours, il me fut impossible de m’alimenter. Le corps meurtri, 
je souffrais a chaque mouvement et des que je devais marcher, 
de crampes tres douloureuses me crispaient les muscles dans les 
jambes. 

C’est dans cet etat de debilite nerveuse que je dus subir les 


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Parolas Je iortures 


interrogatoires successifs du capitaine R, assiste de trois ou quatre 
ofFiciers, et les confrontations qui avaient lieu a n’importe quelle 
heure du jour ou de la nuit. 

Au cours d’lin de ces interrogatoires, je fus line seconde fois 
menacee, puis effectivement conduite au pavilion de torture 
denomme « cafe Maure » , deshabillee et laissee nue, pieds et 
Tnains lies, dans le froid pendant une demi-heure, attendant que 
fut rassemblee Tequipe des bourreaux. En meme temps j’etais 
Tobjet de chantages au cours desquels on me rendait responsable 
des tortures que Ton infligeait simultan6inent a mes amis pour leur 
faire dire ce que je m’obstinais a taire. 

A titre de brimadesje fus ensuite laissee debout, immobile, 
face au mur, coiffee d’une cagoule, de 12 h a 22 h et sans nour- 
riture pendant 40 heures. 

Le 11 mars 1957, je me trouvais encore devant Tassemblee de 
mes tortionnaires en uniforme de parachutistes. Ils me declare- 
rent quo j’allais avoir a dcposer cn presence des inspecteurs de 
la PJ et me menacerent de me torturer a nouveau si mes declara¬ 
tions ne correspondaient pas exactement avec celles qu’ils 
m’avaient extorquees. C’est dans ces conditions que je fus amenee 
a signer le proces-verbal qui figure a mon dossier. 

Pendant 15 jours, du 21 mars au 3 avril 1957, je fus main- 
tenue a la villa Sesini dans une cellule obscure de 2 metres sur 
1 m 75 dont je ne sortais que 30 minutes par 24 heures. Le I®*"avril 
1957, un gendarme faisant fonction de sentinelle se permit de 
me giflerparce que je m’indignais de ce traitement inqualifiable. 
Quelqucs minutes plus tard, convoqu6e devant Phabituel acropage, 
je renouvelai ma protestation. Le capitaine F. me menaga de me 
gifler a son tour, puis comme j’affichais la legitimite de mon atti¬ 
tude, il bondit brusquement sur moi et me gifla. Je protestai, mais 
il continua a s’achamer sur moi avec une fureur concentree. Toute 
la scene s’etait passcc sous le regard complaisant des trois autres 
hommes presents. 

En dehors des sevices corporels et des violences morales dont 
j ’ ai etc personnel lement victime, j ’ ai a rendre compte des tortures 
subies par d’autres detenus et dont j’ai ete temoin a la villa 
Sesini. 

Dans la meme cave que moi, se trouvait Mademoiselle Nacima 
Hablal. Durant les premieres nuits, je fus impressionnee d’entendre 
cette jeune femme crier a intervalles reguliers, comme si elle 


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Paroles de ioriures 


etait traversee de douleurs fulgurantes. Par la suite Je vis qu’elle 
ne pouvait se servir de ses mains, et qu'ondevait I’alimenter. 

Trois semaines apres qu’elle ait etc torturee a Maison-Carrec, 
et pendant huit jours ou je fus appelee moi-meme a Taider dans 
tous les gestes essentiels, je pus constater que Timpotence de 
ses bras la mettait entierement a la inerci de son entourage. Elle 
vivail dans la hantise de nouvelles tortures et craignait que les siens 
ne fussent I’objet de sevices et de represailles si ses declarations 
ne repondaient pas a ce qu’on voulait lui faire dire. 

Au retour d’un interrogatoire, je I’entendis supplier ses tortion- 
naires de la tuer, car elle etait a bout. Elle demeura d’abord atta- 
chee nuit etjourpar des menottes, puis fut isolee dans une cellule 
et je la perdis de vue. Egalement durant la premiere semaine de 
mon sqjour a la villa Sesini, j’entendis gemir sans arret un detenu. 
Une nuit, ses gemissements fiirent brusqueinent etouffes par ce 
que je supposais etre un baillon. Puis on vint me couvrir la tete 
avcc ma couverturc pour dissimuler quclque chose a mcs ycux. 
Toutefois, je pus voir qu’il s’agissait d’un homme complete- 
ment inerte, la moitie inferieure du corps entierement nue, que 
Ton trainait dans les escaliers et a travers la cave en le tenant sous 
les aisselles. 

.T’ignore s’il etait mort ou cvanoui, je n’cn ai plus jamais 
entendu parler. 

A la meme epoque, je voyais passer quotidiennement un 
detenu dans un etat de maigreur et de faiblesse extremes: on lui 
portait ses objets de toilette. II etait toujours en pyjama et coiffe 
d’unc cagoule, ct scmblait malade. J’ai su plus tard qu’il avait 
perdu la raison a la suite des tortures. 

Par la suite, je fus enfennee dans une cellule. Vers le 16 mars, 
j’entendis des gemissements prolonges, puis des efforts et des 
spasmes de vomissements. En allant aux toilettes, je vis qu’il 
s’agissait d’un musulman pendu, les bras tordus en arriere, et 
attaches par les mains aux barreaux d’un soupirail. II avait encore 
les cheveux mouilles a la suite des tortures qu’il venait d’en- 
durer. II semblait a bout de resistance, et sur le point de perdre 
connaissance. II resta des heures dans cctte position. .T’ai su par 
la suite qu’il s’agissait de M. Abdelli, professeur de lettres au 
college du Champ de manoeuvre-Alger. 

Dans la nuit du jeudi 28 au vendredi 29 mars, a 23 h, j ’entendis 
ramener dans sa cellule, en face de la mienne, M. Perlez, apres 


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Parolas Je iortures 


qu’on eut transfere ailleurs son compagnon. Le bourreau signala 
au bout d’un instant a ses chefs que le detenu avail les chevilles 
trop fortes pour les mcnottes qu’il tentait de lui mettrc. Une autre 
technique fut sans doute employee car, apres la mise en place du 
dispositif, j’entendis la voix de M. Perlez s’enquerir soudain: « 
qu’est-ce que vous allez me faire ? » avec un ton d’effiroi inex- 
primable. 

Puis le bourreau sortit, le laissant seul. J’ignore quel precede 
de torture lui fut applique. La respiration du supplicie se fit de plus 
en plus haletante. Une souffrance intolerable lui arracha bientot 
des gemissements, puis des cris affieux. Entre deux hoquets, il 
supplia le garde d’aller cherclier ses tortionnaires, disant qu’il 
n’avait rien fait, niais qu’il convenait de tout. 11 paraissait 
impossible qu’un organisme humain resistat plus longtemps, 
lorsqu’a minuit les bourreaux vinrent lui demander s’il etait 
decide a « parler ». Un instant apres, j’entendis la chute d’un 
corps a terre, unc respiration spasmodique, et on entraina M. 
Perlez en le brutalisant. 

J’ai partage ma detention avec Mme Helli, agee de 50 ans, 
qui a ete maltraitee et dont le mari a ete torture, avec Mmes 
Fatima Bonosman, Zahia Orif, Mesdemoiselles Salima Elhafaf, 
Fafa Sadok Chcrif, Claudinc Lacascadc, Lucie Koscas, qui toutes 
ont subi le supplice de I’eau et de I’electricite et ont eu a souffrir 
de complications consecutives a ces tortures. 

Mile Lucie Koscas est atteinte d’une descente de Fappareil 
digestif; Fun de ses tortionnaires s’assit sur son ventre tandis 
qu’on lui faisait absorber Feau. Plus tard, lors du procds-verbal 
de la PS, elle fut a nouveau giflee, puis roulee nue dans une 
couverture et pendue par les pieds. 

Je ne fais etat ici que de femmes qui ont ete detenues dans la 
meme piece que moi. Je ne puis nommer tous les detenus hommes 
qui, quotidiennement extraits des cellules, sortaient et revenaient 
quelques heures plus tard en traversant la cave ou je me trouvais. 
Bien qu’on ait pris chaque tbis la precaution de me faire couvrir le 
visage avec ma couverture, je pouvais constater leur etat de 
decheance physique extreme et I’exprcssion horrifiee de leur visage. 
Certains (M.M Sahnoun par exemple) portaient des traces de 
sevices apparentes sur la figure, d’autres, encore valides (M. 
Mahmoud Messaoudi), reapparaissaient par la suite avec des panse- 
ments visibles aux poignets, parfois pour retouraer a la torture. 


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Paroles de ioriures 


J’ai vu egalement Monsieur Pierre Coudre et deux autres 
detenus revenir, lies Tun a I’autre par le cou a Paide d’une corde, 
les mains attachees dans le dos. 

11s demeurerent ensuite couches sur le sol, lies indiyiduelle- 
ment, les poignets dans le dos attaches aux chevilles par une 
corde trop courte qui les obligeait a rester recroquevilles, environ 
une demi-joumee. 

J’avais cm jusqu’ici que I’liorreur de telles pratiques etait 
inherente a certains systemes politiques. En ma qualite de 
Fran^aise au service d’une humanity desheritee, je croyais sinc^ 
rement representer une nation qui s’etait elevee contre I’avilis- 
sement de la dignite humaine, et se posait en defenseur des 
libertes democratiques. Elle a fait sien le principe condamnant 
la torture, qui figure dans la declaration universelle des droits de 
I’homme. Desonnais, lahonte des metliodes employees enAlgerie 
retomberait sur nous tous Fran^ais, si la France ne les desavouait 
pas et nc rcprouvait pas ccux qui les out employees. 

Je souhaite ardemment que les victiraes de ces procedes 
iniques aient la force de pardonner aux individus responsables. 
Ma foi cliretieime me fait esperer de toute mon ame qu’un jour 
ceux-ci redeviendront des horames et renieront eux-memes leurs 
actes. 

Cependant tous les citoyens doivent se sentir effectivement 
proteges par une loi qui, des 1787, interdisait en France les 
tortures. C’est en vertu de cela que je porte plainte contre les 
faits enumeres dans cette lettre. 

Je vous prie d’agrecr. Monsieur le Procureur, 1’expression dc 
ma haute consideration. 

Denise Wai.rhrt 


5 MARS 1957, LETTRE. DE J.B. AU DIRECTEUR DU JOURNAL LE 
Moa’de 


Tandis que la « bataille d’Alger » fait rage, les recits de 
sevices, d 'actes de cruaute et de torture commispar I 'armee 
francaise ne cesseni d’arriver au journal, venant d'Alger 
comme ces deux lettres de J.B et de Y. K, pour faire connaitre 
d I 'opinionpublique I 'indicible. A la revoke devant ces actes 


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Parolas Je iortures 


indignes de la France, se melent le regret d’avoir rendue 
desormais irremediablement impossible la coexistence entre 
les deux peuples, et la nostalgic de ravant~l954, avant le 
declenchement des Haines. 

M. le directeurdujoumalZeAfortJe, le 5 mars 1957 
Monsieur le directeur. 

Suite a ma lettre d*hier, je me pemiets de vous adresser quel- 
ques informations recueillies entre mille des jours demiers: 

La DST a propose de Targent a M. Pierre Cholet s’il accep- 
tait de purler. Inutile d’ajouter que ni pour cela ni pour autre 
chose, il n’a rien dit. 

Un musulman encadre de berets verts a ete promene dans 
Kouba. II portait, pendue a son cou, une pancarte qui portait ces 
mots : « collecteur de fonds ». On I’obligeait a crier : « vive 
r Algerie frangaise ». II portait des traces de sevices. 

Au camp dc detention provisoirc, situc a la piscine du stade 
municipal, chaque nuit, plusieurs detenus etaient amenes dans 
les cabines et tortures. De Texterieur, on pouvait parfois entendre 
leurs cris. Chaque matin, I’ambulance venait prendre ces malheu- 
reux. Plusieurs sont morts. 

Un musulman a etc torture a 1 ’clectricitc. Des plaques blancha- 
tres, trace du supplice, sont apparues en divers points de son 
corps. Un autre est convert de plaies suppurantes. Un autre a eu 
le bras taillade. On a mis du sel dans ses plaies. Un autre, atteint 
mentalement suite aux tortures subies, vitprostre chez lui; il se 
cache etpousscdcs cris de terreur des qu’on I’approehc. D’autres 
sont restes des heures debout avec un sac de sable sur la tete. 
Beaucoup de personnes arretees, dont des enfants, ont ete mises 
en demeure de fuir; elles ont alors ete abattues a la sortie des locaux 
de detention. 

Des camions quittent Alger, dans la soiree, chargds de musul- 
mans. Ils les conduisent dans la campagne pen avant le couvre- 
feu. Ils sont ensuite, s’ils n’ontpas trouve refuge, abattus comme 
suspects. 

A I’occasion de nombreuses fouillcs, tous les meublcs ont etc 
casses, les murs perces, les portes arrachees. Les economies 
souvent peniblement amassees ont ete voices. 

Dans un bain maure, les soldats ont fait irruption, ont pris I’ar- 
gent de tous les hommes presents, y compris celui de la caisse. 


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Paroles de ioriures 


Dans une petite rue retiree, une patrouille rencontre deux 
jeunes musulmans. Controle de papier, Lout est en regie. On les 
laisse partir. TIs font dix pas et sont abattus. Ensuite, mise cn 
scene pour les autorites. 11s deviennent des terroristes. 

Apres cela, on demandera aux musulmans d’aider la France 
et de souhaiter T Algerie fran 9 aise. Parmi les erreurs du passe dans 
ce pays, la France avail neanmoins reussi de belles realisations. 
L’action presente est en train de tout detmire, meme le souvenir 
de ce qui etait bien. 

.T.B. 

En cas de reponse, utiliser la BoTte Postale de Fespoir, numero 
17, la Redoute, Alger 

Neanmoins, ce texte n’engage que moi. 


9 MARS 1 957, LRTTRR D’Y. F. AU OIRRCTRUR HU JOURNAL Le 
Monde 


Paris, le 9 mars 1957 

M. le directeur, 

Le Monde semble avoir manque d’informations precises sur 
les combats qui ont eu lieu recemment au sud d*Aflou dans le 
djebel Abou. 

En consequence, je vous prie de bien vouloir rectifier les chif- 
fres avanc6s par cc journal : il n’y a pas cu un tu6 panni nos 
troupes, mais bel et bien 11 tues. Les rebelles ont eu de leur cote 
83 tues et 12 prisonniers. Je vous prie egalement de bien vouloir 
faire connaitre a vos lecteurs les traitements qu’ont eu a subir au 
nom de la pacification ces prisormiers « fellouses » comme on 
dit l^"bas. La recctte type consiste en ccci: on cnldvc un quar- 
tier d’environ 60 g de chair du cou du prisonnier, on bourre la plaie 
de poudre noire, on entlanune et on s’esbaudit devant le patient, 
parce qu’il parait qu’il doit alors parler. 

En esperant que votre journal, conforinc a ses mcillcures 
traditions, ne fera pas silence sur ces fails, je vous prie d’agreer. 
Monsieur le directeur, I’expression de ma consideration distin- 
guee. 

Y. F. 


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Parolas Je iortures 


Mars 1957, Pierre-Henri Simon 

La prise deposition de Pierre-Henri Simon s ’inscrit dans la 
ligne dti journaliste Claude Bourdet qui, deia ans aupara- 
vant, parlail dejd de « Gestapo d'Algerie », et du general 
Paris de Bollardiere, qui se demetau mime moment de ses fonc- 
tions en Algeria pour protester contra les pratiques de I 'armee 
de Massu (cf. infra/ Normalien, intellectuel engage, age de 
54 ans, il estprofesseur de litteratwe d la faculte de lettres de 
Fribourg. Dans son essai puhlie au Seuil, Centre la torture, il 
s 'interroge avec indignation :« nous sommes aujourd'hui les 
vaincus d'Hitler, si notrepatrie lui emprunte ses idees et ses 
moyens ». Ce texte trouve dans I 'opinion un grand retentisse- 
meni. Sirius, c ’est-d~dire Beuve-Mery, le salue dans un edito¬ 
rial puhlie dans Le Monde le 13 mars : « Des maintenant, les 
Frangais doivent savoir qu His n 'ontplus tout d fait le droit de 
condamner dans les mimes termes qu Hly a dix ans les destruc- 
tears d'Oradour et les tortionnaires de la Gestapo ». 

Meme si la torture d’un Arabe etait payante, je dirais encore 
qu’elle est criminelle, qu’elle est intolerable conune une tache a 
I’honncur, ct mortelle au sens ou I’on dit qu’un pcchc est mortel: 
quelque chose de plus essentiel que la puissance s’en trouve 
atteint et detruit; une defaite plus intime et plus irreparable que 
la destruction d’une armee est subie a jamais. Dans un des jour- 
naux de soldats mobilises en Algerie qu’il m’aete donne de lire, 
j’ai relcve la r6ponse atrocement cloquente qu’un lieutenant de 
type dur fit a un de ses camarades, scandalise par rhorreur des 
tortures et des represailles : « Je ne crois pas a la mission de la 
France. L’arraee, je I’ai au c... Je ne suis qu’un fonctionnaire, moi, 
et en regime totalitaire, je serais encore plus heureux.» Je pense, 
en effet, qu’une certaine 6thique de la guerre totale, un certain 
ralliement aux methodes d’un machiavelisme sans conscience 
et sans pitie ne sont possibles que dans un oubli criminel de la voca¬ 
tion de la France dans une trahison de son ame. Que ne peut-on 
craindre de garqons qui auront fait cette guerre dans cct esprit ? 
Quels pretoriens s’y preparent ? Quant a nous, qui avons lutte 
contre la monstruosite raciste, nous etions done des dupes et nous 
sommes aujourd’hui les vaincus d’Hitler, si notre patrie lui 
emprunte ses idees et ses moyens, et apostasie la foi humaine 


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Paroles de ioriures 


que nous avions crue ininianente a son essence de nation. 

Se peut-il que Ton soufTre a ce point de ce dont on n’est pas 
personnelleinent responsable ? C’est un sentiment qui tient a la 
nature de I’homme et, je le crois, a sa nature noble, car il est a la 
racine de rhonneur. Le fils a des remords pourun acte de sonp^e, 
le pCTe pourun acte de son fils, bien qu’aucunn’y ait part, en vertu 
d’une solidarite chamelle et spirituelle qui les lie pour la gloire 
et pour la honte. La France n’est pas, pour moi Fran?ais, une 
realite exterieure a ma persoime ; je suis en elle et elle est en 
moi. Unamuno a ecrit:« Je souflfre de I’Espagne.»II y a des jours 
ou Fon voudrait dire:« J’ai mal a la France.» « Nous qui croyons 
a la France ! » crient les nationalistes aveugles et sourds qui lui 
appretent de nouveaux malheurs sous les acclamations de la 
foule - mais qu’est-ce que croire a la France si I’on ne sait plus 
ni ce qu’elle est, ni ce qu’elle doit au monde, ni ce qu’elle se 
doit ? 

« Tout est perdu fors I’honncur ! » Combien dc generations 
de Frangais ont subi le choc du mot celebre qu’illustrait, dans leur 
livre d’ecolier, Fimage du Roi-Chevalier, grand dans le malheur 
meme! II repond, ce mot, i Fappel profond de Fame d’unpeuple 
qui, depuis la Chanson de Roland, n’a cesse de croire que le 
courage et la generosite brillcnt d’un eclat qui n’apasbesoin du 
succes, et comportent une recompense independante des decisions 
de Fhistoire. II faut penser bassement pour voir dans ce mouve- 
ment de Fesprit un signe de faiblesse, et pour s’indigner, par 
exemple, de ce que le nom de Dien-Bien-Phu ait ete donne a 
une promotion de Saint-Cyr: si nulle l^chctc militaire n’atachd 
le drapeau frangais a Dien-Bien-Phu, si les soldats frangais s’y 
sont battus comme il convenait et ont su y bien mourir, il est 
juste que ce nom de malheur demeure un nom de gloire. « Tout 
est perdu fors Fhonneur » - oui, notre nation, sur les cimes de sa 
conscience, a eu ce grand souci de m6riter Festime jusque dans 
la defaite, et de ne pas acheter la victoire par la felonie. Ah ! 
puissions-nous ne pas perdre en meme temps la bataille et Fhon¬ 
neur ! Et que la France ose enfin jouer sa grandeur la ou aucune 
fatalite nepeutrien contre elle: dans lafidelitc al’ideccivilisa- 
trice qui rend la personne plus sacree que la societe, Fesprit 
transcendant a Fhistoire, le droit plus fort que la force. [...] 

Tel est un des visages de la guerre d’Algerie. Il faut que les 
Frangais osent le regarder en face. [...] J’entends bien ce que Fon 


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Parolas Je iortures 


va me dire, me crier de tous les cotes;« Mais les autres ? Mais les 
actes de terreur, les assassinats monstrueux, les mutilations, les 
viols, tous les crimes perpetres par les rebcllcs ? Ce feimier qui, 
attache a un poteau, a vu les fellaghas incendier sa ferme, violer 
sa femme et ses filles, eventrer ses enfants, voulez-vous qu*il 
pleure sur la ferocite des represailles ? Ces soldats qui ont trouve 
le corps d’un camarade egorge, emascule, au coin d’un bois ou, 
par la complicite d’un village, une embuscade a ete tendue, pensez- 
vous qu’il leur sera possible d’appliquer les conventions de Geneve 
a I’egard d’un adversaire sauvage et cruel, et leur reaction de 
violence n’est-elle pas une necessite de cette guerre ? Et si nous 
avons contre nous un peuple entier, solidaire dans la volonte de 
nuire, et de rompre, et remue dans ses profondeurs, pouvons-nous 
defendre nos droits sans que coule son sang de peuple, mele dans 
la punition comme dans la faute ? » La force de I’argument ne 
m’echappe pas. II est exact que nous n’avons pas en face de nous 
dcs disciples dc Gandhi, des apotres de la non-violence, mais des 
terroristes, des hommes sans pitie, qui, n’ayant pas les moyens de 
faire une guerre noble, ont accepte de faire une sale guerre, dont 
I’assassinat est 1’instrument habituel. Je sais aussi que beaucoup 
de Fran^ais, qui sont arrives en Afrique avec des intentions gene- 
reuses, quand ils ont etc pris dans Ic rythmc de la luttc corps a 
corps avec un peuple fanatise, ont eu tot fait de perdre patience, 
d’entrer dans la grande colere de I’armee et de se convertir aux 
moyens durs; en telle seance de torture, e’etait, me dit-on, un bon 
petit seminariste qui toumait le telephone... 

Oui, j’admcts qu’il faille pescr les responsabilites, remettre les 
actes dans leurs circonstances et ne pas laisser parler les faits 
tout seuls. J’admets qu’il y avait quelque chose de vrai dans ce 
que me disait un jeune officier d’active, reflechi et humain, avant 
de partir pour I’Algerie:« La guerre qu’on nous envoie faire la- 
bas est vilaine; le malheur est qu’une fois qu’on se trouve dedans, 
il faut faire celle-la, et non pas une autre.» Aussi bien me garderai- 
je de porter contre les methodes de I’amiee en Afrique du Nord 
une condamnation globale et sans nuances. D’une certaine fayon, 
le scandale est moindre d’une troupe qui, mise en fiirie par un acte 
de banditisme ou par le meurtre d’un des siens, tire sa vengeance 
des premiers qu’elle rencontre, met le feu, pille et frappe, que 
d’un etat-major qui organise froidement la torture comme moyen 
de renseignement. [...] 


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Paroles de ioriures 


C’est par des faiblesses de cette nature qu’ime civilisation se 
degrade, qu’unejeunesse s’avilit etqu’une nation dechoit. Cette 
« sale guerre » qui nous est imposee, il dependait de nous que, 
de notre cote, elle demeurat apeuprespropre. [...] 

Quels sont done les coupables ? On pourrait, je crois, les repartir 
selon un ordre ou les responsabilites progressent en gravite, bien 
qu’en s’eloignant de I’acte. L’executant auplus bas echelon - tel, 
par exemple, ce lieutenant charge par son unite d’mterroger les 
« bougnoules » et de faire parler les civils pour « ^clairer la 
situation » - est a coup sur un gargon brutal, ou que sa function ne 
tarde pas a brutal iser; pas tres intelligent, ni cultive: s’il Tetait, il 
souffrirait trop en accompli ssant ce qui lui est demande, il senti- 
rait, en entendant hurler ses victimes, I’intolerable distance entre 
ce qu’il est: un soldat de la France limnaniste et chretienne, et ce 
qu*il accomplit: un crime raciste. S’il a des idees morales, ce qui 
est possible, dies ne peuvent etre quo des imperatifs dangereuse- 
ment simplifies de la conscience sociale: la Patrie, pensee connmie 
une idole dont le service abolit les commandements de Dieu et les 
lois de la nature raisonnable; le Devoir, ramene a Tobligation de 
laire sans critique persomelle ce que le chef commande; PHonneur, 
congu dans la perspective d’une ethique d’agressivite pure, qui 
eclipse les sentiments de justice et de generosite. Je n’exclus meme 
pas I’hypothese que le lieutenant tourmenteur, baptise chretien et 
eleve catholique, aille le dimanebe a la messe de I’aumonier et, se 
confessant, oublie de parler de ce qu’il ne considere pas comme 
un pcchc : il n’a fait que son devoir en faisant « cracher les salo- 
pards », par tous les moyens. Soyons, comme Dieu le sera sans 
doute, indulgents aux tetes de peu de cervelle. 

A Techelon au-dessus de ce dur un peu simple, on entrevoit, 
plus coupable que lui, un type de militaire plus evolue, plus intel¬ 
ligent, plus conscient, et qui ne pent avoir pris sans un certain 
sadisme les habitudes cruelles que sa fonction exige, [...] [un] 
bourreau civilise que ses speculations ont porte au-dela des cate¬ 
gories communes du bien et du mal, et qui plonge avec noncha¬ 
lance dans I’horreur, cn surhommequi asurmontelapitie. Je nc 
vois vraimentpas comment on pourrait decouvrirune liaison, si 
detoumee ou subtile fut-elle, entre les constantes de la culture fran- 
qaise et le comportement de ce chef qui appartient en principe a 
une elite sociale de la France : la patrie chamelle est peut-etre 


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Parolas Je iortures 


servie par cet homnie - je reste d’ailleurs persuade qu’elle Test 
maJ, et qu’il se trompe sur le contenu meme de ce qu’il suppose 
etre son devoir, - mais la patrie spirituclle est offensee et trahie. 

Plus haut encore, il y a ceux qui commandent; ceux-la ne se 
salissent ni les mains, ni meme les yeux. Tout donne a penser 
qu’ils prennent soin d’eviter les ordres ecrits; on trouverait diffi- 
cilement une note d’etat-major prescrivant aux officiers des SR^ 
Temploi de la baignoire ou du telephone - omission prudente 
qui permet, en cas d’enquete parlementaire ou gouvemementale, 
de repondre : « Nous ne savons rien de cela ; ces faits, facheux 
sans doute, se produisent dans le feu de Taction, dans les desor- 
dres d’une guerre violente et difficile, a Techelon de la troupe, ou 
il est impossible de les controler ». II est meme possible que des 
notes sign6es d’un general fassent 6tat de T interdiction des 
procedes inhumains; mais il y a une fagon de dire a Texecutant 
d’une mission de renseignement : « Et puis, mon vieux, 
debrouillez-vous pour les moyens... », qui rend tout possible. 
[.-] 

Mais je vois d’autres complices, plus lointains, apparemment 
moins souillcs, et plus coupables encore : nous tous, qui ne voulons 
pas savoir, ou qui, sachant, ne disons rien. De telles methodes de 
guerre - et ici, je mets tout ensemble tortures, executions, exac¬ 
tions, represailles - ne peuvent s ’ etablir sans que le gouvemement 
y consente. Et le gouvemement ne saurait y consentir si Topinion 
ne Ic laissait faire ou tacitemcnt ne Tapprouvait pas. Possible 
que Topinion soit mal informee : mais a qui la faute ? On est 
d’abordtente de dire: aux journal istes, mais ceux-ci retorqueront: 
il y a la censure, il y a meme les perquisitions chez ceux qui ont 
Tail d’etre trop bienrenseignes; il y a la prison meme. Tout cela 
est vrai, ct suppose, de la part des dcmocrates qui gouvement 
actuellement la France, des methodes et un esprit plus conformes 
a un fascisme myope et larve qu’a Tesprit de critique, de liberte 
et de justice qui definit le patriotisme en democratic. Non, aucune 
excuse ne vaut a couvrir d’nn silence general le scandalc du plus 
precieux honneur de la France compromis et abime. Et, je le 
repete pour que soit bien compris le motif qui justifie ce livre : 


6. Services de renseignement. 


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Paroles de ioriures 


iiotre responsabilite a tous est engagee, aussi longtemps que 
nous nous refugions hypocritement dans la bonne conscience, 
comtne s’il nous suffisait de n’avoir pas personncllement les 
mains sales, alors que nous sommes, sous le regard des peuples 
et sous le jugement de Dieu, complices des saletes par le consen- 
tement de nos coeurs ou par le silence de nos bouches. Ici, nous 
touchons du doigt un probleme moral qui vaudrait d’etre elucide 
: celui de la culpabilite collective. 

Pierre-Henri Simon, Contre la Torture, Seuil, 1957 


12 MARS 1957, LRTTRR OR JrAN ChOUSSAT AU DIRRCTRUR DU 
JOURNAL Le Monde 

Les propos de P.-H. Simon, en particulier sa phrase sur les 
Frangais « vaincus d 'Hitler », frappent bon nombre de 
Frangais. Par mi ceux-ci, figure Jean Choiissat, age de 23 
ans en 195 7, qui reproche d Simon de ne voir qu ’un cote de 
la verile, les tortures subies par les rebelles algeriens, etd’oc- 
culter les souffrances endurees par les Frangais d’Algerie. 
Enarque, il deviendra un inspecteur des finances de grand 
renom. II est decede en 199S. 


Paris, le 12 mars 1957 

Monsieur le directeur, 

Je viens de terminer a 1’instant la lecture de Particle intitule 
« Sommes-nous Ics vaincus d’Hitlcr ? » paru dans Le Monde de 
ce jour sous la signature de M. Michel Legris. 

Je suis profondement indigne de la teneur de cet article. Je 
m’etonne que les seules atrocites relevees par M. P.-H. Simon 
soient celles commises par des Franqais. Je sais bien que M. P.- 
H. Simon nc pretend pas ignorer les tortures ct les atrocites 
commises en Algerie par les rebelles. Je pense neanmoins que 
denoncer ces tortures £ I’occasion, et en quelques mots, n’est en 
rien comparable a la publication d’un livre consacre a un releve 
meticuleux des exces reproches a Parmee et a la police fran- 
gaise. La verite ne consiste pas, a mon sens, a decouper la realite 
pour en detacher certains fragments pourtant inseparables. II 
n’est pas sincere celui qui n’a pas conscience de la relativite des 
evenements. Comment pouvei:-vous consacrer un paragraphe a 


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Parolas Je iortures 


I’exemple (affligeant, certes) de ce notable constantinois quand 
des dizaines de Franv'ais d'Algerie, musulmans comme euro- 
peens (surtout musulmans), ont etc decapites, mutiles, violes, 
pietines par les fanatiques ? Le sens de la mesure est inseparable 
de la notion de verite. J’estime sincerement, en tant que Franqais 
et Chretien, que votre article est un affront a tous les Fran9ais 
d’Algerie, europeens et musulmans qui endurent chaque jour des 
tortures physiques et morales infmiment superieures a cedes que 
M. P.-H. Simon se plait a enumerer. Je saisis mal, par ailleurs, en 
quoi et pourquoi ce petit livre est courageux: je n’y vois pour ma 
part que le courage du paradoxe. J’aimerais que les editions du 
Seuil consacrent un volume a la description des tortures subies 
par des milliers de Fran?ais d’Algerie. Mais je n"y compte guere. 

Je vous prie d’agreer, Monsieur le directeur, Fassurance de mes 
sentiments distingues. 

Jean Choussat 


Mars 1957, lettre de Lucie Coscas au directeur du 
JOURNAL Le Monde 

Pendant la hataille d’Alger, des centaines, voire des milliers 
de civils sent arretes, tortures par des bourreaux designes de 
longue date (les memes noms reviennent souvent) et empri- 
sonnes. Tant des Arabes que des Europeens subissent le 
martyre, les coups et les tortures des hommes, mais aussi des 

F 

femmes : Djamila Bouhired, Eliette Loup, Colette Gregoire, 
Lucie Coscas, et bien d’autres encore. 

Dans la nuit du 21 au 22 mars, a 1 h du matin, les parachu- 
tistes se sont presentes chez moi et ont perquisitionne. Ils m’ont 
emmenee avec mon jeune frere Claude et transportee en Dodge, 
les yeux bandcs avee chech. Nous sommes arrives tres vitc a la 
villa Sesini ou Fon m’a remis a un homme avec ces mots : 
«jusqu’a ce que mort s’ensuive ». J’ai et6 brutalement deshabillee 
et Fon m’a lie les pieds et les poignets, enroulee dans une couver- 
turc ct completemcntficelce; j’ai etcetendueparterreet Fon m’a 
enleve le bandeau. J’ai vu autour de moi des parachutistes a 
beret vert dont quatre etaient grades. Des nourrices d’eau ont 
ete anienees et trois hommes se sont assis sur moi: le premier 
grand et gros (et qui m’a dit plus tard connaitre ma famille en me 


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Paroles de ioriures 


doimant des details sur elle) sur I’estomac, le deuxieme sur le 
ventre et le troisieme sur les genoux. Un quatrieme me chatouil- 
lait les pieds, un cinquietne me tenait la bouche ouvcrte et un 
sixieme versait de I’eau qui penetrait a flots dans la bouche, les 
narines et les yeux. Quatre bidons ont ainsi ete verses. Uhomme 
sur mon estomac, que je leur avais dit malade, sautait dessus. Cela 
dura pres de 3 heures, pendant lesquelles ils se relayaient et 
mangeaient. J’entendis les cris de Colette Gregoire qui subissait 
devant moi le supplice de I’electricite, ainsi que Claude 
Lacascade ^ qui Ton donnait des coups. L’eau epuisee, les 
hommes se sont leves et toujours le plus grand et le plus gros, 
aide du bourreau allemand Feldmayer, m ’a donne des coups de 
pieds dans I’estomac, disant que c’etait la meilleure maniere 
de le guerir. Puis le lieutenant B., le policier L. et le capitaine 
F.ont reclame pour moi I’electricite. Les electrodes ont ete appli- 
quees sur mes seins, sur mon dos et sur tout le haut du corps. Ils 
m’ont rclevec par les chcvcux ct il ctait 5 h du matin quand ils 
m’ont rhabillee, disant a Claude Lacascade « a ton tour main- 
tenant ». J’ai ete amenee a la salle d^nterrogatoire et a 7 h du 
matin, on m’a jetee dans ma cellule noire, sans air, de 2 m sur 
2 m. 

Lc samcdi soiron m’aappelce ctlc policier H. qui, avectrois 
autres lieutenants, se dit«flic », m’a rouee de coups et claques. 
Ils m’ont eminence en auto et nous avons roule toute la nuit. 
Nous sommes alles notamment chez Me Cohen, mon beau-frere, 
ou tout a ete saccage, verres casses, armoires et placards vides, 
abimcs, apparcils dc photo et cameras maltraitds ct cmmcncs. Ils 
sont partis apres avoir vide les bouteilles de liqueur, ecoute les 
disques et laisse le poste allume. Je suis rentree a la villa le 
dimanche. Mais a 7 h 30 du matin et a ce moment seulement, on 
a relache mon jeune frere de 19 ans que le lieutenant B., le capi¬ 
taine F. et H. m’avaient dit avoir torturd. 

Le lundi soir, apres avoir ete violemment battue, je fiis ramenee 
a la salle de torture, deshabillee entierement, interrogee toute 
nue de 20 h a 23 h. 

J’ai etc ensuite gardee une semaine dans unc cellule fermee 
et noire, sans interrogatoire. Le quinzieme jour, apres avoir 
entendu pendant des heures gemir et crier un homme pres de ma 
cellule, j’ai ete amenee la nuit dans une salle ou le nomme H. 
ra’a donne claques, coups de poing et coups de pied dans I’es- 


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Parolas Je iortures 


tomac, sur la poitrine, dans le ventre et les tibias. Celui-ci m’a 
conduite dans la salle de torture ou il m’a entxerement desha- 
billee, attache les chevilles, lie les poignets dans le dos, puis 
ficelee dans une couverture et pendue par les pieds a des baireaux, 
la tete et les ^aules touchant seules le sol. Je suis restee dans cette 
position pendant 2 heures. Onm’avait amene une nourrice d’eau 
et degage mabouche delacagoule. A 5 h du matin, on m’arecon- 
duite dans ma cellule. J’etais dans un etat de tres grande faiblesse 
physique et morale, puisqu’ils flirent obliges de me conduire a Tin- 
fmnerie et de me faire passer un jour, le 11 avril, a la villa Mireille, 
boulevard Bru. Ce n’est que trois semaines apres mon arrestation, 
c’est-a-dire le 12 avril 1957, que je fus conduite devant le juge 
d’instruction. 

D’autre part, je dois signaler que pendant mon sejour a la villa 
Sesini, j’ai vu: 

Madeleine Chaumat dans un etat de grande faiblesse, couchee 
par tcrrc dans un couloir, les mcnottes aux mains, ceci durant 
plusieurs jours. 

M. Abdelli pendu a un soupirail par une corde qui liait ses 
mains et maintenait ses bras en arriere et en I’air. II avait le visage 
lumefie et un baillon sur la bouche. 

M. Pcrles, que j’avais entendu hurlcr pendant des heures, me 
fit voir ses poignets ensanglantes. 

M. Goinis dans la meme position que M. Abdelli. 

Une codetenue a eu une crise et est restee un quart d’heure avant 
d’etre sortie a Pair et de recevoir des soins. Je I’ai inanimee. 
J’ai su par la suite qu’ellc avait 6t6 transportce d’urgence a I’lio- 
pital de Mustapha. 

En passant devant la cellule 2, un homme couche par terre, les 
membres raides, le visage blanc, les yeux fermes. Un policier 
deguise en parachutiste promenait sur lui sa lampe electrique, il 
avait I’apparence de la mort. 

Le 2 a\Til, j’ai vu sur la porte de la cellule 1 un X. J’ai su, 
quatrejours apres, qu’il s’agissait d’Eliette Loup. Elle paraissait 
squelettique, extremement faible et fatiguee, et dans un tres 
mauvais etat nerveux. Jc I’ai revue par la suite a la prison. Elle 
m’a dit avoir ete torturee pendant quatre jours et m’a montre des 
traces de torture qu’elle avait subies. 

En consequence, je porte plainte contre tons mes tortionnaires, 
le capitaine F., le lieutenant B., les policiers H., L., M., ainsi que 


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Paroles de ioriures 


contre X pour ces precedes inhumams et illegaux, indignes d’une 
aimee et d’une police qui devrait etre Timage d*un gouvemement 
democratique et juste, 

Lucie CoscAS 


Mars 1957, r^ctt du general PAris dr Bouardirrr 

Dam' le debat qui s ’eat oiivert aur lea methodea employeeapar 
lea forces de Vordre frangaises, lea temoignages de soldats 
rendus a, la vie civile possedent une grande force. Nouveaux 
arguments depoids jetes dans la hataille, s ’ajoutent dpartir 
de mars 1957 les prises de position de grades, officiers du 
contingent on de carriere, qui, tel le generalJacquea Paris de 
Bollardiere, jettent leurs galons dans la balance. 

Jacques Paris de Bollardiere (1907-1986), Compagfion de la 
Liberation, devenu en Algerie le plus jeune general de I ’armee 
frangaise, entre en desaccordavec la strategic gouvernemen- 
tale et I ’emploi de la torture. Oppose d la directive du general 
Massu qui ordonne une accentuation de I ’effort policier », 
il demande a etre releve de son poste et rentf^e en France en 
mars 1957. II e.^tle seul ojficier.superieur, keros de la France 
libre, d avoir condamne ouvertement I’usage de la torture 
pendant la guerre d’Algerie. Alors qu ’il n ’a jamais ete rebelle, 
le general de Bollardiere est le seul officier superieur, avec 
le general Binoche etVamiral Sanguinetti, qui n ’aitpas ete 
reintegre dans ses droits d la suite de la loi de rehabilitation 
desputschistes d’Alger en novembre 1982. 

Vers le debut de Janvier 1957, tout s’accelere soudain et 
devient mena 9 ant. Une violente poussee de terrorisme plonge 
Alger et sa region dans la fievre. Pour faire face a la situation, on 
met en place une nouvelle organisation de commandement dans 
laquelle mon secteur se trouve englobe. Le general Massu, 
commandant la 10*= Division parachutiste, en est le chef. Les 
pouvoirs civils abandonnent entre ses mains la totalite des 
pouvoirs de police qu’il decentralise aussitot jusqu’au dernier 
echelon de la hierarchic dans la division parachutiste. [...] 

Des directives me pan-^ennent, disant claixement de prendre 
comme premier crit^ Pefficacite et de faire passer en priorite 
les operations policieres avant toute pacification. Des femmes 


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Parolas Je iortures 


musulmanes atterrees viennent m’iiifonner en pleurant que leurs 
fils, leur marx, ont disparu dans la iiuit, arretes sans explication 
par des soldats brutaux en tenue camouflee et beret de parachu- 
tistes. [...] 

Quelques heures plus tard, je regois directement I’ordre de 
faire executer iminediatement par mes troupes une fouille de 
toutes les mosquees du secteur pour y chercher des depots d’armes. 
Je refuse d’executer cet ordre re 9 u dans des conditions irregulieres 
etquejejuge scandaleuses; j’estime de plus qu’une telle provo¬ 
cation risque de ruiner les efforts de plusieurs inois. Je demande 
alors a etre re 9 u immediatement par le general Massu. 

J’entre dans son vaste bureau [...] Je lui dis que ses directives 
sont en opposition absolue avec le respect de rhomme qui fait le 
fondement meme de ma vie et que je me refuse a en assumer la 
responsabilite. 

Je ne peux accepter son systeme qui conduira pratiquement a 
conferer aux parachutistcs, jusqu’au dernier echelon, le droit de 
vie et de mort sur chaque honime et chaque femme, fran 9 ais ou 
musulman, dans la region d’Alger... 

J’affirme que s’il accepte le principe scandaleux de I’applica- 
tion d’une torture, naivement consideree comme limitee et 
controlcc, il va briscr les vannes qui contiennent encore diffici- 
lement les instincts les plus vils et laisser deferler un flot de boue 
et de sang... 

Je lui demande ce que signifierait pour lui une victoire pour 
laquelle nous aurions touche le fond de la pire detresse, de la 
plus d6sesperante d^faitc, cellc dc riiommc qui renonce a etre 
humain. 

Massu m’oppose avec son assurance monolithique les notions 
d’efficacite immediate, de protection a n’importe quel prix de 
vies innocentes et menacees. Pour lui, la rapidite dans Paction doit 
passer par-dessus tous lesprincipes ettous les scrupules. II main- 
tient formellement Pesprit de ses directives, et confirme son 
choix, pour le moment, de la priorite absolue a ce qu’il appelle 
des operations de police. 

Je lui dis qu’il va comproinettrc pour toujours, au benefice de 
la haine, Pavenir de la communaute £ran 9 aise en Algerie et que 
pour moi la vie n’aurait plus de sens si je me pliais a ses vues. Je 
le quitte brusquement. 

En sortant de chez lui, j’envoie au general commandant en 


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Paroles de ioriures 


chef line lettre lui demandant de me remettre sans delai en France 
a la disposition du secretaire d’Etat a la Guerre. 

Jacques Paris dk Boi,i,ARi)iKRt;, Bataille d’Alger, bataille de rhomme, 

Deselee de Brouwer, 1972 


29 MARS 1957, LFTTRB OUVERTF. DU GI^-NBRAt, DE 
Bollardiere a Jean-Jacques Servan-Schreiber, 

L "Express 

Jean-Jacques Servan-Schreiber, journaliste et directeur de 
U Express, qui vient de passer six mo is en Algerie, publie en 
feuilleton dans son journal son livre Lieutenant en Algerie. 
Cela lui vaui d’etre inc^lpepour atleinie au moral de I 'armee. 
Le general de Bollardiere soutient puhliquement celui qui a 
servi sous ses ordj-es en Algerie: en retorsion, il est condamne 
d 60 jours d"arret de forteresse, puis mis d Vecart. 

Le 21 mars 1957 

Mon cher Servan-Schreiber, 

Vous me demandez si j’estime que les articles publies dans 
L ’Express, sous votrc signature, sont de nature a porter atteinte 
au moral de TAnnee et a la deshonorer aux yeux de Topinion 
publique. 

Vous avez servi pendant six mois sous mes ordres en Algerie 
avec un souci evident de nous aider a degager, par une vue sincere 
et objective des r^alitcs, des regies d’action i la fois cfficaccs et 
dignes de notre Pays et de son Armee. 

Je pense qu’ il etait hautement souhai table qu’apres avoir vecu 
notre action et partage nos efforts, vous fassiez votre metier de 
journaliste en soulignant a I’opinion publique les aspects drama- 
tiques de la guerre revolutionnaire a laquclle nous faisons face, 
et I’effroyable danger qu’il y aurait pour nous a perdre de vue, 
sous le pretexte fallacieux de refficacite immediate, les valeurs 
morales qui seules ont fait jusqu’a maintenant la grandeur de 
notre civilisation et de notre Armee. 

Je vous envoie I’assurance de mon estime... 

G^eral de Bollardiere 


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Parolas Je iortures 


18 FE\TaER 1957, GENERAL DE BOLLARDIERE, DIRECTIVE 
d'application 

La tentation a laquelle n’ont pas resiste les pays totalitaires de 
considerer certains precedes comme une methode normale pour 
obtenir le renseignement doit etre rejetee sans equivoque et ces 
precedes condamnes formellement. 

General DE BoLLARDiiRE 


1957, RECIT DU COLONEL BARBEROT 

Roger Barberot (1915-2002) a 42 ans en 1957. Ancien resis- 
tanl, colonel place sous les on^res du general de Bollardiere en 
Algerie - qu 'il a connu pendant la Seconds Guerre mondiale et 
dont il devient un proche - il demissionne de I 'armee en avril 
1957par solidarite avec Bollardiere et redige tres rapidement 
un ouvrage oii il livre son temoignage: Malaventure en Algerie. 
Ou I’on reimuve ceile idee des Franqais vaincus par Hitler... 

Farce que nous sommes dans une guerre civile, certains esti- 
ment que tout Icur est permis. C’est cc qui me fait dire que I’hit- 
lerisme, meme vaincu, a laisse chez nous des traces profondes et 
indelebiles. Comme si des tortures avaient jamais ete un moyen 
d’arreter une rebellion... Meme si le systeme etait etficace et si 
chaque individu « soumis a la question » parlait et donnait des 
renscignements pennettant d’eviter des morts ct des attentats - 
vous savez que ce n’estpas le cas et que ga ne peut etre le cas -je 
ne serais tout de meme convaincu. C’est a mon avis une preuve 
de Mblesse et d’impuissance et si vraiment on en est reduit la, c’est 
que nous n’avons rien a faire ici. 

Roger Barberot, Malaventure en Algerie avec le general 

Paris de Bollardiere^ Plon, 1957 

29 MARS 1957, LETTRE DE PALX TEITGEN AU MINISTRE 
Robert Lacosth, Le MomEvru octobrr 1960 

Paul Teitgen (1919-1991), ancien resistant et deporte a 
Dachau, est le secretaire general de la police frangaise a 
Alger depuis aout 1956. Le 29 mars 1957, ecceure par la 


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Paroles de ioriures 


pratique quotidienne de la torture dont il decouvre les preuves 
irrefutables en visitant le centre de Beni-Messous, ayant 
appris le 23 mars I'assassinat d’Ali Boumendjel apres avoir 
somme les parachutistes de le presenter au Parquet, Teitgen, 
I ’ancien torture de la Gestapo, envoie au ministre residant en 
Aigerie RobertLacoste ime leWe de demission qui est aussitot 
refusee. Paul Teitgen tient en effet d cette epoque une scrupu- 
leuse comptabilite des 20 000 assignations a residence dili- 
genteesparses soms, etfinitpar constater 3 994 disparitions 
dont personne ne vent lid rendre compte ! Morts entre les 
mains de leurs tortionnaires, ces disparus ont ete enterres 
dans une fosse commune entre Xeralda et Kolea, d une tren- 
taine de kilometres d Alger, quand leurs cadavres n ’ontpas 
ete jetes d ’un helicoptere dans la Mediterranee. Teitgen 
accepte, d la demande de Lacoste, de rester a son paste, 
pensani qu 'il vaut mieux un garde-fou endommage que pas 
de garde-fou du tout Et puis Alger semhle provisoirement 
calme. Peut-etre le cauchemar va-t-ilsedissiper... Paul Teitgen 
demissionnefinalementle 3 octobre 1957, en reaction contre 
les executions « extra-judiciaires » et I ’emploi generalise de 
la torture. 

Monsieur le Ministre, 

Le 20 aout 1956, vous m’avez fait I’honneur d’agreer ma 
nomination au poste de secretaire general de la prefecture d’Alger, 
charge plus specialement de la police generale. Depuis cette 
date, jc me suis cfforcc avec conviction, et a mon poste, dc vous 
servir- et quelquefois de vous defendre - e’est-a-dire de servir, 
avec laRepublique, Lavenir del’Algeria franpaise. Depuis trois 
mois, avec la meme conviction, et sans m’etre jamais offert la 
liberte, vis-a-vis de qui que ce soit d’irresponsable, de faire 
coimaitre mes apprehensions ou mes indignations, je me suis 
efforce dans la limite de mes fonctions, et par-dela I’action poli- 
ciere nouvelle menee par I’annee, de conserver- chaque fois que 
cela a ete possible - ce que je crois etre encore et malgre tout indis¬ 
pensable et seul cfficace a long terme: Ic respect de la personne 
humaine. 

J’ai aujourd’hui la fenne conviction d’avoir echoue et j’ai 
acquis rintime certitude que depuis trois mois nous sommes 
engages non pas dans rillegalite ce qui, dans le combat mene 


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Parolas Je iortures 


actuellement, est sans importance - mais dans Tanonyinat et I’ir- 
responsabilite qui ne peuvent conduire qu'aux crimes de guerre. 

Je ne me permettrais jamais unc telle affirmation si, au cours 
de visites recentes effectuees aux centres d’hebergement de Paul- 
Cazelles et de Beni-Messous, je n’avais reconnu sur certains assi- 
gnes les traces profondes des sevices ou des tortures qu’il y a 
quatorae ans je subissais personnellement dans les caves de la 
Gestapo de Nancy. Or ces deux centres d’hebei^ement, installes 
a sa demande par Tautorite militaire d’Alger, sont essentielle- 
ment pourvus par elle. Les assignes qui y sont conduits ont d’abord 
ete interroges dans ies quartiers militaires apres une arrestation 
dont Tautorite civile, qui est celle de rfoat, n’estjamais informee. 
C’est ensuite, et souvent apres quelques semaines de detention et 
d’interrogatoires sans controle, que les individus sont diriges par 
I’autorite militaire au centre de Beni-Messous et de la, sans assi¬ 
gnation prealable et par convoi de cent cinquante a deux cents, 
au centre de Paul-Gazelles. 

J’ai, pour mon compte personnel et sans chercher a echapper 
a cette responsabilite, accepte de signer et de revetir de mon nom 
jusqu’a ce jour pres de deux mille arretes d’assignation a residence 
dans ces centres, arretes qui ne faisaient que regulariser une 
situation de fait. Jc nc pouvais croire, cc faisant, que je rcgulari- 
serais indirectement des interrogatoires indignes dont, au prea¬ 
lable, certains assignes avaient ete les victimes. Si je n’ignorais 
pas qu’au cours de certains interrogatoires des individus etaient 
morts sous la torture, j’ignorais cependant qu’a la villa Sesini, par 
cxemplc, ces interrogatoires scandalcux etaient mcncs, au nom 
de mon pays et de son armee, par le soldat de L classe F..., sujet 
allemand engage dans le 1 REP, et que celui-ci osait avouer 
aux detenus qu’il se vengeait ainsi de la victoire de la France en 
1945. Rien de tout cela, bien sur, ne condamne Faimee firan^aise, 
non plus que la lutte impitoyable qui doit etre men6e par elle 
dans ce pays, et qui devait I’etre a Alger plus specialement contre 
la rebellion, Fassassinat, le terrorisme et leurs complices de tout 
ordre. Mais tout cela condamne la confusion des pouvoirs et Far- 
bitrairc qui en dccoulc. Ce n’est plus tel ou tel rcsponsablc connu 
qui mene les interrogatoires, ce sont des unites militaires. Les 
suspects ne sont plus retenus dans les enceintes de la justice civile 
ou militaire, ni meme dans les lieux connus de F autorite admi¬ 
nistrative. Ils sont partoul et nulle part. Dans ce systeme, la justice 


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Paroles de ioriures 


- meme la plus expeditive - perd ne serait-ce que Texemplarite 
de ses decisions. Par ces methodes improvisees et incontrolees, 
I’arbitraire trouvc toutes les justifications. La France risque, au 
surplus, de perdre son ame dans [’equivoque. Je n’ai jamais eu 
le cynisme et je n’ai plus la force d’admettre ce qu’il est convenu 
d’appeler des « bavures», surtout lorsque ces bavures ne sont que 
le resultat d’un systeme dans lequel 1 ’anonymat est seul respon- 
sable. C’est parce que je crois encore que dans sa lutte la France 
peut etre violente sans etre injuste ou arbitrairement homicide, 
c’est parce que je crois encore aux lois de la guerre et a I’hon- 
neur de I’armee firan^aise que je ne crois pas au benefice a attendre 
de la torture ou simplement de temoins humilies dans I’ombre. 
Sur quel que 257 000 deportes, nous ne sommes plus que 11 000 
vivants. Vous ne pouvez pas, Monsieur le Ministre, me demander 
de ne pas me souvenir de ce pour quoi tant ne sont pas revenus 
et de ce pour quoi les survivants, dont mon pere et moi-meme, 
doivcnt encore porter temoignage. Vous ne pouvez pas me le 
demander, parce que telle est votre conviction et celle du gouver- 
nement de mon pays. C’est bien, au demeurant, ce qui m’auto- 
rise a vous adresser personnellement cette lettre, dont il va sans 
dire qu’il n’est pas dans mes intentions de me servir d’une quel- 
conque manicrc. Dans raffirmation de ma conviction comme de 
ma tristesse, je conserve le souci de ne pas indirectement justi- 
fier les partisans de [’abandon et les laches qui ne se complaisent 
que dans la decouverte de nos erreurs pour se sauver eux-memes 
de la peur. J’aimerais, en revanche, etre assure que vous voudrez 
bien, k titre personnel, prendre en consideration le temoignage 
d’un des fonctionnaires installes en Algerie par votre confiance, 
et qui trahirait cette confiance, s’il ne vous disaitpas ce qu’il a 
vu et ce que personne n’est en droit de contester, s’il n’est alle 
lui-meme verifier. J’ai, en tout etat de cause. Monsieur le Ministre, 
perdu la confiance dans les moyens qui me sont actuellement 
impartis pour occuper honnetement le poste que vous m’aviez 
assigne. Je vous demande, en consequence, de bien vouloir prier 
M. le ministre de I’lnterieur de m’appeler rapidement a d’au- 
tres fonctions. 

Je vous demande enfin. Monsieur le Ministre, d’agreer cette 
lettre comme I’hoimnage le plus sincere de man tres profond et 
fidele respect. 

Paul Tettgen 


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Parolas Je iortures 


9 A\TIIL 1957, LETTRE D’ELIANE GAUTRON AU DIRECTEUR DU 
JOURNAL Le Monde 

Jacques etEliane Gautron sont membres du groupe des « Chre¬ 
tiens progressistes ». Us hehergent des reunionspoUtiques du 
FLN. Fin 1956, le general Massu decide de donner « le coup 
de semonce a certains milieux europeens qui ont fait de la 
charite une interpretation abusive et antinationale ». II vise 
alors les centres sociaux crees en 1955par Germaine Tillion, 
sociologue, ancienne resistante et ancienne deportee : des 
centres cries pour combattre Vanalphabetisme, le manque 
d‘hygiene et de nombreux aspects de la misere sociale en 
Algerie. Au debut de 195 7, seize membres des centres sociaux 
d‘Alger sont arretes. Ce n ‘est que le debut d‘une repression 
qui s 'achevera en 1962 avec I 'assassinat de six dirigeants 
des centres a El Biar par I ‘OAS, Juges lors du proces des 
« chretiensprogressistes »le 23juillet 1957, Jacques et Eliane 
Gautron seront condamnes d 2 ans de prison. 

Prison civile d’Alger 
Gautron nee Ratel Eliane 
ccrou 8499 
Alger, le 9 avril 1957 

M. le Procureur general d^Alger, 

J’ai I’honneur de porter a votre connaissance les laits suivants: 
mon maxi Jacques Gautron a ete arrete mardi 19 fevrier 1957 par 
des officiers du premier RCP. T1 etait sorti Ic 16 fevrier de I’ho- 
pital d’Hl Kettar apres un traitement de trois semaines. Mon 
mari est un grand asthmatique et il a un ulcere a Testomac. 
J’avais du, avant que les parachutistes I’emmenent, lui faire une 
piqure de solucamphre pour le soutenir. J’etais done a juste titre 
tres inquicte. C’est le 20 fevrier vers 21 h 30 que les inemes 
parachutistes vinrentm’apprehender. Je fus conduite en voiture 
a Maison-Carree, dans la caserne du 46= regiment de transmis¬ 
sions. La, j ’ai d’abord ete interrogee correctement, puis on me 
fit des menaces :« nous allons etre obliges d’employer les grands 
moyens». On me parla meme du polygone de Maison-Carree et 
de « 12 balles dans lapeau». Vers minuit, onmeconduisit dans 
une cellule d’ou je fus extraite environ 2 heures plus tard. On me 
montra un mot ecrit au crayon par mon mari, mais I’ecriture 


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Paroles de ioriures 


etait tenement deformee que je compris aussitot qu’il avail 
ete torture. Je demandais a etre confrontee avec lui, ce qui fut 
fait. Mon mari etait dans un ctat de faiblcsse incroyablc; il me 
supplia de parler pour eviter qu'on ne me torture; le lieutenant 
C. me decrivit avec desinvolture ce qu’on lui avail fait : « 
Vous voyez, il a re 9 u quelques coups, puis on I’a seulement 
pendu par les mains et on lui a juste fait un peu d’electricite 
». Voyant que je ne voulais pas parler, les lieutenants J. et C. 
m’emmenerent alors en voiture apres m’avoir bande les yeux. 
Arriv6e a destination, je me souviens tres nettement qu’on me 
fit descendre une marche et j’entrai dans une piece. Onm’en- 
leva le bandeau (qui etait un ebeebe kaki). La piece, a peu 
pres grande de quatre metres sur cinq, etait vide. Une double 
corde pendait du plafond, des tonneaux metalliques etaient 
debout, au nombre de quatre ou cinq peut-etre. Dans un des 
tonneaux se trouvait de I’eau, sur un autre, une dyniimo. Un troi- 
sieme bomme, adjudant de paraebutistes, etait la. On me fit otcr 
tous mes vetements sans exception et le lieutenant J. camoufla 
une petite fenetre (sur le mur a droite de la piece en entrant) 
avec ma propre veste. Je dois a la verite de dire que I’adjudant 
qui me paraissait plus humain que les deux autres, me supplia 
de parler pendant peut-ctre 10 minutes, avant dc « passer a 
Taction ». Puis on me fit monter sur un des tonneaux et le 
lieutenant J. me lia les poignets ensemble derriere le dos avec 
des chiffons, il les fixa a la corde du plafond, puis il me fit 
basculer brutalement du tonneau. Je fis un tourbillon et j’eus 
Timpression d’avoir les bras arrach^s des cpaules. J’avais 
Textreme pointe des pieds seulement qui touchait le sol. On 
me fit alors passer le courant electrique a Toreille, sur la nuque, 
sur le bras gauche, en m’aspergeant tout le corps avec des 
seaux d’eau. On me frappait aussi sur tout le corps avec un nerf 
de boeuf. Je prefere passer sur les injures et les grossi^retes qui 
me fiirent prodiguees. Comme je criais, le lieutenant J. me mit 
un baillon. La pendaison, le baillon et le fait que j ’ai un pneumo 
thorax reduisaient de plus en plus mes possibilites de respira¬ 
tion et j’etouffais littcralemcnt. A ce moment, j’ai prieDicu de 
raourir et je n’en pouvais plus. De toutes ces tortures, la 
pendaison etait vraiment la pire. Cela dura environ deux heures 
et demi, au bout desquelles je finis par confirmer la declara¬ 
tion de mon mari sans y ajouter un mol. On cessa alors de me 


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Parolas Je iortures 


frapper et de passer le courant, et les trois hommes partirent en 
me laissant pendue. Au bout d’un moment, un quart d’heure 
peut-etre, les trois hommes revinrcnt, me poserent encore dcs 
questions, puis finirent par me detacher. 11s durent m’aider a 
remettre mes vetements car mes mains etaient violettes et 
engourdies, mes poignets enfles et je ne pouvais plus m’en 
servir. J’avais mal partout. A la suite de ces sevices, j’eus des 
douleurs dans les epaules pendant au mo ins trois semaines. Je 
ne pouvais pas lever les bras et ma main gauche, a Theure ou 
j’ecris, n’a pas encore retrouv^ toute sa sensibilite. 

D’ailleurs, deux jours apres les tortures, I’adjudant me fit 
mettre nue une seconde fois pour voir si J ’avals des traces. Je 
passais, apres cette nuit, trois jours pendant lesquels on m’in- 
terrogea encore et on me menapa de me torturer a nouveau. Je 
sais, de la bouche meme d’un de mes tortiormaires, que Nagima 
Ilablal que mon mari et moi avions mise en cause sous la 
torture avait etc arretcc et torturcc pendant 6 heurcs. T1 me dit 
aussi qu’a la suite des tortures elle avait eu plusieurs crises de 
nerfs. 

Le samedi 23 fevrier, on nous emmena, cinq musulmans, 
mon mari et moi au camp de Ben Messous. Au cours de mon 
sejour dans cc camp, j ’ai vu sur place, et arrivant de rextericur, 
un grand nombre d’hommes dans un etat lamentable, portant 
tres visiblement des traces de coups, de brulures, des dents 
cassees, etc. 

Les conditions de vie au camp etaient les suivantes: nourri- 
ture tres mdimcntairc, trop epiccc, quantity souvcnt insuffisante, 
surtout pour les hommes, logement sous tente. Les hommes 
avaient droit a une petite natte et deux couvertures, or il faisait tres 
froid et humide la nuit. 

Dans la nuit du jeudi au vendredi L’’ mars, mon mari eut une 
crise d’astlime si violente qu’on dut Thospitaliser. La nuit 
suivante, vers 22 h 30, des officiers du D'^REP vinrentme cher- 
cher en Jeep et je fiis amenee a leur PC, villa Sesini. Connaissant 
par certains recits de mes camarades du camp ce qui se passait 
alors a la villa Sesini, j’etais admirablement« conditionnee » 
pour un interrogatoire. J’etais dans un etat de terreur, surtout 
quand on m’eut dit qu’on etait alle chercher mon mari a Tho- 
pital, qu’on allait nous torturer Tun devant I’autre si nous ne 
parlions pas, que je ne cherchai meme pas a me defendre el que 


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Paroles de ioriures 


j ’acceptai sans resistance toutes les accusations, meme les plus 
fantaisistes, que ces messieurs portaient conlre moi. A la villa 
Sesini, aucune torture physique nc m’a etc infligee, mais je 
peux dire, par centre, qu’aucune torture morale ne me flit epar- 
gnee, menaces de tortures envers mon mari, chantage et 
promesse concemant mon enfant, meme tentative de corruption. 
On train a dans la boue to us mes amis, on tenta de me faire 
renier mes plus cheres amities. J’ajoute que mon mari et moi 
avons ete detenus six semaines avant d’etre mis sous mandat 
de d6p6t. 

A la villa Sesini, on me confronta avec Nassima Hablai. Elle 
etaitdansun etatefFrayant. J’eus, quelques jours apres, lapossi- 
bilite de m’occuper d’elle, de lui faire sa toilette car, quinze jours 
apres les tortures, elle ne pouvait absolument pas se servir de 
ses mains. II fallait lui donner a manger et la soigner comme une 
enfant. Malgre mon angoisse de la voir en cet etat, ce fut une joie 
pour moi dc lui rcndre ces menus services. J’ajoutc que ees 
epreuves avaient terriblement affecte le moral et le psychisme de 
Nassima. II y a d’ailleurs tout lieu d’etre angoisse en la sachant 
encore au pouvoir arbitraire du 1=^ REP. 

Au cours de mon sejour a la villa Sesini et a son annexe, la villa 
Mircillc, je me suis trouvee avee les personnes suivantes qui ont 
toutes ete torturees a la villa Sesini: 

Madame Helie (50 ans) : 12 heures debout, cagoule sur la 
tete, gifles, menaces de chien 

Sadok Cherif Pha pha: electricite 
Denise Walbert: 61ectricit6, cau, gifles 
Nelly Forget: electricite, eau, gifles 
Monique Hanoun : electricite, eau, gifles (sur les seins) 
Salima El Haffaf: electricite, eau, gifles 
Fatima Benosmane ; electricite (entre autres dans le vaginet 
dans les gencives), cau, gifles 

Madame Cardi (42 ans): gifles nombreuses 
Claudine Lacascade ; electricite, eau, gifles 
Nelly Porro (19 ans): electricite, eau, gifles 
.Tanine Belkhodj: electricite, eau, gifles 
Je porte plainte contre les sevices de toutes sortes qui ont ete 
utilises contre les personnes citees, mon mari et moi-meme, 
non dans un esprit de haine et de vengeance, qui m’est totale- 
ment etranger, mais au contraire pour eviter que de telles 


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Parolas Je iortures 


horreurs iie se renouvellent, meme a I’encontre de ceux qui les 
ont commises. 

Je vous prie de bien vouloir agrcer, Monsieur le Procureur 
general, Texpression de ma haute consideration. 

Eliane Gautron 

AVRIL 1957, LHTTRB D’BLIFTTF. LOUP AU DIRECTRUR DU 
JOURNAL Le Monde 

r 

Eliette Loup est une « pied-noir auxpieds nus ». Dans la ferme 
de Ilaouch Mezghenni, dans la Mitidja, oil elle est nee, en 
/ 934, meme les enfants de pieds-noirs ne portaient pas de 
chaussures. Sa mere, militante du Parti communiste algerien 
(PCA), envoie de Largent et des colis aux Brigades interna- 
tionales, pendant la guerre d’Espagne, et regoit les commu- 
nistes que I ’on relegue dans le Sahara. Elle est tres respectueuse 
des Arahes qui vivent d laferme. Ay ant perdu son pere tres tot 
et n 'ayant que trois soeurs et nut frere, elle considere les 
paysans vivani avec sa famille comme sesperes. Elle a vingt 
ans lorsque la guerre d’independance eclate. Elle est dejd 
militante au PCA, ou elle est entree tres jeune, un peu pour 
retrouver sa mere, morte en 1947. Devenue agent de liaison, 
collectrice de fonds, recherchee des 1954, elle ne peut plus 
retourner dans sa ferme. Belle et dynamique, elle rhiss it d 
dejouer tons les pieges tendus par la police, jusqu 'a son arres- 
tation en 1957.Son temoignage ne s ’etendpas, parpudeur, 
sur les viols qu ’elle a suhi, comme nomhre de ses compagnes 
de lutte. 

14 ter, rue du Landy, Clichy 
PER.74-76 
Le 13 decembre 1957 

A Monsieur Hubert Beuve-Mery, directeur du Monde 
5 rue des Italiens 
Paris 9“ 

Monsieur le directeur, 

Nous avons Phonneur de vous faire parvenir ci-joint, en accord 
avec Pinteressee et ses avocats, le texte de la plainte contre tortures 
et sevices, deposee par Melle Eliette Loup aupres de M. le 
procureur general et de M. le procureur de la Republique. 


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Paroles de ioriures 


Nous tenons a vous remercier d’avoir rendu compte, dans 
votre journal, de celle deposee par Mme Denise Walbert. 

Nous esperons que vous voudrez bien donner a ce nouveau 
document une place dans vos colonnes, comme il nous semble 
le meriter. 

Nous vous prions d’agreer. Monsieur le directeur, Texpres- 
sion de notre consideration distinguee. 

Maurice Pagat 


Prison civile d’Alger 
lEliette Loup, ecrou 8697 
Etudiante 
20 ans 

Plainte a M. le procureur general 
et a M. le procureur de la Republique 
J’ai 1 ’honneur de porter a votre connaissance Ics faits suivants; 
J ’ai ete arretee le mardi 2 avril 1957 dans la rue, par les berets 
verts, et c’est une auto civile qui m’a conduite a la villa Sesini. 
Je fus interrogee et fouillee iininediatement, ceci accompagne de 
gifles violentes. Brusquement on me couvrit la tete d’une cagoule 
et, bousculcc a coups de poing dans le dos, on me conduisit a la 
torture. 

On me fit mettre nue, les mains liees dans le dos, pieds lies, 
enveloppee dans une couverture et ficelee (par terre), un chiffon 
applique sur la bouche. Le supplice de Peau commengait. Ils 
ctaicnt toujours plusicurs a me maintcnir, dont un tres lourd assis 
sur mon estomac. Arret, lorsque je suffoquais trop, pour me poser 
des questions, et cela recommenqait jusqu’a evanouissement. 
J’ai repris conscience sur le cote. Je vomissais d’enormes quan- 
tites d’eau. Ils m’avaient enleve la cagoule et je pouvais voir les 
paras qui m’entouraient. C’etait dans une petite cour mauresque 
avec, au milieu, un bassin a poissons rouges tellement paisibles 
et c’etait leur eau qu’ils utilisaient. Enfm, arret. Deticelee, pliee 
en deux pour vomir encore, rhabillee avec leur aide. Apres cela, 
interrogatoire a nouveau dans les bureaux. Gifles jusqu’a saigne- 
ment de nez. Conduite en cellule, au secret. 

Mercredi 3 [avril]. Matin. Menee a Tinterrogatoire, avec 
cagoule, dans le bureau du capitaine F. La, coups sur la figure, 
tete cognee contre le mur, coups a I’estoraac, etranglements, 


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Parolas Je iortures 


fessee jupe relevee, gifles a nouveau jusqu’a saignement de nez. 
J’avais la joue et le nez enfles et Ires mal aux oreilles; retour en 
cellule. 

Soir. Amenee, cagoule sous laquelle on peut a peine respirer, 
misenue, torture a Telectricitesur tout le corps avec menace: «I1 
fait nuit, personne ne sait que tu es la, tu parleras ou on te tuera.» 
L’un des bourreaux demandait que I’on me mit relectricite dans 
le sexe, un autre faisait le simulacre de me couper le bout du sein. 
En plus des secousses electriques, je suffoquais sous la cagoule 
et sous une main qui 6touffait mes cris. 

Je fus relevee et une seance d’etranglement contre le mur 
suivit. Et, toujours, la meme question etaitposee:«tu paries ? ». 
Puis ce fut le gonflage a I’eau, arret pour questions a nouveau ; 
reprise avec enplus I’electricite sur la figure mouillee; de douleur, 
je crois avoir bouscule en passant le gros « para » qui etait sur moi. 
Toute mouillee, je me rhabillais; ils me baillonnerent et me jete- 
rent dans le fond d’une voiturc. 

11s parlaient de m’egorger dans un coin de campagne.« Un coup 
des fellaghas», disaient-ils. Arret sur le bord de la route. Dans un 
fosse, trois hommes sur moi, etranglement et poignard sur ma 
poitrine, menaces et questions. Lorsqu’une automobile passait, 
ils me camouflaient. 

Remise dans le fond de I’auto, tr^eepar les cheveux, a nouveau 
pres de la mer, menaces de m’y jeter. Puis : « La mort serait trop 
douce pour toi, tu serais trop lieureuse, tu vas encore souffrir. » 
Retour en cellule a coups de pieds et de poings, jetee violemment 
surma natte. Consignc: pas manger, pas boirc, pas dormir (r6vcil 
toutes les demi-heures pour Tester 10 minutes debout.) 

Jeudi 4 : matin 8 h. Cagoule. Je me retrouvais dans la petite 
cour mauresque, debout les bras en Pair, je suis attachee par 
des menottes au baxreau le plus eleve d’une echelle. Je devais 
Tester dans cette position toute la joumee jusqu’a 8 h du soir sans 
arret. Consigne aux gardes qui se relayaient; ne pas lui parler, 
ne pas la laisser s’asseoir, ni poser le pied sur un echelon, ne pas 
lui donner a boire. L’un des bourreaux est venu me voir a 14 h. 
n degustaitune orange. Sans me detacher, questions a nouveau, 
etranglement contre le mur jusqu’a evanouissement, coup sur 
la tete et frottement des coudes contre le mur. « Je ne reviendrai 
qu’a 8 h, puisque tu ne veux rien dire. » A 18 h, retour. II m’a 
parle gentiment: « Tu es fatiguee, tu as mal au bras et a la tete, 


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Paroles de ioriures 


tu as faim, je te detache, je te doime a boire et a manger, tu te 
couches dans un lit et on discute. Sinon, je te laisse la toute la 
nuit. » A 20 h retour ; questions. « Rcste la ct dcmain, on te 
retrouvera morte. » A 20 h 30 on me detacfaait. Je fus conduite 
en cellule, mais ce n’etait pas fini. On me mit sur le cote pour 
me tier ensemble les deux mains et un pied. Les deux mains 
etaient attachees par des menottes, et une corde de 10 cm 
environ reliait le pied gauche aux mains. II ra’etait impossible 
de bouger meme pour me couvrir. Une seule position m’etait 
possible, celle dans laquelle ils m’avaient laissee. M’asseoir 
representait beaucoup d’efForts et mon epaule a vif des tortures 
precedentes m’empechait de m’adosser. Reveil tous les quarts 
d’heure. Pour aller aux WC, il me fallait attendre mon bourreau 
qui craignait que les gendarmes ne me religotent pas assez 
etroitement. 

Vcndrcdi 5 : dans Tapres-midi, amcnce (trainee plutot, car 
mon corps etait tout paralyse). Devant le capitaine F. : « Tu 
paries ? » « Non ». Retour immediat en cellule dans la meme posi¬ 
tion. Menottes serrees au dernier cran, corde encore plus courte 
liant mon pied et mes mains. Mon genou etait extremement 
douloureux. Majambe replice me faisait souffrir ct lorsquc, par 
epuisement, je m’endormais quelques minutes, le reveil etait 
torturant a hurler, parce que c* etait toujours sur la meme epaule 
que reposait mon poids. D’ailleurs, je delirais tres fort et les 
gardes venaient me voir. Je reprenais conscience. Je ressentais 
une fatigue intense dans tout le corps et j’avais soif, soif, soif, soif, 
avec tout cela, j’avais mes regies. Jesuis restee comme celapar 
consequent deux nuits et un jour. 

Samedi six ; matin. Tortures terminees. Conduite par Tun 
de mes bourreaux pour boire un cafe au lait, pour me laver. Je 
marchais tr^s diftlcilement. Je n’arrivais pas a manger tant je 
suffoquais et pleurais nerveusement. Je fus incapable de me 
peigner. Mon bourreau me peigna en me demandant: « Je ne te 
fais pas trop mal, au moins ? C’est hier que tu es arrivee, n’est- 
cc pas ? »II me sortit dans le jardin, mais je deman da is a rentrer 
en cellule, incapable de supporter la lumiere. J’etais epuisee. On 
me donna un lit de camp. C’est apres les tortures qu’on sent 
reellement tout le mal qu’on vous a fait. J’etais tres fatiguee. Je 
n’avais pas faim. Je buvais par contre enormement; manger 


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Parolas Je iortures 


me faisait mal aux oreilles et a la gorge (consequence des etran- 
glements et des coups sur les oreilles). Le simple fait d’avaler ma 
salive me torturait. Ma main gauche etait insensible, elle Test 
encore et cela depuis la premiere torture a I’eau. J’avais des 
plaques de sang aux coudes, des croutes et des bleus sur tout le 
corps, en particulier a I’epaule qui est encore marquee aujourd’hui. 

On me laissa to uj ours au secret. Jamais mon nom ne fut in sent 
sur la porte de la cellule; je ne sortais que pour aller aux WC ou 
a rinfirmerie. La nuit, je delirais ; la gorge et les oreilles me 
faisaient souffrir terriblement; je revais qu’ils me torturaient a 
nouveau. II me fallut prendre du Gardenal. De mon cachot, j’ai 
entendu un homme suffoquer toute une apres-midi. La nourri- 
ture etait mauvaise ; je ne pouvais la voir, dans le noir, ni la 
recoimaitre au gout, d’ailleurs, mais ce qu’il y a de certain, e’est 
que la quantite et la consistance etaient ridicules. 

En resume : quatre jours de torture. 

Sept jours pour me remonter un peu de fapon a cc que je sois 
presentable. Le 12, enfm,j’etais presentee aujuged’instruction 
avec d’autres personnes detenues illegalement a Sesini. Tous 
les detenus ont ete tortures de fafon atroce. Tous etaient mecon- 
naissables a leur sortie. 

EHette Lour 


AVRIL 1957, LETTRE DE CLALDE-HENRI ROCQUET 
AU ministre de la Defense, envoyee en copie 
AU DIRECTEUR DU MONDE 

Claude-Henri Roequet, ne en 1933, agrege de lettres, docteur 
en enthetique et sciences de I ’art, participe d la lutte non-violente 
de Lanza del Vasto et des Amis de I 'Arche pour la paix en Algerie 
et centre la torture. Incorpore, il ejfeciue son service mililaire 
en Algetie comme simple soldat. Upuhliera une trentaine d ’ou- 
vrages, poemes, recits, essais, pieces de theatre. 

Lanza del Vasto, philosophe, militant de la paix italien, a ete 
Vanimateur des Communautes de VArche, qu'il crea sur le 
modele de I’action non violente de Gandhi. 


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Paroles de ioriures 


Paris, avril 1957 

a M. Bourges-Maunoury 

Ministrc de la Defense nationale 

Si c’est conspirer que de dire la verite ; si c’est trahir que 
d’exiger qu’en tout eimemi soient respectes les droits elementaires 
de la dignite humaine; si c'est la meriter les poursuites judiciaires 
et la prison, alors j’ai Thonneur de vous faire savoir. Monsieur 
le Ministre, que nous sommes des milliers a reclamer ce sort. 

Je me denonce le premier. 

« Des rappeles temoignent...»,« L’appel a la conscience des 
Frangais » de Lanza del Vasto et de ses compagnons, m’ont 
revele les horreurs de la repression d’Algerie. Je me fais un 
devoir de divulguer ces ecrits de toutes mes forces. Je me tiens 
done de fa 9 onpermanente a la disposition de votre justice. 

Et vous prie de recevoir, Monsieur le Ministre, I’expression 
dc mes egards. 

Claude-Henri Rocquet 


10 AVRIL 1957, TEMOlCrNACiE DH MOHAMRD-HaBIB TeLIDJI 
AU DIRECTEUR DU JOURNAL lE MOHDE 

La torture ne se limite pas au temtoire algerien, comme le 
montre le temoignage de Mohamed-Habib Telidji, torture sur 
le territoire metropiltain mime. Age de 32 ans en 1957, ii est 
etudiant en sciencespoUtiques a Strasbourg. Alors qu V est 
innocent, il est arrete et torture pendant deux jours a 
Strasbourg, dans un commissariat de quartier, par des poli- 
ciers qui disposent visiblement de toute la panoplie gesta- 
piste. 

Unefois libere, U saisit la commission de sauvegarde du droit 
et des libertes individuelles creee quelques jours plus tot par 
Guy Mollet et par le gouvemementfrangais pour lutter contre 
les ahus de la repression. En pure perte, malgre I 'attitude 
bienveillante du procureur de la Republique de Strasbourg. 
Bien apres la guerre d'Algerie, Mohamed-Habib Telidji est 
devenu haut fonctionnaire dans son pays. En 2006, il etait 
inspecteur regional des services fiscaux d BUda. 


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Parolas Je iortures 


Mohamed-Habib Telidji 
Etudiant en sciences politiques 
Foyer universitaire FEC 
17, place Saint-Etienne a Strasbourg 

Le lOavril 1957 

Certains temoignages de personnalites et groupements divers 
se sont recemment eleves dans [’opinion frangaise pour protester 
centre une vague d’executions commises au nom de la pacifica¬ 
tion en Algerie. Je ne veux pas en demagogue profiter de la 
circonstance afm d’ajouter, comme le pr^tendraient d’autres 
personnes, de I’eau au moulin des« crypto communistes ». C’est 
en toute conscience, parce que d’abord j’ai souffert dans mon 
corps et mon esprit, qu’ensuite j ’ai vu avilir des hommes par des 
policiers en sol metropolitain, que j’eleve la voix avec vehe¬ 
mence et dis que la liberte de Thomme et sa dignite sont le jouet 
d’un declic de passion violente et incontrolee chez des personnes 
chargees dc la sccuritc dcs gens. .T’ajouterai, ct ccei cst capital, que 
parmi ces raemes hommes, ceux qui ont vecu le drame du terro- 
risme marocain et par la suite affectes en France, etaient les plus 
hargneux et les plus zeles, s’etant taits i un mode de comporte- 
ment, ne pouvant se liberer d’une certaine psychose qu’ils ont 
ramcncc d’Outrc-Atlas, inus par unc hainc exacerbcc du 
« suspect», s’exteriorisant par une « methode » que j’hesite a 
decrire. 

Ces demiers ont employe dans I’affaire qui nous occupe des 
moyens de persuasion on ne pent plus sataniques. Je me dois de 
dormer I’alarmc, non par vengeance, mais cc contact physique avee 
ce qu’il y a de plus horrible bouleverse au plus haut point un 
etudiant algerien imbu de culture et des valeurs morales de Funi- 
versite frangaise. 

Permettez-moi de citer les causes qui ont declenche cette 
aifaire dans leur contexte initial. La communaute laborieuse alg6- 
rienne en metropole vit intensement (en marge) le drame de son 
pays. Qui, parmi elle, a la lecture des joumaux ou de nouvelles 
de leurs douars ou villages, ne pleure un etre cher ou ne craint pour 
la sccuritc dc.s siens. Par ce fait, quel honnetc homme leur contes- 
terait le droit de vouloir la paix pour leur famille et un mieux-etre 
materiel et moral ? Dans cette communaute d’emigration, les 
liens se resserrent et s’organisent. Une psychose de tension, de 
prevention s’insinue, etparfois des sentiments alTectifs explosent. 


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Paroles de ioriures 


Certains en patissent. Je le deplore. La presse « bien-pensaiite » 
en exploite assez le caractere passionnel. En tant qu'etudiant alge- 
ricn, jcreprouve tout actc de violence isolee. Le 2 mars dernier, 
un Algerien etait abattu dans un foyer d’hebergement de la 
Meinau'^ et un autre blesse. La police a ete impuissante a retrouver 
le ou les presumes coupables. II lui fallait frapper, et elle a irappe 
aveuglement, forte d'une commission rogatoire dujuge Petit, 
du tribunal de Strasbourg. Afin de caraoufler I’inefficacite de 
ses investigations, il nait dans I’esprit des policiers un mons- 
trueux complot contre une pr6tendue organisation du FLN, et 
ils procedent, alors convaincus du crime a caractere politique, a 
une vaste operation de perquisitions et arrestations aupres 
d'Algeriens sur qui ne pesaient que des presomptions d’appar- 
tenance a un organisme illegal. Tous les elements suspectes 
appartiennent aux milieux ouvriers, sauf moi-meme qui suis 
etudiant de I’Institut de sciences politiques de Puniversite. J’ai 
ete choisi pour collusion frequente avec ces elements. Je vous 
afFume que sij’aiplus de contacts avec des compatriotes ouvriers, 
je le faisais dans le cadre d*oeuvres sociales. 

Done, des le lundi 11 mars 1957, on precede a une vingtaine 
d’interpellations d’ouvriers, que la police de la DST « cueillait» 
pour les remettre entre les mains dc la police Judiciaire. Le surlen- 
demain, mercredi 13 mars, vers 16 h 30, un policier se presen- 
tait dans ma chambre d*etudiant au foyer universitaire du EEC. 
II me pria de le suivre. Devant la porte de la cite, se trouvaient 
trois autres policiers dont le commissaire B., de la DST de la 
cite universitaire, pour interrogatoire sur le fond. A la sortie du 
foyer universitaire, les policiers m’ont empeche tout contact 
avec d’autres etudiants. Toutefois le directeur du EEC, frere 
Medard, m’avu emmene par eux dans une voiture.Apres redac¬ 
tion du proces-verbal de perquisition, le commissaire B. me 
remit dans le meme immeuble a la disposition de la PJ en me 
disant quTl ne pouvait plus rien pour moi. Apres une attente 
d’une heure, garde a vue, Tinterrogatoire commen^a vers 20 h. 
Tout de suite, les enqueteurs parmi lesquels je reconnaissais des 
inspcctcurs ayant vecu au Maroc (pour me parlcr en arabc du 
Maghreb) devieiment agressifs et deprodiguertoutes sortes d’in¬ 
jures grossieres, telles que « sale race, sales bicots, vous etes 

7. Quarticr de Strasbourg. 


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Parolas Je iortures 


tous les memes », sans pour cela en coniiaitre la raison. Peu apres, 
ils me firent une allusion au crime de la Meinau. Devant mon 
etonnement d’etre implique dans une affaire do meurtre auquel 
je suis foncierement hostile, les policiers voulaient de surcroit 
me faire admettre que j’appartiens a I’organisation du FLN de 
Strasbourg, et que j’aurais contribue pour une part (en etant le 
cerveau) a condamner et a faire executer la victime. Ces suppo¬ 
sitions ne reposaient que sur les faits de mon appartenance dans 
le passe au Mouvement pour le triomphe des libertes democra- 
tiques (MILD) alors legalement reconnu, puis dissous depuis le 
5 novembre 1954, ce que je ne conteste pas. D’autre part, les 
enqueteurs voulaient me faire admettre que J’aurais assiste aun 
« conseil de guerre » dans un cafe, avec d’autres Algeriens arretes, 
et cela en presence d’un parent de la victime (sic), qui se faisait 
pour la circonstance temoin a charge. Cette pretendue reunion se 
serait deroulee courant octobre 1956. C’etait pure invention. Mes 
denegations reiterees ne faisaient qu’aviver en cux une hargne sc 
manifestant en plus des invectives verbales, par des mouvements 
menaqants reprimes a demi (Pecrasement des pieds par talons, 
gifles...). Je n’avais pas mange depuis 12 heures et j’etais extre- 
mement fatigue. Enfm, vers minuit, les policiers procedent a la 
redaction de ma declaration de deni des faits, dument contresi- 
gnee. Unpeude temps apres, onm’emmena dans une autre salle 
nue, tres froide, ou on me fit deshabiller, sauf le pantalon que je 
gardais. Je grelottais. Les enqueteurs, moins nombreux, en bras 
de chemise, se relayerent pour me reinterroger. Ils revinrent a la 
charge afin dc me faire dire la verite, «Icur » verite, qui ctait la 
verite absolue. Ils se doimaient parfois du repit en buvant force 
bouteilles de biere. Rnsuite, on apporta deux bouteilles d’eau. 
L’un d’eux en remplit un verre qu’il me presenta. Mais, dans un 
mouvement rapide, il me le jeta en s’esclaffant a la nuque. Je 
compris que I’epreuve commen^ait. Je recevais les questions 
diverses et saugrenues a la face comme une decharge de chevro- 
tines. II me fallait repondre a tous et regarder chacun en face. 
Cette mobilite en station assise, les enqueteurs se deplat^ant conti- 
nuellcment, contribuait, avec le froid, la faim, la fatigue, le manque 
de sommeil, et surtout«leur » verite que j e ne pouvais admettre 
parce qu’irreelle, a faire de moi presque une loque. Pourtant je 
tenais et a I’interieur je me sentais presque en accord avec moi- 
meme. L’epreuve de Teau reprit un peu plus tard, sur la tete ou 


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Paroles de ioriures 


la nuque. Certains policiers, en me contoumant, me laii 9 aient 
volontairement de violents coups de coude dans les cotes, au 
sommet de Tomoplate, on des coups dc genoux a la hauteur des 
reins. On me faisait soit asseoir, soit coucher par terre, sur le 
dos, sous la lampe centrale de la piece, les policiers tous ensemble 
baisses sur moi, et de me demander: qui a tue, si j ’ai assiste a la 
reunion, pourquoije frequentais ces ouvriers ignares qui n’avaient 
rien de commun avec moi,!’«intellectuel». 

Je grelottais piteusement; mes gestes maladroits provoquaient 
I’hilarite des policiers. De temps a autre, le commissaire central, 
un gros homme, venait me faire un «speech » de morale oii de 
droit criminel, emaille de menaces ou de compassion. 11 deplo- 
rait que « ceci» puisse etre applique a un homme «intelligent». 
Vers 3 h du matin, repit. Alors, un policier qui me parlait conti- 
nuellement en arabe marocain, apporta quelque chose de tonne 
cubique, avec des fils de couleur et des vis de cuivre etincelants, 
qu’il posa sur unc table dcrrierc moi. Jc .supposais quc c’etait 
une sorte d’accumulateur de telephone ou de moto. Un commis- 
saire m’interrogea de nouveau sur ma participation a la reunion 
du cafe, et je persistais a nier. Deux enqueteurs m’empoignent 
rudement, me collent au mur d’en face, m’enlevent mon pantalon 
mouillc, et me remcttcnt en short sur la chaise tout contre la 
table. On me maitrise. Je sends alors une sorte de fil qu’on m’ap- 
pliquait a la base de la nuque. Au prealable, Tun d^eux m'avait 
verse de I’eau au cou. Le fil arrive a mi-dos, je sends une decharge 
brulante qui me fit frerairet trembler violemment. C’est apardr 
de ce moment dc lanuit quc j’ai commence a crier tout haut. Je 
fis un saut de cote assez rapide; mais in extremis repris par celui 
qui me retenait Tepaule. Je voyais trouble et je crois que j’ai 
perdu connaissance un court instant. L’interrogatoire reprit, sene. 
Tout dans la salle me devenait hostile. J’etais hypersensible aux 
gestes, lumiere, gens et choses, comme une bete traquee. Peu 
de temps apres, le policier aux fils me les appliqua de nouveau, 
de la nuque au bas du dos, cede fois je sentais qu’on me trans- 
peryait de part en part avec une fine lame de feu. Je hurlais. Je 
perdis certaincment connaissance. A 4 h du matin (j’ai garde ma 
raontre au poignet toute la nuit), je me retrouvais tout nu. Les 
enqueteurs m’aiderent a me coucher a meme une chaise, sur le 
ventre, au milieu de la salle. Ils s’affairaient autour de moi et 
discutaient de la meilleure maniere de me placer le corps replie. 


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Parolas Je iortures 


L’un d’eux proposa de me coucher plutot sur uii tabouret, Tin- 
conveuient de la chaise etant le dossier que j’essayais d’atteindre 
pour me soulager. Je me retrouvais sur ledit tabouret, a plat ventre, 
et on parlait de me « violer » a la boime maniere. Un policier me 
soutint avec son genou plante dans le creux de mon epaule. Je 
sends ensuite deux autres me tirer avec force les fesses a deux 
mains en sens inverse, puis une main me penetrer dans I’anus un 
fil, puis un autre, doucement. Mes mouvements de contorsion 
des hanches ont ete vite reprimes par la pression plus forte des 
mains qui tiraient mes fesses, j’etais affole et je jetais des cris 
desesperes, puis je n’ai plus rien send. Je ne sais s’il y a eu 
decharge de courant a Tinterieur de I’anus, j’etais evanoui. Apres, 
j ’ai send que j ’avais tres mal a la base des reins et du dos, et aussi 
a I’epaule gauche. Je me suis retrouve recroqueville dans un coin 
avec mon pantalon jete sur le sexe; j ’etais hagard et amorphe. J’ai 
realise que j’etais a la limite de toute resistance physique. On 
m’aidea mcrhabillcr; jemesuis peu apres aflfaissc sur la chaise 
assis de cote. J ’ai eu peur de tout et de tous, je I’avoue. J ’etais affole 
a la pensee que les policiers continuent a me travailler, a cet 
instant j ’aurais avoue tout ce que voulaient les enqueteurs, meme 
le pire, pourvu qu’ils me laissent en paix. C’est precisement le 
moment que choisit le eommissaire central, le gros homme, pour 
revenir a la charge, et m’aimoncer (il etait 5 h du matin) qu’une 
main accusatrice allait venir me confondre. On fit introduire la 
victime blessee lors de I’agression de la Meinau, et le cousin de 
la victime decedee. Cette persomie blessee au bras compatit a la 
vuc de mon ctat, ayant entendu mes hurlemcnts du couloir, et me 
dit des paroles de sympathie. (Je lui ai maintes fois rendu des 
services.) Quant a 1 ’autre Algerien, le parent de la victime assas- 
sinee, il dit aux enqueteurs, visiblement gene, sans me regarder, 
que j’etais au cafe le soir de la fameuse reunion comme pour 
reciter une le?on bien apprise. Il m’afSnna cependant qu’il ne m’en 
voulait pas personnellement, que je n’y avais pas participe, mais 
qu’il fallait faire condamner les autres qui ont tue son parent. 
Alors, devant la determination des policiers de ne pas me lacher, 
par peur, par complaisance, j’admis que j’aurais puy etre, dans 
ce cafe, ce soir-la. Les enqueteurs quitterent alors la salle, sauf un 
eommissaire et un dactylo reste aupres de moi pour proceder a ma 
nouvelle audition. La declaration a ete dictee par I’officier de 
police lui-meme, sans mon concours; j’etais a bout. J’admettais 


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Paroles de ioriures 


la possibilite de cette rencontre, les personnes citees etant toutes 
des clients assidus du cafe en question, mais ne me rappelais en 
rien Ic sujet de la conversation. C’etait un demi-aveu, arrache par 
la contrainte et la violence, et il suffirait aux policiers. Je me 
rappelle qu’apres cette defaillance a la suite de tortures atroces, 
j ’ ai demande a un inspecteur qui me gardait a vue, de me laisser 
seui un instant ou de m’enfermer dans une cellule. Je ne sais 
pourquoi, il refusa. U y eut Tepreuve des confrontations qui a ete 
horrible. Il m’etait af&eux de repeter, a des gens eux-memes 
extenues, une verite qui n’a existe que dans I’iniagination des poli¬ 
ciers et d’un jeune homme en deuil a qui il fallait un coupable pour 
venger son parent. Vers 9 h du matin, je me trouvais dans un 
bureau, garde a vue parun brigadier obtenu, quandj’entendis, 
venant d’une piece peu eloignee, des cris atroces. Je reconnus la 
voix d’un ouvrier pour etre celle de Ramdani Tahar. Je me 
bouchais les oreilles pour ne pas entendre ses plaintes. Quand on 
m’a confronte avcc lui pcu aprcs, j’ai etc boulcvcrsc par Tetat 
d’hebetude ou il se trouvait, et les enqueteurs, devant raon ahuris- 
sement de voir jusqu’ou pent aller la decheance et Tavilisse- 
ment d’un homme, s’ecrierent:« Tiens, il Tadmire coimne une 
Mad one ! » 

Vers le soir, j ’ai demande qu’enma quaiite de temoin je devais 
etre relache apres les 24 heures legales. On me repondit sans 
ambages que le procureur de la Republique leur permettait cette 
tolerance de nous garder plus longtemps, puisque nous n’etions 
pas de vulgaircs rcpris de justice, mais des militants organises, 
done plus durs et plus coriaces. Vers 20 h, on m’apporta un sand¬ 
wich que j’ai refuse de manger. Deux policiers m’ont alors 
menace de me tabasser devant mon irascibilite. Toute la joumee, 
les cris et les gemissements se sont succede a tous les etages ou 
je me trouvais. Apres un nouvel interrogatoire serr6 que j’ai subi 
a partir de 22 h, a 2 h 30 du matin on nous emmena, deux ouvriers 
et moi-meme, en panier a salade au commissariat central, rue 
de la Nuee bleue, ou Ton passa la nuit en cellule. Je n’avais pas 
mange depuis mcrcrcdi a midi, pas domii, et cc soir-la en cellule, 
j’ai eu des cauchemars tout eveille. Le bruit que je faisais a ete 
consigne par le gardien de service. 

Dans I’apres-midi du vendredi, a 14 h, les enqueteurs vinrent 
nous chercher pour nous mener aupres du juge Petit, au tribunal. 


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Parolas Je iortures 


J’ai attendu jusqu’a 19 h pour etre re 5 u dans le cabinet du juge. 
Quel n’a pas ete mon etonnement lorsque je trouvais dans ce 
cabinet du magistrat le commissairc enqucteur, pratiquement, 
supervise! les declarations des prevenus. Quelques minutes aupa- 
ravant, ce meme commissaire est venu m’aborder seul dans les 
couloirs du tribunal, me recommandant de « savoir me tenir ». Sa 
presence aupres du magistrat, son avertissement, son regard inqui- 
siteur firent que, malgre la determination de confier au juge 
instructeur les violences des policiers pour m’arracher ma seconde 
declaration, je me suis cantonn6 dans un mutisme qui 6tait pour 
eux un acquiescement. Alors, le juge me relacha a 20 h. 

11 ressort de cette arrestation, en ce qui me conceme, d’abord 
une detention arbitraire, sequestration (du mercredi 13 mars a 
16 h 30 au vendredi 15 mars a 20 li), des sevices corporels aux 
fins d’obtenir un temoignage de complaisance par la contrainte, 
pour charger des personnes sur qui ne pesaient que des presomp- 
tions gratuites. 

Le docteur que j’ai consulte le lendemain ne decela aucune 
contusion ou marque de violence visible. Cependant, il diagnos- 
tiqua une deficience physique generalisee, me recomnoanda une 
alimentation progressive ct un repos complet, Le 26 mars au 
matin, le juge d’instruction Petit me convoque; il etait seul. J ’en 
profitais pour lui exposer la contrainte physique dont j’ai ete 
victime, ainsi que les cris entendus a la cite administrative, les 
divers temoignages recueillis aupres des ouvriers interpelles et rela- 
ches. Je lui ai confinnc que jc m’en tenais a ma premiere depo¬ 
sition faite aux enqueteurs le mercredi 13 mars avant 0 h. Le 
magistrat enregistra le tout sous forme de declaration ecrite et 
contresignee. Sitot remis, je me suis livre a des investigations 
aupres des ouvriers algeriens de Strasbourg interpelles dans le 
cadre de cette affaire. Tous, sauf un seul, affirment avoir et6 
victimes de sevices corporels, tortures, et avoir vu ou entendu 
dmis les locaux de la cite administrative les policiers « a I’oeuvre ». 
Un pere de famille algerien, cinq enfants, ancien combattant, 
dccorc, Tubra Mohamed, declare avoir subi le supplicc de la 
baignoire, du remplissage d’eau par tube de caoutchouc, sous 
pression, par la bouche et I’anus. Un autre Algerien, Amrani 
Smail, tuberculeux avance, a re 9 u de la part des policiers avertis 
de son mal, des coups de coude et de poing a la poitrine et au dos. 


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Paroles de ioriures 


II aurait crache du sang pendant trois jours. Son employeur et son 
medecin ont vu les mouchoirs souilles. Son docteur traitant lui 
recommande depuis lors de ne travaillcr que trois jours par 
semaine. Ces deux victimes possedent des certificats ou radio- 
graphies de leurs medecins. Un autre affirme avoir subi le « 
serrage » des jambes entre des planches, deux, le supplice de la 
baignoire, cinq, des decharges electriques dans les parties et tout 
le corps apres mouillage, presque tous confimient les coups, le 
deshabillage, les vexations humiliantes. Mais plus dramatique est 
le sort des trois ouvriers inculpes, actuellement ^ la Mai son 
d’arret de la rue du fil. Toxis ceux qui les ont vus au cours des 
confrontations ou entendu crier, s’accordent a affirmer que, 
pendant leur detention de cinq a six jours a la cite administrative, 
ils ont subi toutes sortes de tortures affreuses, uniquement parce 
que les policiers etaient convaincus qu’ils sont des responsables 
du FLN a Strasbourg. II s’agit des ouvriers Ramdani Tahar, deja 
cite, Bouakkez Othman ct Chabou Laid. Tous trois sont malades 
en prison et tenus au secret. Dans le cadre d’un delit d’opinion 
transforme pour la circonstance en delit criminel, les policiers ont 
employe des moyens de pressions indignes et revoltants. 

Je laisse, Monsieur, a votre habituelle et humaine compre¬ 
hension le soin de conclure vous-memc, ct vous demande cepen- 
dant votre impression et vos suggestions. Des hommes, des 
Algeriens, ont souffert gratuitement pour leur opinion, en sol 
metropolitain. Je crois quant a moi qu’il existe heureusement 
des hommes, aux valeurs specifiquement fran^aises et a la 
conscience lucidc, qui diront non k rillegalitc et k Tarbitraire. 

Croyez, Monsieur, a ma deferente et sympathique considera¬ 
tion. 

Mohamed-HahibTELiDJi 

14 AVRIL 1957, DLSCOURS DE GUY MOLLET DEVANT LA FEDE¬ 
RATION SOCIALISTE DE LA MARNE 

Le socialiste Guy Molletpreside le gouvernement de fevrier 
1956 d mai 195 7 .11 veut conserver les positiorus frangaises en 
Algerie, notamment ses interits strategiques au Sahara, et 
refuse de ceder d la force. Puisque la France est altaquee, elle 
doit se defendre, d’oii I'engagement massif de I’armee et 
renvoi du contingent. L'armee en Algerie doit defendre les 


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Parolas Je iortures 


valeurs democratiques contre tes fanatismes, contre le natio- 
nalisme arabe; ce n ‘estpas I‘armeed’une France coloniale, 
mais de la France des droits de I ’homme, qui mene unepaci¬ 
fication, dans un contexte international de peur face a une 
monlee du communisme. Une fois I ’ordre revenu par I 'action 
militaire, ily aura place pour un reglement politique (elections 
de representants, negociation). MoUet beneflcie d’une majo- 
rite parlementaire qui appuie son action en Algerie et lui 
accorde lespouvoirs speciaux, mais tres vite sapolitique alge- 
rienne s 'enlise et derive. La « guerre revolutionnaire » devient 
une guerre totale, mobilisant militaires et civils. Les pouvoirs 
speciauxpassent aux mains des militaires: lepouvoirpolitique 
a ouvert la boite de Pandore, et il devient dans ces conditions 
extremes de plus en plus difficile pour un Elat de droit, de 
veiller au respect des droits de I ’homme. 

Parlons clair. Sans doutc des actes dc violence, extremement 
rares, ont ete a deplorer. Mais ils out ete, je rafFiraie, consecu- 
tifs aux combats et aux atrocites des terroristes. Quant aux actes 
de tortures premedites et reflechis, je dis que si cela etait, ce serait 
intolerable. On a compare a ce sujet le comportement de Tarmee 
franpaisc a celui dc la Gestapo. Cette comparaison est scandalcuse. 
Hitler donnait des directives qui preconisaient ces methodes 
barbares, tandis que Lacoste et moi avons toujours donne des 
ordres dans un sens contraire. Des enquetes ont d’ailleurs ete 
ordonnees et des condamnations prononcees qui ont sanctionne 
des actes rcprchensibles. Mais ceux-ci, Je le rdpctc, pourraient 
presque se compter sur les doigts de la main. 

Guy Moi.i.irr 


Avril 1957, COLOMEL Roger Trinquier et 
p6re Louis Delarue, Le Monde du 17 juillet 1957 

Aufil des mois, en 1957, le mur du silence estprogressivement 
hrise. Le recours a la torture releve du secret de Polichinelle. 
La position de Farmee evolue : on ne nie plus la torture - 
c ’est devenu impossible - on la justifie. 

Roger Trinquier (1908-1986), officier superieur parachutiste, 
participa d la guerre d’lndochine et a la crise de Suez, avant 


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Paroles de ioriures 


I’Algerie. Adjoint du general Massu, il commande un des 
dvis regiments de la lO"" Divisionparachutiste, engagee dans 
la hataille d ’A Iger en 195 7. Il deviendra un des theoriciens 
de la « guerre subversive ou « guerre contre-insurrection- 
nelle ». 

Dans ce texte, ecrit avec le pere Louis Delarue, aumonier 
militaire dela 10° DP, il defend I ’usage de la torture, au nom 
de «I ’interit de la societe » et de la preservation des inno¬ 
cents - « A situation excepHonnelle, remedes exceptionnels!» 
- et etablit une distinction etonnante entre « faire soufjrir » 
et«torturer ». 

« Entre deux maux, choisir le moindre » 

Faire souffrir n’est pas «torturer » - quelle que soit I’acuite, 
la durete de ladouleur-pour autant qu’onn’apas le choix, pour 
autant que cette douleur est proportionnee au but que I’on doit 
atteindre. 

Mais, dira-t-on, ces souf&ances-la sont justifiees par les avan- 
tages qu’en retira le patient... Certes, et nul, plus que nous, ne 
souhaite qu’il n’y ait plus en notre monde que des souffrances 
educativcs, curatives... Malheurcuscmcnt, et en cc qui concerne 
la criminalite particulierement, il y a des individus incurables, 
ineducables ; et e’est alors, au-dela de leur interet personnel, 
I’interet de la societe qu’il faut defendre, ses droits qu’il faut 
proteger. Car, enfm, il y a des peines strictement punitives dans 
les cas tres graves, et dont la seulc justification cst qu’cllcs soient 
exemplaires, e’est-a-dire telles qu’elles fassent reflechir tout 
imitateureventuel dudelinquanten question ; la peine de mort, 
par exemple! Il y a done des cas ou le devoir de preserver les inno¬ 
cents, le droit, prime et annule le droit du coupable, et celajusqu’a 
commander, parce que I’interet commun des innocents I’exige, 
de le faire disparaatre, de le faire souffrir - puisqu’a ma connais- 
sance onn’apas encore decide d’anesthesier les condamnes amort 
avant de leur passer la corde au cou, de les guillotiner ! 

Qu’on ait maintenu, chez nous, la peine dc mort, n’est pas 
une honte pour la France; la vraie honte, e’est qu’il y ait encore, 
en plein xx® siecle, des gens que seule la perspective d’etre punis 
eventuellement de mort puisse arreter efficacement sur la pente 
du crime. 


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Parolas Je iortures 


Faire souffrir un homme reconnu coup able, executer un 
condanmeamort, cen’estpas «torturer» undenos semblables..., 
c’est, dans certains cas, un devoir ineluctable. Nous nous trouvions 
ici devant un dilermne. Si nous voulions faire cesser ces ignobles 
massacres d’innocents, il nous fallait, au plus vite, des que nous 
tenions un criniinel avere, membre du gang FLN-PCA, ou simple- 
ment un temoin certain d’attentats perpetres, obtenir le renseigne- 
ment - qu’il n’avait pas le droit de nous cacher!- et qui permettrait 
de neutraliser le gang. Nous avons choisi... de proteger, avant 
tout, les innocents, inusulmans ou Europeens ! Osera- t-on nous 
le reprocher ? A situation exceptionnelle, remedes exception- 
nels ! Plus le mal est grand, envahissant, et plus il est urgent de 
le diagnostiquer vite, surement, et d’intervenir rapidement, ener- 
giquement, efficacement. C’est a cela qu’on recoimait le vrai, le 
grand cliimrgien... et le chef qui, remisant aux accessoires des ideo¬ 
logies fumeuses, depassees par les evenements, choisit en 
conscience de faire son devoir. La veritable honte, cc serait quc 
nous ne trouvions plus, en France, de peres qui sachent encore 
punir, de chirurgiens qui osent intervenir, de chefs qui, en des 
temps exceptionnels, sachent voir les mesures qui s’imposent et, 
les ayant vues, osent les appliquer. Notre justice, bonnes ames, 
notrc justice a nous est cxigeante ; elle nc sc contente pas du 
«lampiste»(voyons,unpeud’autocritique! Neserait-cepasla, 
au fond, ce qui vous fait si peur, au Monde ?). Au-dela du «tueur », 
elle cherche, elle vise celui qui Fa recrute,« gonfle », paye, arme. 
A nos yeux, c’est lui le grand criminel; et notre tache ne sera pas 
terminec tant quc nous ne Ic tiendrons pas, tant qu’il n’aura pas 
paye ! [...] 

En France, comme ici, les paras n’entreraient en lice que 
lorsqu’ils auraient ete charges en bonne et due forme, par Fau- 
torite legitime, emanant du peuple lui- meme, de mettre fin a de 
tels agissements... Vous me croirezsi j’ajoute que, le cas 6ch6ant, 
et toutes ces conditions realisees, ils se feraient un plaisir d’elu- 
cider les raisons pour lesquelles vous semblez n’editer jamais 
que des « proses » susceptibles de vous meriter, a coup sur, la 
reconnaissance des fellagbas et dcs Soviets! 

Colonel Roger Trinquier, reverend pere Louis Delarue 


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Paroles de ioriures 


2 MAI 1957, LETTRE DE X AU JOURNAL LE MONDE 

Tout au long des premiers mois de 1957, la hataille d’Alger 
fait rage. Aux attentats du FLN repondent les represaides de 
I ’armee, el vice versa, dans im enchainement de violence 
porte a son extreme. Ce temoignage d'un Algerien revele le 
degf'e de terreur oil vit quotidiennement la population musul- 
mane. 


a Monsieur le r6dacteur en chef du Monde 

Monsieur le redacteur, 

J’ai I’honneurde vous informer d’un cas precis. Les derniers 
jours de jeune du mois sacre de Ramadan venaient de toraber. Le 
lendemain devait etre un jour de fete. Le repas du soir etait 
temiine depuis quelques instants.Ceux qui observent le jeune 
ressentent le besoin de se detendre pendant quelques minutes 
aprcs avoir mange, C’cst cc jour-la, le mardi 30 avril, vers 23 h 30, 
que les graves faits suivants se sont produits, dans la casbah de 
Bellecour, quartier habite uniquement par des musulmans. 

Mais auparavant, pour expliquer ces evenements, il faudrait 
dire ee qui s’etait passe 3 heures plus tot, vers 17 h 45, a la place 
du gouvcmcment. 

La, un sergent parachutiste a ete tue par un terroriste. Get 
attentat a provoque une grosse reaction parmi les compagnons 
de regiment de la victime. Cela s’est traduit par des manifesta¬ 
tions qui ont ete relatees par la presse, et dont je ne parlerai pas, 
n’y ayant pas assiste. Mais jc pense qu’il y a un rapport de cause 
a effet entre cet attentat et ce que je vais raconter. 

T1 etait environ 21 h ; la casbah de Bellecour, qui revet habi- 
tuellement un caractere de fete a la fin du Ramadan, etait deserte. 
Malgre que le couvre-feu ait ete recule jusqu’a Ih du matin, on 
n’entendait que le martelement, sur la chaussee, des patrouilles 
chargees de veiller sur la securite des habitants. Quand tout a 
coup, rue Cheikh El Carnal, au 41, on entendit trapper un grand 
coup ; mais, avant que la petite porte de bois n’ait ete ouverte, 
ellc cst defoncce ; et des paras font irruption dans la maison. 
Deux fireres, Bouraba Mokhtar et Messaoud y habitent en compa- 
gnie de leur soeur Khedjidja. Ils sont ages de 37 et 24 ans, et 
possedent une epicerie dans le quartier de Bellecour, ou ils sont 
honorablement connus. Les parachutistes (ils devaient etre au 


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Parolas Je iortures 


nombre de quatre) leur intiinerent I’ordre de sortir, et dans les 
recoins d’une maison, au detour d’une ruelle, les abattirent froi- 
dement. 

Us sont restes la, sur la chanssee Jusqu’au matin. Personne n’a 
ose s’aventurer au-dehors pour rentrer les corps des victimes. 
Tous les habitants du quartier, terrorises, se sont barricades tant 
bien que mal, derriere leurs portes. Des terrasses ou ils s’etaient 
groupes, une veillee funebre a ete improvisee. La situation etait 
poignante. Dans la rue deserte, des cadavres enlaces ; dans les 
maisons, les femmes pleuraient et les enfants, affoles, criaient 
encore plus fort. 

Le recit queje viens de vous retracer peut me valoir le meme 
sort que ces deux malheureuses victimes. Je le sais. 11 suffit que 
mon nom soit devoile. Mais j ’ai entendu dire que le president du 
Conseil voulait savoir la verite et qu’il a meme constitue une 
commission de sauvegarde. Puisse cette verite transpirer a travers 
ccttc enceinte ou cst murcc rAlgcric, et parvenir jusqu’a lui! 

X 


Mai 1957, lettre de Djamila Bouhired au directeur 
DU JOURNAL Le Monde 

Etifdiante, membre du FLN, officier de liaison et poseuse de 
bombes, Djamila Bouhired a 22 arts. Elle participe d la lutte 
armee sous ses formes les plus violentes. Le 9 avril 1957 au 
matin, dans une ruelle de la casbah d'Alger, elle est arretee 
par les militaires frangais. Une balle lui brise la clavicule et 
lui perfore le sein gauche. Transportee d VhopUal, elle est 
interrogee, quatre hetires plus tard environ, puis conduite 
dans la villa Sesini ou elle est cruellement torturee et violee, 
passant dans les semaines qui suivent de villas en villas 
« specialisees » dans la torture. Condamnee d mart, elle sera 
grdciee, devant I 'emotion suscitee dans le monde entier par 
ses revelations. 

Dans la nuit du 17 au 18 avril les trois capitaines, qui m’avaient 
emmenee de Phopital vers 21 heures, et les deux parachutistes me 
mirent nue et I’on me banda les yeux. On m’attacha sur un banc 
en prenant soin de disposer sous les liens des chiffons humides 


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Paroles de ioriures 


aux poignets, aux bras, siir le ventre, aux cuisses, aux chevilles 
et aux jambes et Ton me pla?a des electrodes dans le sexe, dans 
les mains, les oreilles, sur le front, dans la bouche, an bout des 
seins. Vers trois heures du matin, je m’evanouis, puis delirai. 
[...] Apres les tortures que j’ai subies, pires que lamort parce 
qu’humiliantes, de la part des officiers fran 9 ais, dans uii hopital 
militaire frangais ou dans les locaux de Tarmee, comment ne 
pas denier a un tribunal frangais non seulement la competence, 
mais le simple droit moral de me juger ? 

Djamila Bouhtred 


Mai 1957, letttui d’Eliane Gautron au directeur du 
JOURNAL Le Monde 

Eliane Gautron, un de ces valeureux « chretiens progres- 
sistes », rencontre Djamila Bouhired d la prison d'Alger, ou 
elle est emprisonneepoursoutien aux activites du FLN. Elle 
Uvre id son temoignage de la detention ei des tortures que subit 
Djamila Bouhired, «incarnation mime du courage ». 

Djamila Bouhired arrive a la prison civile d’Alger, un mois 
apres moi, fin avril. Le debut de sa detention est marque deja par 
une illegaJite: Djamila est en effet detenue pendant trois semames 
au secret. La blessure regue au moment de son arrestation (une 
balle de mitraillette) la fait cruellement souffrir, et souvent, une 
autre detenue, Madame Kovacs (clle-meme femme d’un contre- 
terroriste) appelle le surveillant pour qu’on s’occupe quelque 
peude la jeune fille. A sa sortie de secret, nous apprenons tout 
ce qu’elle a subi: a Thopital Maillot, alors qu’elle etait soignee 
pour sa blessure, les interrogatoires avaient commence et les 
brutalitds. Puis, enlevee par des paras, elle avait ete torturee de 
la maniere que les joumaux ont decrite. Je n’ajouterai qu’un 
detail : on alia jusqu’a debrider la plaie de Djemila et Ton fit 
passer le courant electrique dans sa blessure. Je n’insiste pas sur 
ce supplice : tout ce que je peux dire, ct toutes les detenues dc 
Barberousse en ont ete temoins, e’est que Djemila ne peut ni 
tendre ni replier son bras gauche, a moitie paralyse a la suite de 
ce traitement inhumain. Malgre les tortures, et contraireinent 
aux affirmations officielles, Djamila Bouhired n’apas denonce 


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Parolas Je iortures 


Djeniila Bouazza. Djemila Bouazza a ete arretee parune autre voie 
et c’est seulement apres rarrestalion et les declarations de cette 
demioro quo Djamila Bouhired a etc inculpce et d’autres avec 
elle, dans I’affaire des bombes, inculpation qui devait entrainer 
sa condamnation a mort. C’est done sur le seul temoignage accu- 
sateur de Djemila Bouazza que Djamila Bouhired a ete condamnee 
amort. 

Djemila Bouazza est une pauvre gosse elevee a la diable, sans 
vie de famille, sans cadre moral, livree en pleine adolescence a 
I’intluence douteuse de gens proches de ce qu’il est convenu 
d’appeler le milieu. De plus, son comportement en prison a ete 
constamment celui d’une hysterique et d’une demente ; elle a 
rendu la vie des autres detenus impossible pendant pres de deux 
mois, et cela jour et nuit, par ses hurlements et ses extravagances. 
Elle etait d’une fa 9 on inconsciente affolee de ce qu’elle avait tait 
et des consequences qui pouvaient en resulter pour les victimes, 
ct pour cllc-mcme. EIlc a parle, parle, a tort ct a travers, sc debat- 
tant un peu comme un noye qui cherche a entrainer le plus de 
monde possible avec lui. Et ce sont ses declarations et non celles 
de D. Bouhired qui out declenche la cascade d’arrestations qui 
s’en-suivit. Et pourtant I’attitude de D. Bouhired vis-a-vis de D. 
Bouazza a toujours cte empreinte dc douceur et de pitic, d’unc sorte 
d’affection presque matemelle. Au moment de la condamnation 
a mort, et par la suite, si Djemila Bouazza ne s’est pas effondree 
comme une loque, c’est a cause des encouragements et de la 
force morale de D. Bouhired qui, elle, demeurait parfaitement 
naturcllc, paisiblc ct qui gardait toute sa gaict6. 

Pendant notre detention, D. Bouhired nous apprit qu’elle etait 
la niece de Mustapha Bouhired que nous avions hebeige deux mois 
plus tot, sans connaitre son identite, circonstance qui nous avait 
valu d’etre arretes. J’appris aussi pour quelles raisons son oncle 
avait fui son domicile et cherche refuge chez nous : une nuit de 
fevrier, des paras avaient envahi la maison de ses parents dans la 
casbah et torture sur place le pere de Djemila, cet oncle et son jeune 
frere de 13 a 14 ans. Malgre ses souffrances et celles de sa famille, 
Djemila est toujours appanie comme Tincamation meme du 
courage. Son desinteressement est total, elle a accepte simplement 
de donner sa vie pour ses freres, pour leur liberte, sans regrets et 
sans orgueil. Elle reste pour moi I’image de la purete du courage 
sans haine, de la loyaule, de la generosite. La demiere vision que 


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Paroles de ioriures 


je garde d’elle, c’est au moment de quitter la prison: son visage 
derriere les barreaux de rinfirmerie ou elle etait detenue: visage 
illumine dc joie, parce que nous avions pu lui crier de loin, au 
moment de I’adieu, que nous allions retrouverune liberte, sans 
doute a jamais perdue pour elle. 

L’idee de la mort de Djemila m’est insupportable. Qu’on me 
comprenne bien. T1 ne s’agit pas seulement de Vamitie et de Tad- 
miration que m’inspire cette Jeune fille (des considerations de cet 
ordre n’ont pas a entrer en ligne de compte dans une affaire de 
justice), mais nous savons combien le visage de Injustice peut 
etre bafoue et defigure en Algerie. Bien des executions la-bas 
peuvent etre considerees comme des assassinats legaux. Si Ton 
tue Djemila, ce seraun assassinat tout court. Si Djemila raeurt, 
c’est que la justice en France est morte avec elle, et nous y 
sommes tous pour quelque chose. 

Hlianc Gautron 


18 MAI 1957, LETTRE DU LIEUTENANT DE D. AU DIRECTEUR 
DU JOURNAL Le Monde 

En / 95 7, la politique algerienne de la France reste celle d 'un 
refits de toute independance, la pacification devantpermettre 
un retour au calme avant des elections (au college unique pour 
les Euwpeens et les musulmans) et une negociation politique 
avec des representants elus. Pour le gouvernement Mollet 
comme pour I ’armee, la defaite des rehelles du FLN est un 
prealable au cessez-le-feu; la France doit rester ferme. Les mili- 
taires ont regu du gouvernement les moyens de rempUr leur 
mission, leur engagement est massif. Le jeune lieutenant de 
D., determine d garder les departements d'Algerie au sein de 
la France, a la conviction de se battrepour eviter la decadence 
de la France, sans recevoirde la meiropole un soutien sujjisant. 
M. le directeur du Monde 
L’Algerie !... 

Comme point dc depart, il faudrait d’abord cn France un 
gouvernement compose d’hommes fibres et decides, ayant le 
dessin bien arrete de faire cesser cette guerre absurde en conser- 
vant TAlgerie a la France, au meme titre que la Corse et la 
Martinique sont parlies du territoire national. 


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Parolas Je iortures 


Quelqu’un de bien pensant ayant la charge des affaires etran- 
geres prierait Monsieur Amerique de fixer ses yeux humides sur 
les problemes que suscitc la segregation raciale dans son pays. La 
Tunisie et le Maroc, conformement a la charte de I’ONU et du droit 
international, seraient pries de cesser immediatement et sans 
menace leur aide a la rebellion. 

Ln France, lapresse, reconnaissant la gravite de Fheure, serait 
tenue d’elle-meme a ne plus emettre d’opinions divergeant de 
celles du gouvemement, et les partis politiques a la solde de 
I’etranger auraient et6 sterilises. 

L’etat de guerre ou quelque chose de similaire ayant ete etabli, 
les etrangers expulses de FAlgerie, la nation mobilisee, un ulti¬ 
matum serait lance aux rebelles les incitant a se rendre dans les 
48 heures avec armes et bagages, en ayant sain de leur enumerer 
ce qui les attend en perseverant dans leur funeste dessein. 

1. Execution sur place de tout individupris en flagriint debt de 
mcurtre, de tentative dc meurtre, ct complicitc physique ou morale 
avec la rebellion. 

2. Institution de zone interdite et de zone de repU. Tant pis 
pour ceux qui restent. 

3. Passage au peigne fin de toute la population enzone controlee 
par les services competents sous la surveillance dc I’armce. 

4. Ratissage des zones interdites avec les moyens appropries 
y compris gaz, napalm et autres bombes. 

5. Interdiction par mesure de securite aux femmes arabes de 
porter le voile. 

Lc cout dc I’opcration reviendrait ccrtaincmcnt moins chcr 
que le financement de ces lents pourrissements de la situation 
qui nous minent, d’un nouveau Geneve. 

Ces mesures exceptionnelles preserveraient passablement bien 
des vies humaines et donneraient a reflechir a ceux qui ne plient 
que devant la force. 

Le calme ne serait pas long arevenir, et e’est bien I’avis des gens 
dontj’aipurecueillirl’opinion, Arabes, israelites, europeens. 

Le college unique n’est pas une impossibilite si Ton forme 
des listes comprenant trois representants, un par communautc, et 
que chaque electeur designe un groupe de trois hommes qui 
devront alors se soucier des aspirations des coimnunautes diffe- 
rentes qu’ils representent. 

Socialement, il y aura un gros travail a accomplir, qui ne peut 


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Paroles de ioriures 


etre mene a bien en dehors d’un programme et d’une direction 
unique et constante... 

Tout ceci est d’une simpHcite cnfantinc, techniquemcnt 
possible, politiquement impossible dans Tetat actuel des choses 
en France. J’imagine ceque serait la pacification a I’heurerusse 
ou ainericaine. 

Mais le Frangais d’aujourd’hui pense-t-il a cela ? C’est un 
masochiste que le sadisme fait trembler d’indignation. C’est un 
buveur d’aperitif qui n’a de la gueule que dans les bistrots. II 
gemit au depart de ses fils pour I’Algerie et ecrit ^ son depute qui, 
lui, ecrit au colonel X. pour procurer une bonne planque a ce 
fils. Ce qui ne reussitd’ailleurs presque jamais. 

11 se dispute avec son voisin. 11 ergote, il veut donner des 
le 9 ons aux autres et se fache tout rouge quand on lui en donne 
justement. Spectacle navrant. Mais tout cela est tellement desolant 
qu’ayant perdu tout espoir, vaincu par cinq ans d’lndochine et un 
an d’Algericjc fais don a la France de mes epaulettes d’officicr 
pour qu’elle les mette dans la vitrine reservee aux monstres, a ceux 
qui, Frangais dans Fame, ne peuvent assister impassibles a la 
decadence de leur patrie. 

Pauvre pays dont la jeimesse ne se recoimait qu’en un mechant 
acteur dc cinema, qui roulait trop vitc en voiture, et au roman- 
cier qui a rate d’en mourir et dont le pere a manque de severite 
il y a seulement quelques annees. 

Le capitaine Moureau etait un mercenaire qui n’a eu que ce 
qu ’il meritait, comme mon ami Perrin qui a eu la veine insolente 
de s’en tircr grace k quelques courageux - les mutilds et les morts 
d’lndochine ont ete noyes dans le petit lait Mendes-Rance comme 
des mouches. Ben Bella ne sera pas fusille. Sera-t-il Juge ? On 
ne supprime pas ainsi un interlocuteur valable, un futur president 
du Conseil algerien. 

Connaissant Fimpartialit6 de votre tribune, berc6 par le dernier 
et le fol espoir, quoi que j’en dise, qu’il s’y trouvera quelqu’un 
pour me lire et peut-etre pour ecouter ce cri d’angoisse d’un 
garyon de 28 ans, je m’en remets a vous et vous demande dans 
le cas ou vous entreverriez une autre veritc, unc autre solution, 
des raisons de croire a des jours raeilleurs, de me le faire savoir. 

Veuillez agreer, Monsieur le directeur, Fexpression de ma 
consideration distinguee. 

D. 


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Parolas Je iortures 


23 MAI 1957, Mohamed Tabra au professeur Mandouze, 

LETTRE ENVOYEE AU MONDE 

En 195 7, la guerre est totale; nee dans les campagnes, elle a 
alteint Alger, puts la France de I * autre cote de la MMiterranee. 
Mohammed Tabra, Algerien etabli d Strasbourg, pere de 
famille, temoigne d nouveau des arrestations arhitraires, des 
violences et des tortures subiespar des Algeriens sur le terri- 
toire meme de la metropole. II ecrit au Monde pour comma- 
niquer avec le professeur Mandouze. 

Cher Professeur Mandouze, 

J’ai I’honneur de faire appel a votre bienveillance pour vous 
feire savoir de mes nouvelles, moi, Tabra Mohamed, ne le 27/3/1920, 
ouvrierd’usiiie, domicilienumero neufrue de Tecrevisse, Strasbourg, 
Bas-Rhin, marie avee une Europeenne, pere de cinq enfaiits. 

Monsieur, je vous fais savoir ce que j ’ai subi, ces jours demiers, 
a la police de Strasbourg. J’ai subi la torture. J’ai ete arrete le 
mardi 12 mars a 6 h du matin ; j’ai ete relache le mercredi 13 
mars a 17 h. 

Et je vous ftiis savoir le genre de tortures que j’ai subies. Premiere 
« reprise » dc torture. Tls m’ont mis tout nu. Ils m’ont envcloppc 
la tete, mais point le visage, de mes habits ficeles par ma ceinture 
et ainsi assujettie a mon cou. Ensuite, ils ont place une regie en bois 
sous mes talons et m’ont ordonne de taire des mouvements de 
gymnastique, mains sur la tete et jambes verticaJes. On comptait 
1,2, au commandement de 1 ’inspcctcur, Monsieur Rouiffler, et en 
la presence d’autres inspecteurs qui entrent et sortent. Ht je vous 
fais savoir aussi que si je ne fais pas assez energiquement les 
mouvements qu’on me commande, je re 9 ois un leger coup de pied, 
puis on appuie sur mes epaules pour me faire faire les mouve¬ 
ments plus vite. L’excrcicc a commence a 9 h et quelqucs et a dur6 
jusqu’a 13 h. Puis ga arepris de 14h a 17 h, mais entre-temps on 
m’accordait quelque repos pour me faire subir Tinterrogatoire. 
J’ajoute que je ne puis preciser combienj ’ai eu de repos. Et apres, 
pa a repris pendant quelques minutes. (Je recti fie, j’ai oublie de vous 
dire qu’ils m’ont ordonne de remettre le slip). 

Puis ils m’ont mis entre les fesses une piece de metal d’environ 
12 cm sur 4, puis ils m’ont place sur une chaise. Puis je vois un 
inspecteur qui s’amene avec une sorte de machine qu’il a posee 


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Paroles de ioriures 


derriere moi sur line table. Cette machine, qui comporte des Ills, 
est penchee sur un cote. Longueur de cette machine; environ 87 
cm sur 45, Hauteur environ 35 em. .T’ajoutc que cette machine a 
ete recouverte d’une sorte de chiffon gris ; j'ai vu I’inspecteur 
Rouiffler placer une couverture couleur grise sur la fenetre avec 
I’aide d’un autre inspecteur. Puis un autre inspecteur, vetu d’une 
chemise a manches courtes, me saisit le bras en me disant: « Tu 
me reconnais ? » Moi, j’ai repondu:« Oui». Alors il a commence 
a me dormer des coups de poings sur le crane, sur le cou, sur les 
machoires, sur les epaules, mais pas sur le visage. Cela se passait 
en la presence de huit inspecteurs et j ’ajoute qu’en me frappant, 
il m’a misplusieurs foisparterre. On m’a remis sur ma chaise, 
face au mur. Puis I’inspecteur Rouiffler m’a demande de dire la 
verite, que « si je ne la dis pas, le bon Dieu est la ». Et il a ajoute 
que quand je voudrais dire la verite, je n’aurais qu’a lever le 
doigt. Puis ils ont commence a m’appliquer des fils electriques 
dans Ic dos, aux reins ct dans tout Ic corps. Puis ils ont commence 
a manceuvrer. Moi, je n’ai pas pu supporter la douleur : alors 
j’ai crie etje suis tombepar terre, a moitie evanoui. Meme alors 
que j’etais a terre, ils ont continue a m’appliquer les fils aux 
parties genitales el dans tout le corps. Ensuite ils m’ont remis 
debout et ils ont enlcve les fils elcetriqucs. 

Puis ils ont apporte une autre sorte de machine electrique, un 
genre de brosse d’aspirateur, qu’ils m’ont placee sur les reins et 
dans le dos. Cela me donne des chocs insupportables. Toute ma 
chair est comme envahie de fourmis. Cela cuit epouvantable- 
ment. J’a,joutc que lorsqu’on vous applique I’apparcil, il succ la 
peau et la pince en meme temps. 

Cette seance de torture avec des appareils electriques s’est 
deroulee entre 20 h et 2 h du matin. Ensuite ils m’ont amene 
dans une autre piece. Il y avail la deux inspecteurs : I’un, I’ins- 
pecteur dont j’ai parle tout a I’heure, I’inspecteur vetu d’une 
chemisette a manches courtes, a pris des ciseaux, m’a tire la 
barbe et a fait mine de la couper. L’inspecteur Rouiffler lui a 
ordonne de ne pas la couper. Puis il y avait un inspecteur ivre qui 
m’a donne quclqucs coups et quclqucs gifles. Ensuite, I’interro- 
gatoire a continue jusqu’a 4 h du matin, fls m’ont ensuite amene 
au poste de police ou ils m’ont laisse jusqu’a 17 h. De la, les 
inspecteurs m’ont ramene chez moi. 

Et raaintenant je mainliens formellement la declaration que 


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Parolas Je iortures 


j’ai taite aujournal Le Monde. J’avais precise dans ma declara¬ 
tion que je ne reculerai pas de la refaire, meme devant le presi¬ 
dent de la Republique. Et je vous fais savoir qu’entre-temps je suis 
entre a Thopital a la suite d’une maladie. La, j’ai eu la visite du 
procureur de la Republique du tribunal de premiere instance de 
Strasbourg. II m’a interroge sur les tortures que j’avais subies, sur 
la declaration que j’ai faite aujoumal LeMonde. Apresm’avoir 
interroge. Monsieur le Procureur a apporte des photos d’inspec- 
teurs pour que je reconnaisse ceux qui m’avaient torture. J’ai 
reconnu les inspecteurs et j’ai meme ete confronte avec eux 
devant Monsieur le procureur de la Republique, mais les inspec¬ 
teurs n’ont pas voulu recon naitre qu’ils m’ont torture. 

Cherprofesseur, tout ce que je viens de vous dire est reel et je 
possede meme des certificats medicaux. 

Monsieur le prolesseur Mandouze, je vous prie de vous charger 
pour moi de poursuivre cette affaire. 

Veillcz agrccr, Monsieur Ic professeur, mes salutations rcspec- 
tueuses. 

Signe : Tabra 


28 MAI 1 957, RRCIT DE YVES COURRIERR 

Le massacre de Melouza dhigne une tuerie de masseperpe- 
tree par le Front de liberation nationale (FLN) centre les 
habitants musulmans du village de Melouza (Mechta-Kasbah), 
d cent kilometres de Setif, en 1957, sous pretexte qu 'ib soutien- 
nent le mouvement independantiste Mouvement national alge- 
rien (MNA), rival du FLN et beneficiant du soutien discret de 
I ’armeefrangaise. Au matin du 28 mai 1957, 350 hommes du 
FLN, commandes par le chef de la willaya III le colonel 
Mohammedi Said, encerclent le village. Us coupent les mains 
du garde champelre musulman, lui creveni lesyeux, avanl de 
I 'ahattre a coups de fusil avec ses cinq enfants. Us font sortir 
des gourbis tons les hommes du village et les rassemblent sur 
la place. Les prisonniers sont conduits d Mechta Kasha, un 
hameau proche, ou Us sont systematiquement massacres a 
coup de pioche, de couieau, de hache. Dans les maisons et 
les ruelles transformees en abattoir, I ’armee frangaise, d son 
arrivee deux Jours plus tard, denombre 315 cadavres et une 


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Paroles de ioriures 


centaine de blesses, tons mutiles. Le martyre de Melouza 
provoque une emotion mondiale et est abondamment exploite 
par la propagandefrangaise, qui explique le massacre par les 
sentiments pro-frangais des habitants du village, alors qu HI 
s ‘agissait d’un conjlit fratricide. Le FLN, de son cote, accuse 
par le biais d’un tract I ’armee frangaise d’avoir perpetre le 
massacre. 

28 mai 

C’est le massacre, la fblie sanguinaire. Au fusil, au couteau, 
a coups de pioche, les fellaghas taillent en pieces leurs prison- 
niers... Des flots de sang s’ecoulent maintenant des maisons 
transforaiees en abattoirs humains. Le massacre dure une demi- 
heure a peine. Aux cris, aux supplications, aux coups de feu, aux 
hurlements des djounouds dechaines, succede un silence pesant. 
Abdelkader Sahnoun reunit ses hommes. II faut fuir. Macules de 
sang, les yeux egares, ils regagnent la zone Est. 

30 mai 

Hagardes, se dechirant le visage de leurs ongles, comme prises 
de Iblie, les femmes allaient d’lme maison a Tautre, glissant 
dans des flaques de sang gluant, retoumant les cadavres pour 
retrouverun fils, un frcrc,un mari. Le village n’etaitplus qu’un 
hurlement. Dans chaque gourbi, le meme spectacle. Des corps 
affreusement mutiles, des cadavres dont le visage gardait Tem- 
preinte d’une terreur indicible, et du sang partout, en mares, en 
plaques, en trainees sur le sol et sur les murs. Et flottant dans I’at- 
mosphere, cette odcur lourdc, chaude et fade, du sang et des 
corps en decomposition. 

Yves CouRRihRF', I.a guerre d'Algeria ; 

I’heure des colonels, Fayard, 1970 


Mai 1957, tract du FLN 

FRONT DE LIBERATION NATIONALE 

LATUERIE DE MELOUZA 

Un drame affreux vient d’ensanglanter la terre algerienne 
deja si eprouvee par les crimes sans nom d’un colonialisme aux 
abois. Toute la population male du douar de Melouza a ete sauva- 
gement assassinee. 


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Parolas Je iortures 


Si ce carnage s’inscrit normalement dans la longue liste des 
crimes collectifs organises avec premeditation et executes froi- 
dement par rannec franpaise dite de « pacification », il depassc 
de beaucoup tout ce que tout esprit sain peut imaginer. Aux crimes 
deliberes s'ajoute cette fois une exploitation politique savam- 
ment orchestree. 

L’imperialisme franpaiSj ne pouvant obtenir sur la glorieuse 
Amiee de liberation nationale une victoire militaire, a recours a 
une machination diabolique pour tenter de discrediter TALK et 
le FLN. Ce sont les « commandos noirs » dont le travail a fait tout 
recemment I’objet des louanges dithyrambiques de la feuille 
imperialiste L’echo d'Alger qui se sont charges de cette vile 
besogne. L’inqualifiable forfait etait deja prepare et devait, selon 
ses criminels instigateurs, r^ondre a un triple objectif. 

Les exactions (arrestations en masse, tortures, executions 
sommaires, expeditions punitives avec amende collective, vols 
et viols), dcvenucs trop innombrablcs pour ctrc contcstccs, ont fini 
par emouvoir les consciences libres en France comme a Tetranger. 
Braquer Fopinion publique franpaise et etrangere contre notre 
mouvement de liberation nationale, tel est le but essentiel de 
I’operation. 

En second lieu, la vacancc du pouvoir cn France, I’attitudc 
incertaine de certains groupes politiques et revolution favorable 
de Fopinion pour une solution negociee, affolent les dirigeants 
de la politique algerienne. Faisant feu de tout bois, ces elements 
reactionnaires veulent imposer la constitution d’un gouveme- 
ment qui serait a Icur devotion avec en tout premier lieu le main- 
tien de Lacoste en Algerie, ce qui est tout un programme. 

Par ailleurs, le probleme des refugies algeriens en Tunisie et 
au Maroc, porte devant les instances intemationales, rend intertable 
la position de la France. Comme ses hommes au pouvoir, les 
Mollet, Lacoste et autres Pineau, ont perdu toute audience et ne 
sont piis au seiieux par persoime de par le monde, il a ete fait appel 
au vieillard de FElysee (le president Rene Coty) pour ajouter un 
mensonge de plus et detruire le peu de credit dont peut se preva- 
loir Ic chef dc I’fetat franpais. 

Sans doute son appel a la conscience universelle aurait-il eu 
quelque echo s’il avait ete precede de la moindre intervention de 
sa part lots des ratissages et des tueries anterieures. Un silence 
complice sur le plus recent de ces assassinats collectifs, celui du 


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Paroles de ioriures 


Ruisseau, en plein centre de la capitale, qui a fait plus de 40 
morts selon les « communiques ofTiciels», fait que « Tappel au 
monde civilise » sonne bien creux. 

En fait, T abominable machination politico-militaire tend a 
demontrer qu’avec le depart de la France, I’Algerie serait a feu 
et a sang. Le meme langage, les memes precedes ont deja servi 
dans un passe recent a propos de I’Tndochine, de la Tunisie et du 
Maroc. Les accusations mensongeres ne trompent plus personne. 

C’est pourquoi, le FLN peut s’adresser solennellement a la 
conscience universelle pour proclamer a la face du monde civi¬ 
lise son indignation devant la sauvagerie de cette tuerie dont 
seule Tarmee frangaise assume I’entiere responsabilite. T1 s’in- 
cline avec emotion devant la memoire de nos martyrs de Melouza 
et d’ailleurs. L’Algerie combattante avec sonpeuple uni derriere 
le FLN et TALN a trop conscience de ses responsabilites histo- 
riques pour se kisser detoumer de sa mission. Cette mission, le 
colonialismc I’aappris a ses depens, s’aehcveralc jourproehain 
ou TAlgerie sera libre et independante. 

VIVE UALGERIE LIBRE ET INDEPENDANTE 
VIVE LE FRONT DE LIBERATION NATIONALS 
VIVE L’ARMEE DE LIBERATION NATIONALS 


Printemps 1957, r£cit de Gerard B^lorgey 

Gerard Belorgey a 24 ans en 1957. Jeune enaiyue, militant 
socialiste, il part effectiier son service militaire en Algerie 
en tant qu'officien avant d’etre libere, d’ejfectuersa scola- 
rite, etd’y revenir avant la fin de la guerre en tant qu ’admi- 
nistrateur Quelques semaines avant la fin de son service 
militaire, parce qu 'il connait d la fois ses idees de gauche et 
sa loyaute, son capitaine le nomme ojficier de renseigne- 
menis, pensant peut-elre ainsi contribuer d forger le carac- 
tere du fiitiir haut fbnetionnaire... 

Officierde renseignements. Tls m’avaient nomme Officierde 
renseignements! Obtenir le renseignement, je savais ce que cela 
voulait dire: torturer. Dans le systeme militaire dklors, il etait exclu 
de refuser I’ordre de nomination. De surcroit, un chef de corps intel¬ 
ligent et probe s’evertuait a m’expliquer que je n’aurais rien a 


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Parolas Je iortures 


faire centre ma conscience, qu’il y avait des services specialises 
qui connaissaient leur metier, etc. La seule echappatoire : lout 
casscr. Comment ? C’etait un coup monte, a Tevidence, par les 
services d’actionpsychologique. Chacunconnaissaitmes opinions. 
Je croyais a une solution politique. Je reprouvais tout ce qui etait 
repression. Mais, plus j ’avais affimiemes positions, plus je m’etais 
engage chaque jour, ardemmentpresque, dans la t^he de soldat: 
par orgueil, pour temoigner que mes choix n’etaient pas inspires 
par ridee de fuite; en fait, parce que je n’allais pas au bout de ma 
comprehension du mouvement FLN. Puisque j ’etais dans de telles 
contradictions, ils ont vu tout I’interet de me retoumer et d’en 
faire propagande : placer un contestataire de la guerre d’Algerie 
en situation d’assumer tout ce qu’elle impliquait. 

Ma revoke, mon angoisse me poitaient a deserter. Mais pouvais- 
je miner ce qui avait ete I’efFort de ma jeune vie pour des pers¬ 
pectives qui s'evanouiraient ? II n’etait pas libre le jeune homme 
si petit-bourgeois au fond, qui devait tcllemcnt aux siens d’un 
milieu si modeste. 11 n’etait pas juste que tant d’autres aient reussi 
a echapper a de telles circonstances. C’etait un prix trop cher 
pour la curiosite et la probite que j ’avais eues en refusant d’etre 
epargne des operations en Algerie. Techniquement, j’ai regarde 
Ics filicrcs de la desertion; elles etaiont suffisamment inccrtaincs 
pour avoir une bonne chance de me conduire a I’acte manque. 
Surtout, il n’etait pas assez clair dans ma tete que la rebellion 
annee, dans les formes qu’elle prenait, par les actes atroces 
qu’elle-meme accomplissait, meritait que je casse tout. J’ai eu 
honte de nc savoir me resoudre a sautcr Ic pas ct je savais cn 
meme temps que j ’avais raison de ne pas le faire. Une raison qui 
ne permettaitpas d’echapper a lapanique. 

Je me voyais accule a entrer dans la mecanique. Elle condui- 
sait a la gegene, au tuyau d’arrosoir dans la bouche du patient 
attache dans un pneu, les genoux replies sur le ventre, aux inci¬ 
sions au poignard, a tout ce que I’on pent faire d’abominable 
avec de I’essence et j’en passe. Meme si je ne faisais pas moi- 
meme, je serai livreur et beneficiaire. Livreur de prisonniers et de 
suspects ; beneficiaire d’in formations pouvant etre arrachees par 
la question. Je n’ai sans doute pas echappe au second enchaine- 
ment. Mais je n’y avais pas echappe avant. Personne n’y echap- 
pait. II suffisait de lire et d’exploiter les Bulletins de 
renseignements quotidiens. II me fallait quand meme franchir un 


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Paroles de ioriures 


degre de plus: la bonne infonnation, c’est de croiser des rensei- 
gnements. 

Or j’entrais, par tous les elements que je recueillais et par 
lesquels il fallait bien que je nourrisse le BRQ que j’emettais, moi, 
plus intiniement dans un puzzle dont certains morceaux etaient 
alToces et sanglants. 

Sans doute parce que cela n’a dure que quelques brefs mois J ’ai 
pu dejouer le piege principal. Je n’aa jamais livre quiconque aux 
services specialises, niais il a fallu tricher ; par exemple, ne pas 
reveler, pour ecarter I’enchainement du passtige a la question de 
tous les habitants d’une mechta, cette trouvaille, au fond d’une 
jarre de grains, d'un pistolet dont, avec la complicite de mon 
ordormance, j ’ ai cache la decouverte en le conservant alors et que 
j’ai encore. Dans d’autres cas, ne pas arreter, peut-etre, qui aurait 
du Tetre ou remettre en liberte qui n’aurait pas ete ekrgi par un autre 
rcsponsable que moi. .Tc me souvicns de certains regards d’eton- 
nement, sinon de gratitude, d'hommes et d’une femme que je n’ai 
pas retenus ou que j’ai liberes. Lorsqu’on cesse d’etre I’aide-bour- 
reau des uns, ne devient-on forcement le complice des autres, en 
permettant ainsi qu’ils commeltent, le cas echeant, leurs propres 
atrocites ? L’cnfermemcnt d’un cas de conscience, e’est qu’il 
renvoie toujours d’un coin a I’aiitre du polygone insoluble par 
lequel il emprisonne. Pour compenser ces« faiblesses » qui etaient 
les miennes, il fallait que j ’aie aussi de I’information et de I’infor- 
mation capitale, sinon pour le d^antelement des reseaux politi- 
ques du FLN, du moins pour la guerre. Et sans rccourir aux pratiques 
que je n’avais jamais couvertes, mais que j’avais vues. 

Gerard BKLORGt' V, Bulks d'Histoire et atitr'es 
contes vrais, Phenix Editions, 2001 

11 JUJN 1957, TBMOIGNAGE D’HeNRI AlLEG 
SUR Maurice Audin 

Maurice Audin a 25 ans en 1957. Cet assistant d lafacultedes 
sciences d 'A Iger et pere de trois enfants est arrete le 11 juin 
1957par des parachutistesjrangais en presence de son epouse, 
parce qu 'il est militant de la cause de I ’independance alge- 
rienne, membre du parti communiste algerien, et qu ’il a orga¬ 
nise, avec sa swur et son beau-frere, Vexfiltration clandestine 


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Parolas Je iortures 


a I etranger deLarbi Bouhali, premier secretaire du PCA, en 
septembre 1956. En dehors d'Henri Alleg, quelques jours 
apres son arrestation, jamais personne ne reverra Maurice 
Audin vivant, de toute evidence liquide au terme d'uneseance 
de torture qui derape. Lesparachutistes chercheront a faire 
croire d son evasion et pretendront le faire juger par contu- 
mace en mai /958, soulevant la colere de Paul Teitgen, secre¬ 
taire general pour la police d'Alger, qui decider a d 'apporter 
lespreuves de son assassinat 

Audin est une victime exempiaire, ne bronchant pas sous la 
torture, en slip, allonge suruneplanche, despincesrelieespardes 
fils electriques a la magneto, fixees a Toreille droite et a Torteil 
dupiedgauche [...] 

« Amenez Audin » dit C., it est dans Tautre batiment. Erulin 
continuait a me frapper, tandis que I’autrc, assis sur une table, assis- 
tait au spectacle. Mes lunettes avaient depuis longtemps voltige. 
Ma myopie renforpait encore T impression d’irreel, de cauchemar 
que je ressentais et centre laquelle je m’efi:br9ais de lutter, dans 
la crainte de voir se briser ma volonte. 

« Allez, Audin, dites-lui cc qui Tattend. ^!vitez-lui les horreurs 
d’hier soir ! » C’etait C. qui parlait. H. me releva la tete. Au- 
dessus de moi, je vis le visage bleme et hagard de mon ami Audin 
qui me contemplait tandis que j ’oscillais sur les genoux.« Allez, 
parlez-lui» dit C. 

« C’cst dur, Henri », dit Audin. Et on le remmena. [...] 

« Preparez-vous, nous n'allons pas loin.» Je mis ma veste sale 
et fripee. Dans le couloirj’entendis qu’il disait:« Preparezaussi 
Audin et Hadjadj; mais on les prendra separement.» Dix fois dej^ 
j’avais fait le bilan de cette vie que je croyais tenninde. Encore 
une fois, je pensai a Gilberte, a tous ceux que j’aimais, a leur 
atroce douleur. Mais j’etais exalte par le combat que j ’avals livre 
sans faillir, par I’idee que je mourrais comme j’avais toujours 
souliaite mourir, fidele a mon ideal, a mes compagnons de lutte. 

Dans la cour, une voiture deraarra, s’eloigna. Uu moment 
apres, du cote de la villa des Oliviers, il y eut une longe rafale de 
mitraillette. Je pensai; «Audin» [...] 

Henri Alleg, La Question, Editions dc Minuit, 1958 


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Paroles de ioriures 


22 JUiN 1957, DEVOIRS d’ecoliers algeriens, Les Temps 
MODERNS D'OCIOBRE 1959, N° 164 

Le 22 juin 1951, dans tme ecole de la casbah d 'Alger, un 
instituteur donne a. ses eleves ages de dix d treize ans ce sujet 
de devoir: « Que feriez-vous si vous etiez invisibles ? » 


Si je suis invisible, je vais tuer les soldats et les parachutistes, 
ct qnand je n’ai pas d’argent, je vais a la banquc, je vole Targent, 
je sors et je depose ime bombe a Thotel Touring. Je vais voler des 
mitraillettes, des balles, et je vais a Paris voler un bateau, des auto¬ 
mobiles et des Vespas. Et je vole au vent. Un jour, si un homme 
veut m’attraper, je le tue. Apres, quand j’ai besoin d’un avion, je 
vole et personne ne me voit. Je vais acheter des mitraillettes et 
je monte au Djebel Aures, je leur donne des fusils et on prend I’in- 
dependance de I’Algerie et nous sommes contents avec notre 
drapeau vert et blanc et une etoile. 

Si je suis invisible, je devaliserais la banque, je donne Targent 
aux mendiants de la rue qui n’ontpas d’argent. Je rentre dans les 
prisons et libcrc les homines qui se battent pour Icur bicn. 

Je tuerais les paras qui font la torture aux hommes. Corarae 
des Indiens, je poserais des bombes dans les bars, dans les casinos, 
dans les casernes. Je tuerais tous les paras de Massu. J’attaque 
les convois d’armes et je les donne aux hommes a Paul Ca/elles^ 

Jc volerais des bijoux aux femmes fran^aiscs comme font les 
paras de Massu ; ils prennent les photos de fenunes pour les 
montrer aux hommes. Tls ne peuvent pas prendre Alger: elle 
appartient aux Arab es. Vive les moudjahidins ! 

Si j ’6tais invisible, je frapperais tous ceux qui font du nial, jc 
tuerais tous les paras parce qu’ils font du mal, et je volerais tout 
ce qui me plait. Je volerais des portefeuilles a son camarade et a 
lui pour qu’ils se battent entre eux, et puis je libererais tous les 
prisonniers qui sont a Barberousse. Je volerais de Targent a la 
banque et je le donnerais aux vieillards parce qu’ils me font pitie. 
Et les vieillards deviennent riches et les riches deviennent pauvres. 


8. Prison de ramiee fran^aise. 


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Parolas Je iortures 


Je massacrerais tous les soldats qui viennent a Alger. Et les terro- 
ristes font leur bien. 

Sij’etais invisible, je devaliserais la banque. Je tuerais des 
hommes, je volerais du pain, des pommes, des Agues, des taxis. 
Je tuerais aussi les policiers. Je libere les prisonniers. Ou je tue ou 
je vole, personne ne me voit. Ht si je veux etre le roi, je le ferais. 
Je volerais des mitraillettes, des revolvers, des borabes et je les d^- 
serais au MiUc-Bar, a la Cafeteria^ et je tuerais aussi Robert Lacoste, 
Bourg^s-Maunoury, et c’est moi qui ai tue Ali Chekkal en sortant 
du stade, ils ont pris un innocent, un passant, mais ce n’est pas lui 
qui Pa tue. C’est moi. Qui m’a dit: tue les soldats ? C’est tna tete, 
et je tue, je tue les mounafiquines. J’attaque les paras de Massu, 
ces miserables, ces voleurs, ces imbeciles, ces idiots, ces cretins. 
J’abats les paras de Massu. J’irais jusqu’d Guy Mollet et Robert 
Lacoste, je les tuerais. J’irais au djebel Aures, je donnerais du 
courage a nos freres les glorieux moudjahidins que jetrouverais 
la-bas Je lancerais des grenades aux paras qui viendraient la-bas, 
dans ce lieu saint, et lorsque nous apporterons PIndependance, je 
leverai moi-meme le drapeau. Puis, si je mourais, 9a fait rien. 
J’aurais fini la mission qu’Alkih me confierait. 

Sij’etais invisible, le premier travail que je ferais, c’estd’aller 
me venger sur les paras qui ont fait tant de misere a mes freres. 
Je prendrais une corde et j’etranglerais le dernier des paras qui 
patrouilleraient dans le tunnel de noire quartier et je lui prendrais 
ses armcs, puis jc courrais dcrricrc les autres paras et je les tuerais. 
Ht s’ils osaient faire tout ce qu’ils avaient Phabitude de faire, je 
leur ferais double torture avant de les tuer. Et c’est pas fini, j’irais 
saboter tous leurs plans ; je poserais des bombes dans les quar- 
tiers frangais. 

Je vais etrangler les parachutistes et dwallser la banque. Mettre 
une bombe au commissariat et delivrer les prisomiiers. Et je vais 
ensuite voler les bijoux. Et je delivre mes trois freres prisonniers 
des soldats. Et je massacrerai tous les Franqais, grands etpetits, 
sur raon chemin. Et je volerai les mitraillettes, des pistolets auto- 
matiques, des mitrailleuses, des bombes de toutes sortes, et mitrail- 

9. Attentats perpetres par le FLN a Alger en septembre 1956. 


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Paroles de ioriures 


lerai les soldats lTan9ais. Et tuer avec le Mat 49 les mouchards 
aux soldals fran^ais. Et puis je monte au djebel Aures donner 
les fusils, les mitrailleuses pour gagner I’independance de 
I’Algerie. Vive I’Algerie libre et independante! 

Si j’etais invisible, je devalise la banque. J’etrangle les 
hommes. Je vole des Pusch, des Nortons, des Triomphes. Je tue 
les paras. Je tue le commissaire et je libere les prisoimiers. Je donne 
aux mendiants de I’argent, tous les pauvres deviennent riches, et 
tous les riches deviennent pauvres, et je vole celui qui me plait, 
celui qui fait du mal aura du mal, celui qui fait du bien aura du 
bien. Je tuerais des mouchards. 

Les Temps modernes^ rubrique « A quoi re vent les enlUnts d’Algerie ? » 


3 1 OCTOBRE AU 5 NOVEMBRE 1957, SeRGE AdOUR, ALIAS 

Grraro Brlorgry, Le Monde 

«Introduction du journal » 

L’auteur de ces lignes est un sous-lieutenant de reserve qui a 
etc, pendant quatorze mois, jusqu’en juin, un des modestes acteurs 
de rimmense tragedie. S’il nous a demande de taire, au moins 
provisoirement, son noin, e’est pour ne pas permettre de situer, 
trop facilement, des taits qui permettraient d’identifier ses cama- 
rades, encore sous les armes. II ne pretend nullement avoir decou- 
vert a lui scul, I’insaisissable et complexe verite de TAlgerie. 
Ehi moins, sa bonne foi et sa bonne volonte ne peuvent-elles etre 
mises en doute. II est evident d’autre part que la crise gouveme- 
mentale survenue a propos de I’Algerie, ouvre la voie a de 
nouvelles reflexions. Peut-etre, meme, a de nouvelles options, 
dans la mesure ou Ic FLN consentirait, enfm, a mettre un tenne 
a sa foiie meurtriere. C’est pourquoi nous avons cru que ce temoi- 
gnage d’un jeune combattant valait d’etre connu, ses jugements 
etudies et, le cas echeant, discutes. 

« En Algerie : de Putopie au totalitarisme » 

La guerre larvee qui se deroule n’a pas toujours, helas, le 
caractere d’une defense de la communaute franco-musulmane 


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Parolas Je iortures 


centre les troupes de revokes ou de bandits. II faut dire ce qu’elle 
est: dans une large part, une guerre raciale et e’est seulement 
ainsi que s’expliquent beaucoup de ses aspects. C’est ce qui 
explique ces explosions d’actes de haine aveugle entre les Fran 9 ais 
et les Musuimans. Ce que poursuivent armee et administration 
fran 9 aises, c’est non seulement la destruction des bandes amiees 
et des cellules terroristes, mais encore la destruction de I’organi- 
sation clandestine dans son ensemble. Les buts et les missions 
propres aux unites de « reguliers » sont clairs : ce n’est point 
d’emporter la decision par des moyens inilitaires, c’est d’entre- 
tenir rinsecurite, de fixer ainsi, enAlgerie, leplus grand nombre 
possible de troupes franpaises. Chaque fois que nous protegeons 
un point avec une section, nous gagnons la partie militaire; mais, 
precisement, parce que nous le protegeons et que nous sommes 
obliges d’y affecter une section, nous faisons exactement ce que 
le Front nous oblige a faire - ce qu’il veut. II s’agit done de creer 
ainsi, peu a peu, de grosses difficultes financiercs, economiques 
et psychologiques a la France et de vaincre a Fusure, en frap- 
pant les opinions franpaise et algerienne par quelques actions 
reussies. 

II sait que ce n’est pas par quelques coups de main reussis 
qu’il fera ceder la France, mais e’est par quelques coups de main 
reussis qu’il ralliera les musuimans, ce qui est son veritable 
objectif. C’est par les attentats et les reactions qu’ils inspirent, dont 
le Front se felicite, qu’il peut creuser un fosse defmitif entre la 
conununaute franpaise et la communaute algerienne. 

Les servitudes de I’entrcprisc de pacification, Fabscncc de 
toute perspective d’un changement - les autorites franpaises n’en- 
tretiennent les bommes du bled que de «loyal isme » et de «rallie- 
ment » - permettent aux rebelles de developper aisement le 
sentiment que Paction de la France n’est qu’une tentative de 
confirmation coloniale. 

II pourrait enfin se produire, si par lassitude les autorites supe- 
rieures se lavaient ouvertement les mains des actes repressifs des 
executants, et acceptaient de les ignorer. C’est le plus a craindre. 
On nc se cache pas d’un net durcissement franpais depuis le prin- 
tenips [1957]. 

La recherche du renseignement est la clef de voute de toute la 
pacification, la raison d’etre ou la condition des operations mili- 
taires. Mais elle est, en meme temps, Pun des facteurs princi- 


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Paroles de ioriures 


paux de la degradation de la pacification elle-meme. 

A quoi bon le nxer ? La torture est couramment employee, et 
tout le monde le sait. 

Les survivants rebelles des operations - ceux qui n’ont pas ete 
tues au combat ou dans la colere qui lui succede - et les suspects 
apprehendes sont tortures. Ou et par qui ? Dans des gendarme¬ 
ries, dans des locaux de la police, dans des officines de services 
de renseignements de Tamiee. 11 y a egalement des « SAS » qui 
s’en occupent. La torture improvisee est pratiquee sur le terrain, 
au cours des operations, dans les cas consideres comme urgents 
: sur les habitants du pays, pour la raison qu’ils ne peuvent pas 
ne pas avoir vu quelque chose, ou sur des elements rebelles 
captures, ou sur des suspects, ou des prisonniers entraines sur le 
terrain comme indicateurs et qui se retractent, ou sur les proprie- 
taires d’lm gourbi ou a ete decouvert quelque arme ou objet mili- 
taire (a moins que ce ne soit, simplement, une petite pharmacie 
portative ou un vicux tract du MTLD, ou encore, parfois, sur les 
hommes de la famille d’un suspect, voire sur les femmes, qu’on 
ne parvient pas a decouvrir. Mais il y a deux autres categories de 
tortures : celles qui s’exercent hors de faction combattante, en 
premier lieu sur des individus recherches par la j ustice, auxquels 
sont cn principc appliques des traitements ne devant pas laisser 
de trace (eau, electricite) ; en second lieu, sur des individus 
inconnus ou derobes a la justice. II s^agit soit de prisonniers fails 
les armes a la main, soit de suspects qu’on estime interessants. 
II est aise d’eviter leur transfert a la justice, lorsqu’ils sont pris 
sans pieces d’identite ou lorsqu’on ne peut cffcctivcment ctablir 
leur identite, ou lorsqu’on presume qu’il peut etre interessant de 
les retenir. L’armee ayantofficienementpouvoird’internement, 
ils deviennent alors des PIM (prisonniers et internes militaires) 
et constituent un reservoir de suspects livres aux gendarmeries 
et i la police judiciaire. 

En Algerie, actuellement, on arrete sur simple denonciation, 
pour participation a une reunion d’esprit douteux, pour delit 
d’opinion presumec. On interne, on emprisonne, sans autre 
garantie que quelques reglementations, qui sont aisement tour¬ 
nees. On suscite, par Parbitraire, la torture et les liquidations, le 
cercle vicieux des haines et des vengeances. Qu’elle soit complice 
des rebelles ou mobilisee par les rebelles, la population fait les 


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Parolas Je iortures 


frais permanents de cette rivalite d’un parti totalitaire, du dyna- 
misme et de rachamement d’une police et d’une armee tenues 
en halcine. 

Bien qu’elle comprenne des «logiciens de la terreur », l^armee 
se sent mal a I’aise dans les fonctions qui lui sont imparties. Elle 
s’indigne, legitimemenL, qu’on lui impute des responsabililes, 
alors qu’elle est un instrument d’execution. Certainement, ce 
n’est pas un instrument neutre, en raison des divers courants de 
temperaments qui I’impr^gnent et qui colorent son action. Mais 
les evenements sont portes par la logique des fails. II n’y a pas de 
renseignements sans tortures, il n’y a pas d’operations sans 
bavures, il n’y a pas de corps expeditionnaire sans racisme. Les 
responsabilites profondes semblent bien etre celles des hommes 
de pouvoir qui ont fait le choix d’une politique impliquant, evidem- 
ment, la violence et la torture. Il ne fallait pas se mettre dans le 
cas d’en avoir besoin. 

Aujourd’hui, I’armee ne veut pas etre accusee d’avoir perdu 
1’Algerie. La encore, depuis trois ans, tout est presente comme si 
c’etait par elle que tout serait sauve ou que tout serait perdu. 
L’idcc maitrcsse ctait, au fond, que la pacification devait rcussir 
du moment qu’elle etait confiee a I’armee. Or, la faute est, sans 
aucun doute, de laisser penser que le destin de T Algerie est entre 
les mains de Tarmee fran 9 aise. Ce serait faire bon marche des 
erreurs du passe, des realites humaines locales, du cercle amorce 
des haines et des crimes, des reflexes raciaux, des passions, des 
violences et des injustices inevitables que traine avec elle toute 
operation de police et de guerre civile. L’ultime justification est 
tiree, sommairement, de Tarithmetique :« Cela vaut la peine de 
torturer un homme pour en arreter dix qui en tueraient cent .» La 
force de cet argument est fallacieuse, car il ne repose que surune 
serie d’hypotheses gratuites, echafaudees a priori pour les besoins 
de la demonstration. Le renseignement a bien pour objectif de 
prevoir et faire echouer les tentatives de I’adversaire. Mais e’est 
se faire bcaucoup d’illusions que de croirc que la torture estune 
recede magique. La torture nourrit la rebellion. Ce qui est grave 
actuellement, e’est qu’on passe a la question, un peu au petit 
bonheur, en vertu de ces premisses, inavouees publiquement, 
mais de plus en plus acceptees, que tout musulman est complice 


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Paroles de ioriures 


s’il n’est pas coupable et que c’est done a lui de faire la preuve 
de son innocence. Le renversement de la preuve est le critere 
meincdutotalitarisme. S’ily adeserreurs,beaucoup s’en conso- 
lent vite, pnisque les victimes « ne sont apres tout que des 
Arabes ». 

De tout cela, les cadres de Tarmee frangaise ontplus ou moins 
clairement conscience. Le desarroi qu’ils eprouvent aujourd’hui, 
les efforts que certains font a I’echelon local pour reprimer les 
pa.ssions, pour enrayer la logique impitoyable des violences, des 
represailles et des vengeances, et I’intelligence pratique qu’ils 
mettent en oeuvre pour faire concorder leur ideal et leur mission, 
temoignent de leur disponibilite pour une nouvelle politique, a 
partir du moment ou I’on saurait leur en expliquer la necessite 
et refficacite, en se fondant sur leur sens de riionneur et les 
exigences de I’avenir. 

L’aboutissement des metamorphoses psychologiques du soldat 
franpais serait sa preference marquee pour les taches de repres¬ 
sion sur les taches de pacification. A constater ce qu’il voit 
chaque jour, il ne croitpas que ces demieres reussissent. La paci¬ 
fication que Tarmec poursuit, depuis trois ans, lui parait non 
seulement inefficace mais aussi dangereuse pour sa propre vie. 
C’est le plus important reproche qu’il lui fait. Menager les popu¬ 
lations, renoncer volontairement aux facilites du tir de prepara¬ 
tion, c’est rendre plus risques chaque abordage de gourbi, chaque 
progression dans un pays ravine et coupe. 

Pourtant, si ces soldats ne sont pas des saints, ils ne sont pas 
des monstres. TIs liberent, chaque fois que c’est possible, la 
charge d’agressivite et de brutalite que chaque homme porte en 
lui, mais ils sont capables aussi des attentions les plus touchantes 
pour les enfants des douars, des d6vouements les plus rtels pour 
les populations qu’ils protegent, des emotions les plus sincCTes 
lorsqu’ils ont I’impression que le climat est bon, qu’ils y sont bien 
accueillis et que les Arabes ne sont pas « comme ailleurs » ou « 
pas comme les autres ». Qu’un incident sc produise, qu’un cama- 
rade soit ffappe, que 1’atmosphere se tende etils changent, d’un 
coup, comme le vent sur la mer. Ils ne connaissent plus rien, et 
mieux vaut alors ne pas leur laisser la bride sur le cou. 


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Parolas Je iortures 


Les homines devieiment d’ailleurs vite ce que les cadres accep- 
tent qu’ils soient ou ce qu’ils les font devenir. En luttant contre 
les passions malsaines, on pent obtenir pen a pen que le gout de 
la repression cede la place au gout du risque. On exploite les 
cadavres pour frapper les esprits. Mais on creee aussi des heros 
et des martyrs. Et si Eon conduisait les populations sur les lieux 
denos exploits, elles constateraientpeut-etre qu’il n’y apas que 
des hors-la-loi qui sont tues. L’Algerie vit sous un regime totali- 
taire, corrige par le patemalisme local. On arrete et torture les 
suspects, mais on rend service et on essaye de seduire les enfants. 
La pacification actuelle, e’est a la fois la Torture et les Bonbons. 
Une entreprise de correction des « mediants », de seduction des 
« bons » et de conquete des indifferents. Les consequences du 
patemalisme sont, peut-etre, aussi redoutables que celles de Ein- 
quisition policiere. 

Devant Ecchcc dc la pacification, dangcrcusc utopie devenuc 
totalitarisme en marche, la question est maintenant de savoir si la 
France est capable de substituer a cette politique d’occupation une 
politique d’apaisement, d’elections et de negociations avec les elus. 

L*un des risques majeurs de EafTaire algerienne est d’avoir 
corrompu une bonne fraction dc la jcuncssc fran^aise en lui inocu- 
lant le gout de la domination raciale, en lui faisant accepter les 
methodes policides, en la familiarisant avec Eidee de la legiti- 
mite des brimades et de la torture, en lui faisant croire en une 
puissance coloniale qui n’est plus d’epoque. 

On nous dira qu’il est inqualifiablc dc songer, d’unc fa^on ou 
d’une autre, a negocier avec les etats-majors de la rebellion. En 
verite, on a parfois E impression que la France se bat et s’entete, 
moins pour ecarter certains denouements eux-memes, que pour 
avoir Ehonneur et la satisfaction de n’avoirpas cede aux methodes 
et aux crimes de ses adversaires. Malheureusement, les mdthodes 
qu’elle-meme est amenee a employer pour lutter contre le terro- 
risme, la guerilla et la clandestinite, la corrompent elle aussi, la 
conduisent a nier les valeurs qu’elle pretend defendre. Pour 
conclurc une guerre, on negocie toujours entre crimincls. Personne 
n’est pur, en Algerie. 

Une Algerie independante ne serait ni une Algerie miserable, 
ni une Algerie totalitaire, ni une Algerie perdue. 


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Paroles de ioriures 


Enlin, la France serait libre. C’est la France qui est aujourd’faui 
I’esclave de son soucx de maintenir I’Algerie sous sa depen- 
dance ; cette volonte pese sur son present et compromet sa possi- 
bilite de concevoir I’avenir. Hnfin, il serait possible d’organiser 
un ensemble maghrebin associe a la France, de constituer une soli- 
darite franco-africaine autour du Sahara, dont on reviserait la 
definition politique et I’organisation juridique, et d’ouvrir Fere 
d'un Commonwealth frangais. 

Serge Adour 


JUILLFT 1 957, [.RTTRF, OR J.G. AU OIRRCTRUR 
DU JOURNAL Le MoNDE 

Lettre accompagnant son formulaire de fin d 'abonnement au 
journal 

Dans cet echange entre un lecteur du Monde qui decide de 
mettre fin a son abonnement et Beuve-Mery, se trouvent mis 
face dface les arguments des deux camps face d la torture. 
D’un cote un ancien militaire, qui justijie le recours d la 
torture comme une reponse militaire d des actes de violence 
terroriste, et de I ’autre un adversaire resolu de toute atteinte 
aux dmits et d la dignite de I ’homme. Beuve-Mety repond id 
egalement d I ’argument, maintes fois utilise par I ’armee, de 
I ’efficacite de la torture: ces methodes, qui dressent les popu¬ 
lations locales conti-e la France, sont contre-productives dans 
une entreprise de pacification ou les militaires doivent au 
contf^aire « gagner les cceurs » de la population algerienne. 

Ancien ofFicier de Lyautey, je ne crois pas que vos articles 
concemant les tortures, qui, si elles existent, sontpeu de chose 
k cotc des actes terroristes, vous fassent de la publicite. 

Certains joumalistes ne connaissant rien a TAfrique feraient 
mieux de se taire. S’ils avaient trouve un jour un de leurs amis 
avec les parties sexuelles coupees et mises dans la bouche, ils 
raisonneraient autrement et comprendraient certains rares exces. 

J.G. 


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Parolaa de tortur&s 


13 JUiLLET 1957, REPONSE d’Hubert Beuve-Mery a J.G. 
Monsieur et cher Abonne, 

Je tions a vous assurer que les journalistcs qui 6crivent dans 
Le Monde sur TAlgerie savent de quoi il s’agit. J’ai en outre la- 
bas de nombreux amis et le dernier de mes quatre fils a renonce 
volontairement a son sursis d’etudes - ce que font rarement les 
bruyants etudiants d’Alger-pour servir aux confins algero-maro- 
cains. 11 peut done se trouver a tout moment dans la situation que 
vous decrivez et qui n’est que trop reelle. 

Mais je puis vous assurer que la torture, sans etre heureusement 
generalisee, est, elle aussi, tres reelle. Elle est deja si bien entree 
dans les moeurs qu’apres Tavoir longtemps nice, on cherche main- 
tenant ici ou la a la justifier. Si nous croyons devoir la denoncer, 
e’est qu’il nous parait impossible de souscrire a cette justification, 
au nom d’abord des principes dont la France se reclame et au nom 
meme de Fefficacite. Ce n’est pas sur de pareilles methodes de 
rcnscigncmcnts qui, en fait, cchoucnt souvent, que pourrait sc 
fonder une reelle « pacification ». D’irreprochables combattants 
n’hesitent pas a nous le dire ou a nous I’ecrire chaque jour. 

Avec mes remerciements pour I’interet que vous voulez bien 
porter au Monde^yc vous prie d’agreer, Monsieur et cher abonne, 
I’assurancc dc mes mcillcurs sentiments. 

Hubert Beia^-Mery 

Juillet 1957, lettre d’Henri Alleg au procureur 
G fiNfiRAL, ENVOVeE EN COPIE AU DIRECTEUR DU MONDE 

Henri Alleg (ou Henri Salem, ne en 1921), militant communiste, 
estde 1951 d 1955 directeur d’ republicain. Le journal 
est interdit en septembre 1955. Alleg s’efforce d’obtenir la 
levee de cette mesure d’interdiction, qui est bientot reconnue 
illegale par le Tribunal administratif d’Alger. Pourtant, les 
autorites fran(,:aises s 'opposenl d la repat'uiion du journal. 
En novembre 1956, pour echapper d la mesure d ’intemement 
qui frappe la plupart des collaborateurs du journal, Alleg 
passe dans la clandestinite. Jl est arrete lei 2juin 1957 au domi¬ 
cile de son ami Maurice Audin, par les parachutistes de la 
10^ DP, qui le seguestrent d El Biar, dans la banlieue d Alger, 
pendant un mois entier. II relate dans son livre La Question son 
mois de detention. Transfere au camp de Lodi, il reussit d 


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Paroles de ioriures 


faire patyenir en France la plainte qu ’il a deposee en juillet 
aupres duprocureurgenerald’Alge?; ou ildenonceles tortures 
qu ’il a suhies. Ce texte regoit un grand echo dans la presse 
et dans I ’opinion, tant en France qu ’d I ’etranger. 

Lodijuillet 1957 
A Monsieur le Procureur general 
Pres la cour d’appel d’Alger 
Palais de justice 
Alger 

Monsieur le Procureur general, 

J’ai Pbonneur de porter a votre connaissance les faits suivants: 
j ’ai ete arrete a Alger le mercredi 12 juin par les« paras » de la 
10® DP (berets bleus). II etait environ 18 h 30 lorsque, conduit 
par le lieutenant C., je penetrais dans Pimmeuble en construc¬ 
tion situe face au cinema Rex, sur la route qui mene a 
Cliateauncuf (El Biar). On m’introduisit immcdiatcment dans 
un bureau situe au troisieme ou quatrieme etage. Un autre offi- 
cier, que j *appellerai dans la suite de ce recit«le deuxieme lieu¬ 
tenant » (j’ignore son nom), s’y trouvait deja. Le lieutenant C. 
me demanda de lui dire quels etaient les noms et les adresses des 
pcrsonncs qui m’avaicntbcbcrgc, avcc qui j’etais en rapport, ct 
enfin quelles avaient ete mes activites depuis le moment ou 
j’avais quitte mon domicile. J’indiquais que, directeur d’’Alger 
republicain.y avals continue a m’occuper de la defense de mon 
journal, illegalement interdit depuis septembre 1955, que tous 
mcs efforts avaient tendu k eclairer I’opinion publique sur la 
necessite d’une presse libre en Algerie, et plus particulierement 
de la reparution d'Alger republicain^ condition indispensable, 
selon moi, pour la recherche d’une solution pacifique. En temoi- 
gnaient mes lettres et demarches aupres du president du Conseil 
et du ministre de I’Infonnation de I’dpoque, Messieurs Guy 
Mollet et Gerard Jacquet. Quant a me faire le denonciateur des 
personnes qui m’avaient heberge ou que je pouvais avoir rencon- 
trees, je m’y refusals absolument. 

« Je vous donne une chance », me dit alors le lieutenant C., 
« voici un crayon et du papier. Ecrivez tout ce que vous avez 
fait en indiquant les personnes que vous avez rencontrees ». 
Comme je maintenais mon refus, il se retoume vers le « deuxieme 
lieutenant » et lui dit: « Ce n’est pas la peine de perdre notre 


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Parolas Je iortures 


temps, n’est-ce pas ? » L’autre acquies 9 ant, il prit alors le tele¬ 
phone et demanda qu’on prepare une « equxpe pour une grosse 
legume ». Quelqucs instants plus tard, un « para » m’accompa- 
gnait jusqu’a Tetage inferieur. Je sus plus tard que ce « para » etait 
en realite un policier algerois detache aupres de la 10® DP. II se 
nomme Lorga et il est originaire de Perregaux. A I’etage inferieur, 
on me fit penetrer dans une piece qui doit normalement servir de 
cuisine, lorsque Pimmeuble sera termine. On m’ordonna aussitot 
de me deshabiller et de me coucher sur une planche speciale 
munie aux deux extremites de lanieres de cuir. On m’attacha 
alors les poignets au-dessus de la tete et ensuite les chevilles avec 
ce systeme de lanieres. Une demi-heure apres environ, le lieute¬ 
nant C. entrait dans la piece et me demandait si j ’avais reflechi. 
Comme je repondais que je n’avais pas change d’opinion, et que 
je protestais contre des precedes aussi odieux, on me repondit par 
une bordee d’insultes et d’obscenites et la « seance » commenya. 

On me transporta d’abord (toujours attache sur la planche) dans 
une piece plus grande.« Tu connais cet appareil, tu en as entendu 
parler, hein ! » me dit le lieutenant C. en me montrant une 
magneto. Imraediateraent, un « para » assis sur raa poitrine me 
branchaunc electrode sur le lobe de roreillc droitc et Tautre au 
doigt, et les decharges electriques se succederent. Pour m’em- 
pecher de crier, le para assis sur ma poitrine enfonpa ma chemise 
roulee en boule dans ma bouche en guise de baillon. Pendant ce 
temps, deux autres resserraient les lanieres aux pieds et aux 
mains, cependant qu’installcs autour do moi, assis sur des paque- 
tages, attendant que je parle, le lieutenant C., le rheostat en 
mains, le « deuxieme lieutenant» et le capitaine D. se faisaient 
apporter des bouteilles de biere, la seance se prolongeant. Apres 
qu’ils m’eurent successivement asperge pour « que 9 a donne 
mieux », puis accroch 6 les pinces electriques sur les doigts, le 
ventre, la gorge, les parties sexuelles, ils me detacherent et me 
flrent relever a coups de gifles et de pieds. On me fit me rhabiller 
a moitie (pantalon et veste). Le « deuxieme lieutenant» me fit 
alors mettre a genoux et, attachant une cravatc autour du cou 
comme une corde, se mit a me secouer, a me serrer, a m’etran- 
gler, cependant qu’il me frappait au visage de toutes ses forces. 
Absolument Ibu de rage, il me hurlait dans la figure : « Tu vas 
parler, salaud, tu es foutu, tu es un morl en sursis. Tu as fait des 


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Paroles de ioriures 


articles siir les exactions et les tortures, eh bien maintenant, 
c’est sur toi que la lOeme DP les conunet! Et ce qu’on fait ici, 
on va le faire en France. Ce qu’on te fait, on le fera a ton 
Mitterrand, et a ton Duclos ! » Continuant a me frapper, il criait: 
«Ici, c’est la Gestapo ! Tu sais ce que c’est que la Gestapo ? Tu 
vas disparaitre. Personne ne sait que tu es arrete, tu vas crever 
et ta putain de Repub It que, on la foutra en Fair aussi ! ». Puis, 
a nouveau, toujours a coups de gifles et a coups de pied, on me 
ramena sur la planche. A nouveau deshabille, je subis encore le 
supplice de I’electricite, les pinces branchees sur le sexe, la 
gorge, la poitrine. « Tu ne sais pas nager », dit L., « on va t’ap- 
prendre ». M’entourant la tete d’un chiffon, ils me planterent un 
taquet de bois entre les machoires, puis portant la planche jusqu’a 
I’evier de la cuisine, ils me maintinrent la tete sous le robinet 
auquel etait fixe un tuyau de caoutchouc. A trois reprises, ils 
m’amenerent au bord de Pasphyxie complete, me retirant in 
extremis pour que jc puissc reprendre haleinc. A chaque passage, 
capitaine, lieutenants et « paras » me martelaient le ventre a 
coups de poings assenes de toutes leurs forces, pour me faire 
rejeter Teau absorbee. Au quatrieme passage, je m’evanouis et 
je ne repris connaissance qu’allonge sur le ciment. « Tu as bien 
failli y passer », me dit Ic lieutenant C.,« mais ne croispas que 
tu vas pouvoir toujours t’evanouir. On a des medicaments pour 
pa. Alors, tu paries ? » Comme je restais silencieux, on m*at- 
tacha les chevilles, puis plusieurs « paras » me soulevant a la fois, 
on m’accrocha les pieds en Fair a une barre de fer de la « 
cuisine ». J’entendis ensuite mes bourreaux dire cn riant : « 
Maintenant, on va le roussir. » Avec des torches faites de jour- 
naux roules, L. me passa alors la flamme sur le sexe et sur les 
janibes. Puis avec sa cigarette, il commenpa a me bruler la pointe 
d ’un sein. Ensuite les coups reprirent, les « paras » se relayant 
pour me frapper. Vers 4 h 30 lejeudi matin, on me detacha; je 
ne tenais plus seul debout. A coups de pied on me fit devaler Fes- 
calier, on m’attacha enfm les poignets tres haut derriere le dos 
avec des cordelettes et on me jeta dans une cellule vers les 8 h 
du matin. Jc changcais alors dc cellule. 11 s’agissaitplutot d’un 
grand placard sans lumiere du jour, situe pres du mess (pendant 
la seance de tortures qui suivirent, j ’ entendis souvent les disques 
qu’on yjouait). 


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Parolas Je iortures 


Les seances reprirent, avec des interruptions de « recuperation » 
jusqu’au vendredi. J’etais trop epuisepour crier ou me debattre, 
et c’est cela sans doutc qui fit juger mes liens sufTisants. Je ne fiis 
done plus attache sur la planche. Je ne saurais dire combien de 
nouvelles seances de torture j ’endurais exactement, mais la plus 
longue eut lieu Tapres-midi du jeudi, avec une courte interrup¬ 
tion vers le soir, puis reprise jusque tard dans la nuit. J’etais 
toujours etendu sur le ciment, les poignets scies par les cordelettes, 
constamment« branche », meme entre deux seances. C’etait le 
lieutenant C., le « deuxieme lieutenantle capitaine D., un autre 
lieutenant nomme J. et trois « paras » dont L. qui se relayaient pour 
tourner la manivelle de la magnetOj que les tortionnaires dans 
leur argot appellent Gegene.«11 faut lui foutre dans la bouche », 
dit le deuxieme lieutenant. M’ouvrant la bouche de force, ils 
m’enfoncerent un hi denude jusqu’a la gorge. Sous les dechai^es 
electriques, mes machoires etaient crispees et comme soudees 
entre dies. Je sentais ma tete eomme traversce d’ctincellcs et 
d’images de feu, je croyais sentir mes yeux jaillir de leurs orbites. 
Sous la douleur, je me frappais la tete de toutes mes forces contre 
le sol.« N’essaie pas de t’assormner, tu n’y arriveras pas », dit le 
« deuxieme lieutenant». Entre deux secousses, le lieutenant C. 
me dit: « A quoi qa te sert tout ga ? On va prendre ta femme ; tu 
crois qu’elle tiendra le coup comme toi! On t’a prevenu, on ira 
jusqu’au bout. Personne ne saura que tu es mort.» Le « deuxieme 
lieutenant» me mena 9 a alors de s’en prendre a mes enfants (qui 
resident en France).« Tu sais qu’on enleve deja en France. Tu le 
sais ? Tes gosscs arrivent par avion cc soir. Parle ou il va leur 
arriver un accident». 

Entre deux seances d’elect'icite, «le deuxieme lieutenant», 
s’installant sur mes jambes, se mit a me bruler la pointe des seins 
avec des allumettes qu’il enflaimnaitune a une, cependant qu’un 
« para » (un nouveau) me brulait la plante des pieds. Le vendredi, 
je n’etais plus capable de me tenir assis ni de m’adosser au mur 
seul. J’avais les levres, la langue, la gorge, secs comme du bois. 
Les bourreaux savent que Telcctricite asscchc terriblement le 
corps et cree une soif insupportable. Le deuxieme lieutenant me 
dit; « il y a deux jours que tu n’as pas bu, tu ne creveras pas 
avant quatre jours. Tu sais ce que e’est que la soif ? Ce soir tu 
lecheras ta pisse. » Et, versant de Teau d’un quart dans un autre, 


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Paroles de ioriures 


il faisait couler I’eau tantot devant mes yeux, tantot aupres de mes 
oreilles, il approchait les quarts de mes levres a pour les retirer 
aussitot Puis, commo devenu subitement liumain, il dit: « Allons, 
on n’est pas tellement vache, je vais te faire boire quand meme. 
»Il sortit et revint quelques minutes apres avec un grand pichet 
en zinc. Tandis qu’un « para » me pin^ait le nez de fa 9 on a ce que 
je garde la bouche ouverte, il me fit absorber le contenu du reci¬ 
pient, de I’eau atrocement salee. 

La demiere seance d’electricite, dirigee par le capitaine D., fut 
en meme temps un simulacre de preparation d’execution.« C’est 
ta demiere chance », me dit-on et, tandis qu’on me branchait a 
nouveau, un « para » sortait son revolver et le posait sur ses 
genoux comme dans Tattente d’un ordre. 

Le vendredi enfm, je re 9 us la visite d’un officier qui, sur le ton 
courtois, me dit: « Ecoutez, je suis Laide de camp du general 
Massu, repondcz aux questions quc 1 ’on vous pose, et jc vous fais 
transporter tout de suite a I’infirmerie. Dans huit jours, vous 
avez ma parole d’honneur, vous serez en France avec votre 
feimne. Sinon vous allez disparaitre. Vous avez 36 ans, c’est 
jeune pourmourir. » Jeme souviens que la seule reponse queje 
lui donnai fut; « Tant pis ». Il dit alors ; « 11 nc nous rcstc plus 
qu’a vous suicider. Je verrai peut-etre un jour vos enfants. Voulez- 
vous queje leur disc que j ’ai connu leur pere ? Ca me fait de la 
peine de vous voir dans cet etat, mais, vous savez, si vous me 
laissez partir, les autres vont revenir. » 

Un peu plus tard, deux « paras » me transportaient (j’6tais 
incapable de me tenir seul debout) jusqu’a une autre cellule ou 
se trouvait une paillasse, et on me laissait enfin reposer. De 
nouveau, tout I’aeropage de mes bourreaux se reunissait dans 
ma cellule le lendemain samedi dans I’apres-midi. S’y etaient 
joints aussi les commandants et les deux inspecteurs en civil. 
Pendant une demi-heure, ils reprirent toutes les menaces que 
j ’avais deja souvent entendues:« On mettra un mois, deux mois, 
trois mois, on a tout le temps, tu parleras ! » « Tu creveras et 
personne n’en saura ricn » ct, sur Ic mode ironique ; « Cc qu’il 
veut, c’est etre un heros, pour avoir une petite plaque sur une place 
dans quelques centaines d’annees ». 

Le lundi, on commen 9 a a s’occuper de mes plaies. J’avais 
trois grosses brulures infectees al’aine, dontjeporte encore les 


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Parolas Je iortures 


cicatrices, des briilures aux mamelons des seins, aux doigts (auri- 
culaire et index) des deux mains, encore visibles aujourd’hui, 
des ecorchures sur la poitrine, le ventre, les parties sexuclles, et 
aussi sur Je palais et la langue, provoquees par les fils electri- 
ques denudes. Pendant 15 jours, ma main gauche resta insen¬ 
sible et paralysee. Encore aujourd’lmi, le pouce de cette main 
demeure insensible. La null, enfin, pendant plus de trois semaines, 
tout mon corps etait ebranle de secousses nerveuses, comme si 
la torture electriqueme poursuivait encore. Jusqu’a maintenant, 
je continue a avoir des troubles periodiques de la vision. De plus, 
des plaies provoquees par le frottement des liens aux poignets me 
laissent des traces visibles. 

Durant un mois, j ’ai ete illegalement detenu dans une cellule, 
dans des conditions materielles et morales ignobles. Toutes les 
nuits, j’entendaisatravers la cloisonhurlerles hommes que I’on 
torturait sans intcrmption Jusqu’au matin. Les premieres nuits, je 
crus reconnaitre la voix de ma femme qui, dans I’odieux chantage 
qui avail ete fait, etait egalement promise au supplice. Je fus 
interroge a nouveau a deux reprises, mais sans nouvelle torture. 
On me menagiait seulement periodiquement d’execution sommaire. 

Le mcrcrcdi 26 Juin, un officicr cn civil vint me trouvcr et me 
fit remarquer que je pouvais aisement me suicider. 11 y avail en 
effet dans la cellule pres de 2 m de fils electriques. Le jeudi 11 
juillet, je subis enfin un dernier interrogatoire de la part du capi- 
taine F., qui me jeta par terre d’une gifle,« pour apprendre a ne 
pas rcpondrc avec insolence ». Lc vendrcdi 12 juillet, j’6tais 
interne au camp de Lodi. 

Je porte done plainte entre vos mains, Monsieur le Procureur, 
contre le capitaine D., les lieutenants C. et J., le « para » L. et tons 
les autres dont le « deuxieme lieutenant» que I’information pourra 
reveler, pour torture, sequestration arbitraire, menaces de mort. 
Je porte egalement plainte pour violences contre le capitaine F.. 

Veuillez agreer, Monsieur le Procureur general, Fassurance de 
mes sentiments tres distingues. 

Henri Salem (dit Alleg), direeteuT d'Alger Republicam, 
assigne a residence au centre d’hebergement de Lodi. 


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Paroles de ioriures 


Aout 1957, LETTRE d’Esmeralda, Le Monde 
DfeCEMBRE 1959 

En decembre 1959, Le Monde publie des extraits d’une lettre 
parue dans le supplement« Temoignages el Documents » de 
Temoignage Chretien, sous le litre « Le centre de tri ». II 
s ’agitdu recit ecrit d chaud par une femme algerienne internee 
au centre de tfi militaire de Ben Aknoun en aout 1957. Ce 
document est envoye d une vingtaine de personnalites : le 
general de Gaulle, Frangois Mauriac, Jean-Paul Sartre, le 
philosophe chretien Maurice Clavel... « A la demande de 
Vauteur, precise la revue, nous avons supprime quelques 
details permettant de Fidentifier. Son recit completparaitra 
en librairie des que les circonstances le permettront. » 

Les « circonstances » attendront quarante-sept ans. 
L 'integralite de cette longue et terrible lettre a ete publiee en 
2004 dans Un ete en enfer, barbaric a la frangaise ; Alger 
1957 de H.G. Esmeralda aux Editions Exits. 

Decembre 1957 

Que Lon excuse la minutie de ce recit: ma memoire seuJe 
tcmoignc. Tons ccs details, ceux d’unc situation extraordinaire, 
contribueront peut-etre a ebranler les iucredules. Mes propres 
souffrances ne sont rien aupres de celles endurees par d’innom- 
brables detenus. Beaucoup sont morts qui ne pourront raconter. 
Ce recit teraoigne aussi pour eux. 

C’est le matin du 6 aout 1957 que des jeunes gens en civil 
m’apprehenderent Ce jour-la, j’emmenais mafille a la garderie. 
Vers 8 h 30, apres un gai bonjour au portier, je me dirigeais vers 
le laboratoire. On m’interpella : me retoumant, j’aper^us un 
grand jeune homme brun, maigre ct voute, qui m’appclait. Jc nc 
m’arretai pas, saisie d’un mauvais pressentiment. II me rejoi- 
gnit vivement. Je declinai mon nom d’epouse, il iut un moment 
desoriente, puis, changeant de ton:« Suis-nous! On a quelques 
renseignements a te demander! » Je me rappelai ces etudiants 
qui avaient eraraene le buraliste « Chaouch », grace a de fausses 
cartes de police. Ils le torturerent a mort, puis jeterent son corps 
dans un oued... Je relusai categoriquement de suivre cet inconnu. 
Deux autres jeunes gens m’encadrerent alors. Me tirant par les 


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Parolas Je iortures 


bras, ils m’entrainerent au dehors. Loin de s’attrouper, les employes 
de rhopitaJ passaient presses et silencieux. (La lerreur est telle 
en Algerie, quebeaucoup preferent ne rien voir, n’entendre plus 
rien!) 

Trainee vers une 4 CV fourgonnette gris clair, j ’ eus le temps 
de crier mon adresse auportier, et aquelques visages amis, decom¬ 
poses. Dans Tauto, Tun des trois hommes sortit un revolver et, 
me le montrant:« Ce n’est pas la peine de tenter de fuir, tu n’irais 
pas loin ! » Puis : « Nous sommes les paras, te voil^ fixee ! » 

Pourquoi m’emmenait-on et ou ? 

J’observais leurs visages. Ces hommes tacitumes, tout preoc- 
cupes de retrouver leur chemin, toumaient en rond dans les rues 
d’Alger. Ils semblaient fort presses. 

L’auto s’cngagea dans les toumants Rovigo, ct a mon grand 
etonnement s’arreta en plein centre de la ville devant une ecole 
queje connaissais bien; Tecole Sarrovy, me Montpensier. Toute 
mon enfancej ’avals Ifequente Tecole de filles mitoyenne. Devant 
la porte se tenaient plusieurs « Berets rouges » dans leur uniforme. 

En entrant, je remarquai le regard effrayc et fuyant de la 
concierge. L’ecole paraissait s’eveiller. Grand desordre de caserne: 
des « paras » allaient et venaient en neglige : en slip gris, pieds 
nus, torse nu ou en tricot de peau. A ma vue, ils lancerent quel- 
ques plaisanteries grossieres. 

Le soleil baignait une partie de la tres petite cour entouree de 
classes. 

En de tels moments, une petite panique, melee a un grand 
sang-lfoid, d6cuplait mes facultds mentales. J’enregistrais abso- 
lument tout ce qui se passa autour de moi avec un automatisme 
minutieux, tout en retlechissant a plusieurs problemes a la fois. 
Mon esprit prenait le rythme du gibier pourchasse. Je deposai 
mon sac dans une vaste classe, aupres d’autres sacs ct de nombreux 
portefeuilles. Plusieurs paras le fouillerent devant moi, tandis 
que Ton notait mon identite. Toujours encadree, je montais un 
etage. Je demandai a telephoner chez moi afin que ma famille put 
s’occuper de mon enfant. Le mot telephone fit sourire mes 


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Paroles de ioriures 


gardiens:« Tu en verras un dans un moment! » Sur le palier etroit 
qux reliait deux classes, j’attendaxs, assise, rinterrogatoire. 
Reflechissant, fixant mes ongles, je vis a mcs pieds, sur le carre- 
lage, quelques gouttes de sang seche. 

La porte vitree d’xme classe s’ouvrit. On dit : « Faites-la 
entrer. » Quatre hommes debout, torse iiu, en cuissette et pieds 
nus, s’affairaient dans la piece. Au milieu, un grand tableau noir 
recouvert de photos, dates, articles decoupes. Je recoimais les 
visages de patriotes arretes, d^ja vus dans la presse. Tout en bas, 
le portrait de Hassiba (morte avec Ali la Pointe, sous les decom- 
bres d’une maison de la casbah), souligne d’un grand point d’in¬ 
terrogation. 

L"im des homines, le lieutenant S., grand brun a lunettes, 
d’environ 35 ans, se tenait debout derriere une longue table. II 
entra directcmcnt dans le vif du sujct: « Voila, il y a ici quelques 
lignes sur vous, tres coxortes mais precises. Vous allez nous eclairer 
si vous le voxilez bien.» 

On me fxt asseoir. S. lut. Le lieutenant F. (taille moyenne, 
visage triangulairclegcrcmentchauvcctrocil bleu exorbite)fit 
remarquer d’une voix doucereuse, comme s’il parlait en ma 
favexxr, qu*en effet, le passage etait fort court. Devant leurs accu¬ 
sations, mon expression etonnee ne les derouta pas. File sembla, 
au contraire, les decider a employer d’autres precedes. 

S. fit un petit signe aux deux hommes dans mon dos. Aussitot, 
on me fit lever. L'un d’eux, petit, mince, aux traits reguliers, 
blond avec d’immenses yexxx bleus, saisit ma main droite : il 
pla^a un fil electrique autour du petit doigt, un autre a I’orteil de 
mon pied droit. J’etais interdite : jamais jen’aurais cru envenir 
si vite a la torture. 

Il s’assit sur un tabouret et, une magneto sur ses genoux, 
m’envoya les premieres decharges elcctriques. Froidement, les 
deux lieutenants suivaient Poperation. Les prenfiieres secousses 
furent telles que je tombai a terre en hxxrlant. Je vis dans xm brouil- 
lard des visages de paras colles aux vitres de la porte : aux 
premiers cris, ils s’ecarterent vivement. Dans un coin, un civil. 


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Parolas Je iortures 


Babouche (mouchard bien connu dans la casbah. A d’ ailleurs ete 
chatie mortellement). Je Tavais pris en entrant, bien qu’assei: 
gras, pour un detenu. T1 repetait: « Laissez-moi faire ! Avec moi 
elle parlera vite ! Je m’occuperai d’elle avec grand plaisir... »11 
seinblait vouloir montrer son zele. 

Le para blond continuait a m’envoyer des decharges a terre. 
Fleutiot ordonna que Ton me relevat. Le quatrieme para, trapu, 
au front bas, au crane rase, me remit sur mes pieds, et tandis qu’il 
me tenait un bras, je recevais le courant sans qu ’il parut lui-meme 
le ressentir a mon contact. 

S. dirigeait I’interrogatoire. D’un signe de la main, il ordon- 
nait aux bourreaux de poursuivre ou de stopper, reprenant toujours 
la meme question ; « Connais-tu ce R. S. ? » La douleur indes- 
criptible que le courant causait dans mon corps me faisait hurler. 
Je souflf ais en plus de ne pouvoir maitriser mes membres, secoues 
par les decharges. 

Je me toumai vers Thomme qui tenait la magneto, car de lui 
provenait directement la douleur. « Ce n’est pas la peine, dit-il, 
tu ne m’attendriras pas ! » Ses yeux brillaient etrangement. II 
travaillait en souriant legerement. Son visage est de ceux que 
Ton ne peut oublier : visage de cauchemar. Je tombai plusieurs 
fois ct continual a nier, cn m’cxpliquant. Enfln S. ordonna qu’on 
m’ote les fils de la main et du pied. 

« Votre alibi tient. Vous pouvez avoir soigne R. S. dans les 
services de I’hopital. En elTet, il a ete hospitalise un temps. Mais 
vous pourriez tout aussi bien Lavoir connu autrement. Venez ! » 
Il m’cntraina au fond dc la piece, s’assit a mes cotes ; un rideau 
nous dissimulait. J’entendis alors un homme entrer. On lui posa 
plusieurs questions a mon sujet. Les reponses de 1 ’homme tendaient 
toutes a m’accabler. Je continual a nier, puis, apres m’avoir montre 
plusieurs photos d’inconnus, Ton me fit sortir de la classe. Je 
marchais difficilement et respirais mal. On m’aida ^redescendre. 
J’entrai dans une vaste salle separee en deux parties; plusieurs tables 
accolees supportaient d’innombrables fiches, et a droite, des 
rideaux kaki cachaient plusieurs lits de camp, cinq a six, isoles entre 
eux par des tentures. La, dormaient certains paras. 

On me poussa sur Tun de ces lits et Ton tira un rideau. Je me 
retrouvai seule. 

Un ami m’avail bien dit: « On torture en plein centre d’Alger, 


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Paroles de ioriures 


en pleine casbah, a deux pas de nos habitations.» Je revoyais son 
regard epouvante. 

Ainsi, mes parents affoles me cherchent, et je suis la, tout 
pres, et ils ne peuvent rien pour me sortir de cet antre ! 

Respirant tres peniblement, j ’ecartai le rideau ; m’adressant 
a un para occupe devant quelques fichesje demandai unmededn. 
« Qu’est-ce qu’on t’a fait ? » me dit-il, fair blase. « Le tele¬ 
phone ou la gegene ? » Je lui decrivis I’interrogatoire.« Ah! Ce 
n’est rien, une petite seance de telephone, c’est bon pour les 
rhumatismes ! La gegdie, c’est autre chose, mais c’est unpeu fort 
pour les femmes... » J’appris ainsi a me familiariser avec ce 
vocabulaire macabre ! 

L’infirmier vint. « II n’y a pas de medecin ! II y en avait un, 
mais on I’a fait disparaitre », m’annon 9 a-t- il. Un petit sourire en 
coin, il me fit une piqure de solucamphre. 

On amena du cafe chaud, puis on me laissa. 

Je suivis alors derriere ce rideau tout le va-et-vient de la classe. 
Des femmes, des hommes, des enfants venus de I’exterieur 
quemandaient des nouvelles d’un parent disparu, ou bien justi- 
fiaient peureusement le voyage d’un membre de leur famille. 
Les femmes et les enfants paraissaient les plus nombreux. En effet, 
tous ces habitants de la casbah semblaient comprendre qu’il etait 
dangereux pour un homme valide de penetrer dans ce repaire. On 
envoyait la femme, la soeur ou la petite fille. Les enfants adop- 
taient un ton decide et ruse a la fois. Que de maturite dans la 
facon dont ils s’adressaient aux paras ! 

Celui-ci, a un moment se mit a hurler : « Ton fi'ere est en 
Kabylie, etpourquoi ?! Pour aller rejoindre les fellaghas ! Tuas 
bien une tete de fellagha, toi-meme ! J’aibienenviede te garder 
ici, voir un peu ce que tu nous caches! » Suivait un silence epou¬ 
vante de lapersonne interpellee. 

Tous ces gens entraient et ressortaient encadres de deux paras: 
ainsi, ils ne pouvaient apercevoir les detenus. A un moment, 
quelqu’un cria:« Qui a laissc repartir cette femme toute seule ?! » 
Etune terrible dispute s’ensuivit entre sentinelles. 

La matinee se passa en longues suites de plaintes: « Mon 
raari a disparu depuis trois mois », et comptes rendus soumis. 


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Parolaa de tortur&s 


Le rideau s’ecarta et le lieutenant F. parut. II vint s’asseoir 
pres de moi, devisa un moment de c hoses et d’autres. Je corapris 
qu’il voulait, par la douceur, recueillir quelqucs confidences, 
continuant a jouer le role de protecteur du matin. « Ah ! me dit- 
il, nous agissons comme les Boches, n*est-ce pas ? Oui, si on 
veut, mais pas tout a fait encore. » 

II me prit la main.« Vous avez une petite ftlle ? Moi j’ai deux 
enfants aussi. » Puis, brusquement: « Connaissez-vous une 
etudiante en pharmacie ? » Je repetai ce que j ’avais dit le matin. 
Un lourd silence tomba entre nous, hostile, ou il oublia de ruser. 
Je lui montrai Paitriculaire de ma main droite.« Allez-vous recom- 
mencer ? »11 se leva sans me repondre. 

L*apres-midi fut longue. Ecrasee par la chaleur accablante, 
j’essayais de ne penser a rien, de calmer mon angoisse, m’atten- 
dant a tout moment a repasser a Finterrogatoire. Tard dans la 
soiree (la salle de classe etait eclairee), ce fut le ptira au crane rase 
qui vint me chcrcher. Sa seulc apparition silencicusc - il se tenait 
pieds nus, torse nu et en slip - reveilla aussitot en moi les douleurs 
physiques du matin. « Allez ! »Il m’aida a monter les marches, 
tout mon sang fige. 

Dans I’escalier, un spectacle tragique m’attendait, comme 
pour me preparer a I’intcrrogatoirc : deux hommes dcscendaicnt 
un corps inanime sur une civiere. Mon gardien m’ordonna : 
« Toume-toi contre le mur, e’est pas un spectacle pour toi ! » 
Rien ne m’echappa cependant: le visage bleme du supplicie et, 
dans Pentreb^lement de laporte, les seaux d’eau deverses au pied 
d’unc grossc machine cn bois a manivelle {dej^ apergue le matin). 

Des que j’entrai, instinctivement je cherchai Thomme a la 
magneto et les appareils... Tout etait-il deja en place ? On me 
dirigea vers le fond de la classe. Le lieutenant S. discutait devant 
un plan de ruelles accroch6 au mur, avec tm homme en civil, que 
j Tdentifiais plus tard (L. de la DST). Tres grand, brun aux cheveux 
frises, 38 ans environ. L. s’avanga vers moi. « Laissez-la-moi! 
leur dit“il. Nous allons nous entendre ! » 

11 me fit asseoir sur un banc d’ccolicr ct, s’installant cn face, 
une lampe electrique braquee sur mon visage:« Mon petit, je veux 
essayer de te sauver. Il vaut mieux que tu avoues tout de suite... 
Allons, je suis unjuif comme toi, tu peux me faire confiance! La 
tu ne me cacheras rien ! »Il continua sur ce ton, et je le laissai 


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Paroles de ioriures 


parler, laii^ant par instants de vagues repliques, tout en refle- 
chissant. 

Voyantmon obstination, L. s’impatientait. 

II transpirait abondamment, les yeux rouges. Puis, d*un bond, 
il se leva. Derriere moi, une certaine animation regnait: j’aper 9 us 
B., S. et les deux bourreaux. 

L’honune a la magneto etait deja installe sur son tabouret. 
On touma mon banc vers lui. L. hurla: « Tant pis pour toi, et si 
9 a ne suffit pas, nous te mettrons nue, enticement nue, tu entends ? 
Ce sera au bout des seins que I’on placera les electrodes ! » On 
m’attacha au dossier de ce banc d’ecolier, un banc ou, mainte- 
nant, deux jeunes enfants, deux Algeriens apprennent le fran- 
9 ais. A nouveau, on brancha les Ills electriques au petit doigt de 
ma main droite et a Torteil de mon pied droit. Le para qui semblait, 
Ic matin, insensible au courant, tira mes cheveux cn arriere ct 
m’appliqua un baillon sur la bouche. L. fit un signe de la main. 
Je ressentis une horrible brulure dans tout le corps. Le baillon 
etouliait mes hurlements. L. me lan 9 a:« Quand tu auras quelque 
chose a dire, tu leveras le petit doigt! » Les decharges se succe- 
daient, Icur intensite me paraissait beaucoup plus grande qu’a la 
seance du matin. Douleur atroce, intolerable. Je resistai un bon 
moment, mais, n’en pouvant plus, je levai le petit doigt, songeant 
surtout a gagner un repit. L. me posa une question, mais a 
nouveau je ne repondis pas, et les decharges reprirent .« C’est une 
salopc, ellc nous fait perdre notre temps! Elle ment! Elle ment! » 
II redoublait de ferocite. Je transpirais et hurlais en pleurant. La 
transpiration causait dans ma main droite une nouvelle douleur 
plus aigue. Le baillon m’etouffait, car I’homme I’appliquait sur 
le nez, tirant violemment ma tete en arriere. L. parlait, mais je ne 
percevais plus rien, le corps secoud par le courant. Je souhaitais 
vivement perdre connaissance, la douleur ne me poursuivrait 
peut-etre plus, manimee... et je me laissai alien Mais au contraire, 
le courant s’instaJlait en maitre dans mon corps, le brulant davan- 
tage. Je criai: « Arretez! J’ai soigne R. S.! » Mais ils ne s’arre- 
terent pas, pour me punir d’avoir menti. Pour me punir de leur 
avoir fait perdre un temps precieux. Pour me punir d’avoir soigne 
un fellagha. 

Je maudissais interieurement cette honteuse faiblesse qui 


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Parolas Je iortures 


entrainait encore de nouvelles soulirances. Le jeime para blond 
abandonna sa magneto aux mains de B., qui utilisa Loutes ses 
capacites de mouchard, se vengcant des regards dc mopris que je 
lui avais lances le matin. Je dis a L.: « Get homme va me tuer si 
vous le laissez faire. » 

Le capitaine C. entra une seconde pour contempler la scene et 
il lan 9 a en ressortant: « C’est encore une histoire de fesses. » 
J’essayai dejustifiermes soins aR. S. Le lieutenant S., que toute 
justification politique mettait hors de lui, tint a actionner la 
magneto lui-meme. « Alors, tu es une jeune communiste ? Eh 
bien, Je vais te montrer ce quMls m’ont fait tes petits copains 
d’lndochine ! » Et, saisissant I’appareil des mains deB., il m’en- 
voya plusieurs decharges accompagnees de venimeuses tirades 
sur les communistes, le FLN, les maquisards... 

L. reprit ensuite rinterrogatoire. Il me questionna en vain sur 
mon mari, mcs frcrcs, tous deja emprisonncs, la disparition d’un 
stock de medicaments de I’hopital, questions appuyees de violentes 
decharges. Epuisee Je reagissais m^. Je remarquai pourtant qu’en 
me contractant fortement, la douleur s’amenuisait. A ce moment, 
le capitaine C. parut: « Arretez, leur dit-il, vous la reprendrez 
domain ! Attachcz-la toute la nuit au dossier d’un banc ! » Tandis 
que Ton m’emmenait, L. me cria : « Demain a huit heures, ma 
petite, nous nous retrouverons ! Tu as toute la nuit pour refle- 
chir! » Ce n’est qu’au camp de Ben Aknoun qu’une detenue qui 
dinait avec les lieutenants me rapporta la phrase de S.: « Elle a 
cu son comptc, la petite A. 220 volts d’affildc pendant trois quarts 
d’heure! » 

J’entrai dans une salle commune. La classe eclairee faible- 
ment comprenait tout au long de trois de ses murs des hommes 
allong6s, serr^s les uns contre les autres. Il n’y avait qu’un seul 
banc d’ecolier installe au fond, du cote du quatrieme mur, pres 
de la porte de la classe. On m’y attacha avec des lanieres de 
cuir. Une sen tine lie gardait T entree, assise jambes ecartees, 
mitraillette sur le ventre. Sculc femme sur ce banc, isolec au fond 
de cette classe, j’avais I’air d’une institutrice qui n’aurait plus 
eu pour Lecouter que des corps couches a meme le carrelage, 
recroquevilles et serres les uns contre les autres, vestes sur les 
visages. Quelques tetes se souleverent une seconde, etonnees a 


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Paroles de ioriures 


la vue d’une feninie, puis retomberent avec une immense lassi¬ 
tude. Une ampoule tres haute jetait sur nous une lueur blafarde, 
pretant aux tnurs d’etrangcs dimensions, ct donnant a cette 
salle commune I’aspect d’une fosse. Je connus ici I’enfer. Ce 
que j’avais subi dans une meme journee n’etait rien aupres de 
ce que tous ces hommes allonges avaient endure. Pendant les 
trois jours et trois nuils qui suivirentje vis mourirdeux d’entre 
eux ; j’assistais ala reanimation d’une toutejeune fille de dix- 
sept ans; j’entendis continuellement les hurlements d’hommes 
et de femmes sous d’odieux airs de danse amplifies par des 
haut-parleuTs. L’enfer, par ce terrible mois d’aout ou la chaleur 
moisissait nos corps, ce fut cet ensemble hallucinant de gemis- 
sements, de visages martyrises, de corps agonisants, face aux 
regards cyniques d’hommes saouls frappant et injuriant. 

Quelques reflexions 

Durant les autres jours passes a I’ecole Serrouy, I’accent 
franpais, le jargon finnpais, la langue firancaise m’etaient devenus 
insupportables. Cet accent gouailleur, tramard, est un peu celui 
d’un peuple se moquant de tout, au-dessus de tout, peut-etre 
inconscicnt ? Quc sepassc-t-il lorsqu’unc langue dcvicnthai's- 
sable ? Franpais, vous souvenez-vous des sons penibles sous 
FOccupation ? Cette langue allemande, sa grande morgue et sa 
brutalite guerriere ? Voici que la langue de Montaigne se trans- 
forme en horribles coups de crosse sur laporte d’un gourbi. Elle 
provoquc I’horrcur cliez Fhabitant. Mon experience est cclle de 
dizaines de milliers d’Algeriens. Personne ne leur apprendra que 
Fon torture dans leur pays. Meme pas les multiples commissions 
d’enquete. Depuis quatre ans, Arabes et Franpais se croisent sans 
se voir dans les rues d’Alger. Autrefois, les regards s’affrontaient 
au moins, de terribles insultes fusaient. Que se passe-t-il lorsque 
des etres se croisent sans se voir, lorsque, pour les uns et pour 
les autres, deja ils n’existent plus ? Voila que, pour les Algeriens, 
un Franpais ne vaut pas la fatigue d’un regard. 

A force de sang, la hainc devient terrible. .Te crains Foubli 
difficile et, cette guerre se poursuivant, qu’il n’y ait plus entre 
Franpais et Algeriens que de tristes visages de morts. 

Esmeralda 


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Parolas Je iortures 


Septembre 1957, rapport de Robert Delavignette 

F 

Ancien directeur de I 'Ecole nationale de la France d 'ontre-mer, 
ancien haut commissaire au Cameroun, Robert Delavignette 
(1897-1976) est. nomme en mai 1957par lepresident du 
Conseil Guy Mollet a, la Commission de sauvegarde des droits 
et liberies individuelles. Enpleine bataille d ’A Iger, I 'indigna¬ 
tion commence d se manifester, et le gowernement, sous la pres- 
sion de I 'opinion, est mis en demeure de s 'expliquer sur les 
methodes employees. Delavignette redige un rapport acca- 
blantpour I 'Etat sur la gestion policiere de la situation alge- 
rienne. II demissionne en septembre 1957 de la Commission, 
depourvue de moyens reels. A partir de son experience d 'ad- 
ministraleur des colonies, DelavignettepuhUera de nombreux 
ouvrages et articles sur les finalites de la colonisation etde la 
decolonisation, se refer ant constamment d« I 'universalisme 
repuhlicain ». 


« Extrait du rapport de M. Delavignette » 

1. Dans CCS graves affaires, il s’agit dc jeunes officiers. A 
Ain-lsser le lieutenant X... a vingt-six ans, le sous-lieutenant de 
reserve W... a vingt et un ans; a Mercier-Lacombe le sous-lieu- 
tenant Y... a vingt-deux ans. Sans vouloir les excuser, je dois 
quand meme retablir I’ensemble dans lequel ils ont agi et souli- 
gner les conditions dans lesquellcs ils ont etc jetds si jeunes dans 
Taction. 

2. Comment, un mois apres qu’il y ait eu le 14 mars quarante 
et un inorts a Ain-lsser, se peut-il qu’a Mercier-Lacombe, a 20 kilo¬ 
metres de la, se produise le 16 avril une affaire similaire ou Ton 
compte seize morts ? 

Enfin, a la veille de ma demiere joumee aAlger, j’apprends 
fortuitement qu’a Mouzaia-ville (Blida), le 27 juin, vingt et un 
suspects sont encore asphyxies dans une cuve a vin, ce qui prouve 
que le moins qu’on puisse dire, e’estque les consignes ne sont pas 
respectees ou qu’elles n’ont pas ete clairement et energiquement 
prescrites. 

3. Dans Taffaire d’Ain-lsser, il est un point tres grave et tres 
significatif qui attire Tattention: e’est la dissimulation des cada- 


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Paroles de ioriures 


vres. Elle indique mi etat d’esprit qui ne peut etre compris que 
s’il se relie a la situation globale que j “indiquais tout a Theure 
et sur laquellc je reviendrai souvent. 

Le lieutenant X... est sans doute affole quand il decouvre 
que quarante et un suspects ont ete asphyxies a la suite de 
rinobservation de consignes elementaires. Quarante et un 
moTts dans ces circonstances, c’est autre chose que ce que la 
note de service du 18 avril appellera un «incident». Le lieu¬ 
tenant essaie de dissimuler les cadavres, c’est-a-dire les 
preuves. Qui Ta aide en cela en lui donnant les nioyens mate- 
riels de la corvee funebre qu’il a commandee ? Qui I’a convert 
moralement dans cette besogne ? Ce n’est pas a moi qu’il 
incombe d’orienter dans cette voie I’instruction et I’accusa- 
tion. Notre Commission n’a pas a s’immiscerdans le cours de 
Injustice. 

Mais je suis frappe par ce fait que la population n’a pas 
rcagi publiquemcnt. Ai'n-Tsscr cst toutproche de la commune 
de Lamoriciere. Les autorites regulieres de la commune n’ont 
pas bouge. Seul I’agha Bouamedi, qui avait deux parents 
parmi les suspects, a ose s’adresser au colonel. Ce silence du 
pays n’empeche pas les psychoses d’indifference ou de terreur. 
On est indifferent ou Ton a pour. Protester ? A quoi bon ? 

Le grand coupable, c’est le systeme qui affole un lieute¬ 
nant de vingt-six ans et qui bloque tout un pays dans le 
mutisme, mutisnie dont on ne peut s’evader qu’a la condition 
d’atteindre secretement la Commission de Sauvegarde a 
Paris. 

L’affaire d’Ain-Isser, quel temoignage sur le manque de 
confiance de la population musulmane a regard des auto- 
rites fran 9 aises de la region ! Comme si elles etaient, elles 
aussi, les prisonnieres d’un systeme qui est en train de tout 
vicier. 

Quel systeme ? Celui ou nos propres autorites se debattent 
elles-memes, dans la confusion des pouvoirs, confusion qui, 
entre autres consequences, fait que la population musulmane 
ne salt plus a quelle autoritc sc confier. 

Entre-temps, qu’avait fait le commandement pour alerter 
les cadres sur la necessite d’eviter le retour d’une pareille « 
erreur » ? Une simple note de service datee du 18 avril et 
congue en termes generaux, sans autre allusion a I’affaire 


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Parolas Je iortures 


d’Am-Isser que la formule : « Des incidents recents. » 

En voici le texte : 

«Oran, le ISavril 1957. 10® Region militaire, corps d’arinee 
d’Oran 

Etat-major (4® bureau) n° 729 CAO 4-A. 

Objet; salubrite des locaux d’habitation. 

Des incidents recents provoques dans des cantonnements par 
des emanations deleteres provenant de caves a vin ont demontre 
une mecoimaissance des regies les plus elementaires d’hygiene 
de la part de certains cadres. 

Ces regies doivent etre rappelees et strictement observees ; 
en particulier il est interditd’utiliser les caves a vin, memeprea- 
lablement nettoyees, comnie cantonnement a Eusage de toutes 
categories de personnels : troupe, suspects ou prisonniers. 

Le general de division P^dron commandant le corps d’armee 
d’Oran. Signe : Pedron. » 

M. Dklavignht'i h; 

cite par Patrick Kessel, Guerra d'Algeria, ecrits censurh, 
saisis, refuses 1956-1960-1961, L’Hamiattan, 2002 

Septembre a decembre 1957, ecrits de Robert 

DeLAVKtNRTTE 

Lettre de demission du 22 septembre 1957. 

Tout se passe comme si Ton tolerait qu’il y eut deux demar¬ 
ches parallcles, I’une confice a la commission de sauvcgarde 
chargee de rassurer les consciences, Tautre confiee a la torture seule 
capable de vaincre la situation. D’un cote la torture serait evidem- 
ment blamee par la commission, d’un autre cote la torture serait 
quand meme pratiquee malgre la commission. Quel parallelisme 
! En rcalitc quelle perversion ct qui nc tardcrait pas a gangrencr 
la metropole meme. 

Robert Delavignette 

Ce qui est vrai pour 1 ’ Algerie peut 1 ’etre tres rapidement pour 
la France. [...] A-t-on suffisamment mesure les consequences de 
la carence des pouvoirs civils, aboutissant pratiquement a remettre 
d’enormes responsabilites entre les mains de simples caporaux- 
chefs ou sergents ? Ce qui m’a paru le plus grave, ce n’est pas 


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Paroles de ioriures 


seulement les atrocites, mais le fait que TEtat se detruit lui- 
meme. 

f 

Noas assistons cn Algerio a une decomposition de TEtat et cette 
gangrene menace le pays. 

Robert Dela vignette 

Extraits cites par Patrick Kessel, Guerre d’Algerie, ecrits censures, 
saisis, refush 1956-1960-1961, 1/Harmattaa, 2002 

Tout se passe comme s’ilsTnstaurait enAlgerie unEtat dans 
TEtat, du fait de la terreur, une institution clandestine et legale. 
Et cela est en train de venir jusqu’a nous. 

Robert Dki.avignk'iik 
L 'Express, 12 decembre 1957 


OCTOBRE 1957, TEMOIGNAGE DE LOUISETTE IGHILAHRIZ, LE 
Monde du 20 juin 2000 

Loiiisetle Ighilahriz, alias « Lila », a 20 ans en 1956, Mililanie 
du FLN, capturee par I ’armee frangaise lors d ’une embuscade 
le 28 septembre 1957, elle est transferee, grievement blessee, 
d I’etat-major de la 10^ Division parachutiste de Massu, an 
Paradou Hydra, ou elle va etre torturee et violee pendant 
trois mo is, tandis que des memhres de sa famille font eux- 
aussi I ’apprentissage des chambres de torture. 

J’etais allongcc nuc, toujours nuc. Ils pouvaient venir une, 
deux ou trois fois par jour. Des que j’entendais le bruit de leurs 
bottes dans le couloirje me mettais a trembler. Ensuite, le temps 
devenait interminable. Les minutes me paraissaient des heures, 
et les heures des jours. Le plus dur, e’est de tenir les premiers jours, 
de sTiabituer a la doulcur. Apres, on se dctachc mentalement, un 
peu comme si le corps se mettait a flotter. [... ] Ils ont arrete mes 
parents et presque tons mes fr^res et soeurs. Maman a subi le 
supplice de la baignoire pendant trois semaines de suite. Un jour, 
ils ont amend devant elle le plus jcune de ses ncuf enfants, mon 
petit frere de trois ans, et ils Tout pendu... 

Louisette iGiiiLAiiRiz 


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Parolas Je iortures 


Septembre 1957, lettre de Hour Kabir au procureur ue 

LA REPUBLIQL'E 

Si en Juillet 19571a bataille d 'Alger est officiellement terminee, 
la «pacification » n 'ayani d'aiUeurspas aiteint les ohjeclifs 
du gouvernement, en metropole les arrestations et les interro- 
gatoires brutaax sepoursuivent d I 'encontre des AIgeriens, tel 
Hour Kabir. 

Monsieur le Procureur de la Republique, 

J’ai rhonneur de venir porter a votre haute consideration les 
faits suivants: 

Par suite d’une denonciation, onze de mes caniarades et moi- 
meme avons ete arretes et retenus dans les locaux a Vauban, du 
24 septembre 1957 au matin jusqu’au 29 septembre 1957 au soir. 
Sans relache, tout en etant nus, nous avons subi les sevices les plus 
atroces et les plus barbares qui rappellent tristement certaines 
methodes employees par les nazis en 1940-1942 a Lyon meme sur 
la personne de patriotes fran^ais, entre autres : supplice de la 
baignoire, applications electriques sur tout le corps, en particu- 
lier sur les parties genitales. Pour terminer cette seance, nous 
avons marchc longuement les pieds chausses de brodequins, a Tin- 
terieur desquels des pointes acerees nous transpergaient les pieds. 

Ceci, afin d’obtenir de nous de supposes renseignements qui 
n’existent que dans le sombre esprit de la police, et de montrer 
que la police veille pour maintenir I’ordre. 

Voila comment I’administration judiciaire lyonnaisc, au nom 
des Frangais et de la Republique, veut maintenir I’ordre en para- 
lysant la liberte d’expression et en arretant des dizaines d’Algeriens 
sous le motif de rackett, et ceci avec la benediction de la justice; 
je dis bien benediction, car plusieurs Algeriens reconnus innocents 
par la suite ont etc arretes pour rackett, si on trouve chez cux 
plusieurs dizaines ou centaines de milliers de francs, comme sMls 
n’avaient pas le droit, comme tout citoyen qui se respecte, de 
faire des economies. 

Un exemple concret, palpable, que vous pouvez constater par 
votre personne, le nomme Meziane Rabah a ete arrete avec raoi 
sous le motif de rackett, etc. Apres son passage aux mains de la 
police, des traces de violences flagrantes subsistent encore sur son 
corps et en particulier sur son visage et ses pieds. 


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Paroles de ioriures 


Je prete serment de repondre a uiie convocation de la magis- 
trature et non de la police, afin de confirmer mes accusations et 
suis pret a accepter les consequences qui pourraient en decouler. 
Veuillez croire, Monsieur le Procureur... 

Hour Kabir 

Cite par liafid Keramane, La pacification. Livre noir de six annees de 
guerre en Algerie, Lausanne, T.a Cite Editeur, 1960 


1^^*^ C)Cn)BRE 1957, LE 1 TRE DE XX AIJ DIRECTEIJR DU 

JOURNAL Le Monde 

Selon les teimes officiels, I 'armee Jrangaise mene en Algerie 
des operations de «pacification », dans le cadre dfine « guerre 
psychologique », d ’une « guerre contre-revolutionnaire ». 
Le renseignement (obtenu par totis les moyens), la propa- 
gande, y sont utilises comme des armes d part entiere. La 
population civile est etroitement surveillee, terrorisee mime, 
pour debusquer les fellaghas du FLN. La leitre de ce militaire 
livre un recit de la pacification telle qu 'elle se deroulait au 
quotidien dans la campagne algerienne. 

Cher Monsieur, 

Ayant participe a une operation assez caracteristique de la 
pacification, j ’ai pense que les details pourraient vous interesser. 

Notre compagnie partit dans la nuit du 31 pour Ain Mellah, 
puis le djebel Femane. Au petit jour nous attaquames la montagne, 
dont nous dcvrioiis atteindrc Ic sommet pour 7 h. Ordrc nous fut 
immediatement donne de rebrousser chemin et de rejoindre rapi- 
dement les vehicules, sans que nous ne sachions pourquoi. Vers 
8 h, nous partions pour la maison forestiere d’El Mamia, accom- 
pagnes d’un detachement de legionnaires et d Nous etions 

d^s ce moment a la disposition de la 16gion. 

Nous avons alors marche sensiblement vers I’ouest en direc¬ 
tion du djebel Groum. II ne s’agit pas d’une zone interdite et 
cette region, recouverte d’un maigre maquis, est habitee par 
quelqucs nomadcs, dont les tcntcs se confondcnt avec le paysage. 
Nous avions fait quelques centaines de metres, lorsque nous 
vimes une de ces tentes. Le lieutenant demanda les papiers des 
hommes et requisitionna deux d’entre eux, dont un fut relache 
peu apres. 


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Parolas Je iortures 


Uautre jeuiie homme dut des lors porter jusqu’au soir durant 
25 km uti poste de radio de 17 kilos. 300 m plus loin, la section 
do tote aperpoit un homme et un enfant de sept ans environ qui, 
apeures, s’enfuient, Qnelques militaires prompts a la chasse se 
lancent a lent poursuite en tirant quelques rafales de MAT''. Uun 
d’entre eux donne alors de Tordre de s’arreter, ce qu’il fait. Ses 
papiers revelent qu’il est le Taleb d’Oued Chair, localite situee pres 
du Bordj de TAga. 11 est alors einmene par les militaires etportera 
une musette jusqu’au djebel El Groum. De leur cote, les legion¬ 
naires prirent avec eux quelques homines. Un camarade m’affirma 
avoir vu un legionnaire flageller le torse nu d’un des nomades a 
I’aide d’une badine de bruyere. Je n’ai pas ete temoin de la scene. 
Nous avons progresse lentement jusqu’au faite du El Groum 
derriere les legionnaires. Pause casse-croute. Un sergent-chef, 
celui qui la semaine passee a deja abime le visage du Taleb d’Ain 
Rich, au cours d’une patrouille de nuit, s’occupe des lors du Taleb 
prisonnier. S’ensuit un dialogue de sourds, TArabe ne parlant 
pas plus le fran?ais que le chef I’arabe. On essaye de lui faire 
repeter des phrases obscenes, on lui pose des questions saugre- 
nues. La troupe s’amuse. Le chef ensuite fait porter au Taleb 
deux musettes de FM chargees. II les portera pendant 15 km 
environ. Un militairc lui donne un pcu a manger et une gorgec 
d’eau, un aspirant egalement. Le porteur de postes a droit aussi 
a une gorgee d’eau. II est 14 h. Les legionnaires repartent et nous 
a leur suite, vers I’ouest. 

A aucun moment, les deux Arabcs nc fiirent maltrait6s. Ils 
reussirent a porter leurs fardeaux jusqu’au bout. Nous arrivons 
alors sur une Crete dominant une vallee ou se dressent 5 ou 6 
tentes de nomades. Les hommes sont assez las, mais la vue d’em- 
placements de tins rebelles sur la ligne de Crete leur rend toute leur 
vivacit6 et, sur I’ordre du lieutenant, ces postes de tir (murettes 
de rochers et branchages) sont detruits a la main et au feu. Des 
restes d’un camp fellagha sont decouverts a proximite dans un 
vallon. On y met le feu. Le lieutenant adjoint voit alors les tentes 
dans la vallcc et emct cette opinion : ils doivcnt savoir quelque 
chose au sujet des emplacements de tir. Faudrait descendre. II 

10. Engin blinde de reconnaissance. 

11. MAT 49, pistolet mitrailleur de I’armee fran^aise. 


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Paroles de ioriures 


demaiide des ordres. Le lieutenant repond: la legion s’en charge. 
Nous pensons en nous-meraes au sort des nomades... Puis le 
lieutenant, apereevant un grand troupeau do chcvres dans la 
vallee, donne cet ordre etonnant qui va droit au cceur des mili- 
taires sevres de viande fraiche ; « Allez ramener les chevres, 
cinq par section, aux camions. » II ne fait aucune allusion aux 
nomades et une a une les sections devalent dans lapetiteplaine. 
Les chiens commencent a hurler, exasperant I’ardeur des mili- 
taires. Quelques-uns, plus rapides, investissent les troupeaux 
« fellaghas » et, en passant, tuent un chien a la mitraillette, assez 
difficilement. Le lieutenant fait alors passer par radio I’ordre de 
ne pas tirer. Toute la compagnie est arrivee dans la vallee et 
commence a visiter les tentes. On fouille, on met tout sens dessus 
dessous. A ce moment le lieutenant donne I’ordre de ne rien 
piller, mais le sergent-chef de tout a Pheure, toujours accom- 
pagne de son Taleb, derobe cependant un foulard, un paquet de 
cafe ct unc poule. Unc des tentes cst deserte, tons les occupants 
ont ete emmenes par la legion. Dans une autre, seules les femmes 
restent avec leurs enfants qui pleurent. Je donne des bonbons a 
une petite iille et essaye de reconforter un bambin.« Ce n’est pas 
le moment de faire du sentiment», me dit le lieutenant sechement. 
Puis il s’eloignc avee sa section. .Tc reste encore sur place pour 
voir le spectacle. Quelques militaires ont dirige le troupeau vers 
Paval ou nous devons nous regrouper dans une oasis. D’autres 
mettent le feu a la tente desertee. Le radio du lieutenant s’en 
apergoit, veut les empecher, mais la liaison ne peut se faire. 
Aucunc violence n’est exercce sur les femmes, qui re^oivent 
seulement des propositions obscenes, accompagnees de gestes 
de la part des sous-officiers de carriere et de quelques soldats. La 
compagnie se regroupe et se desaltere a Poasis, on mange toutes 
les tomates mures, unpotiron, quelque figues, des oignons. Le 
village est abandonnd. II n’y a personne alentour. 

Puis les militaires repartent et essayent de faire avancer le 
troupeau. Peine perdue. Grande incitation a la ffanyaise. Les 
chevres affoiccs n’obcissent pas et cn dcsespoir de cause des 
militaires prermeut un animal sur les epaules ou le tirent a Paide 
d’une ficelle. La compagnie reussit ainsi a s’approprier une 
vingtaine de chevres. Les autres se dispersent et un berger qui 
se iTouve la et que personne n’a arrete, sans doute parce qu’il 


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Parolas Je iortures 


etait trop loin, tente de les regrouper sur la crete voisine. A cet 
endroit, deux hommes anxieux, peut-etre des proprielaires du 
troupeau, sont fails prisonniers des legionnaires. Puis, au son 
lancinant des belements de chevrettes, la compagnie et ses 
prisonniers suivent un oued dans un decor d*une sauvage beaute 
en direction de Test, vers Ben S’rour. Heureusement, les fella- 
ghas sont partis. Nous sommes rejoints alors par une autre 
compagnie qui s’est emparee egalement de nombreuses chevres. 
Bientot, nous sommes en vue des vehicules qui nous attendent 
dans une oasis avant Ben S’rour. Mais le commandant, a la 
jumelle, a vu son monde arriver et donne I’ordre de relacher 
toutes les chevres immediatement. Mecontentement des mili- 
taires. Pres des vehicules, se trouvent 28 musulmans qui ont ete 
arretes au cours de I’operation. Nous nous restaurons, puis le 
commandant donne I’ordre a nos deux compagnies de se tenir 
en tenue et par section derriere les vehicules. II arrive et dit 
seulcincnt cettc phrase assez scchcment : « .T’aimc bicn 
commander a des soldats et non a des pillards; une compagnie 
se deplace par section et par groupe sous Tordre de ses chefs de 
groupe; autrement ce sont des bandes.» Comme punition, nous 
retouraerons le lendemain a 3 h, apres 2 h 30 de sommeil, refaire 
15 km dans le djcbcl Fcrname. Mais notre commandant de 
compagnie, qui a donne I’ordre de voler les chevres, restera au 
bordj. 

Revenons a I’oasis ou se trouvent les 28 civils. Au moment 
ou nous quittons les lieux en camion pour rejoindre le bordj de 
r Aga, ils sont rclachcs sans autre forme de proc6s, d la tombec 
de la nuit. Le Taleb a ete relacbe auparavant sur I’ordre du lieu¬ 
tenant, et un medecin lui a fait remettre une boTte de ration. 

Cette operation avait ete decidee a la suite de renseignements 
obtenus d’un rebelle ayant assassin6 le lieutenant Mollet, officier 
de renseignement du bord de PAGA, dimanche vers 11 h du 
matin a I’Oued Chair meme. Le lieutenant avait ete prevu par 
certains Arabes que sa tete etait mise a prix, a cause de ses acti- 
vites sans doutc, et il fut tue d’un coup de pistolct a bout portant. 
Mais son chauffeur, qui echappa au meme sort grace a Pinterven- 
tion d’un musulman, put retoumer au bordj, et une section d’in- 
tervention devait rattraper quelques instants plus tard, au pied de 
la montagne, deux individus porteurs de milraillettes allemandes. 


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Paroles de ioriures 


L’uii d’eux avoua etre Tauteur du crime, mais son pistolet ne fut 
pas retrouve. 

C’est ce fellagha qui, aprcs avoir etc severement cotrigc, devait 
nous mener hier au camp rebelle deserte depuis peu. Son visage 
etait encore tumefie et c^est lui qui guidait les legionnaires. 

Un detail que j ’apprends de la bouche d’un sous-officier d’une 
autre compagnie ayantparticipe a I’operation d’hier; Tune des 
habitations saccagees par nous appartenait a un tirailleur en 
gamison a Guelma. 

Bien a vous, 

XX 


6-7 ocTOBRE 1957, General Billotte, Le Monde 

Hews de la Seconde Guerre mondiale, le general Billotte 
(1906-1992), memhre de I ’etat-major du general de Gaulle 
d Londres, quitte I 'armee et choisit la carriere politique en 
1950. Depute RPFpuis UNR, U se consacre d I’Assemblee 
nationale aux questions militaires. 11 est un des rares hommes 
politiques d prendre position contre la torture, notamment 
dans cet article piddie dans Lc Monde en octobre 1957. A 
Vautomne 1957, la torture est devenue tellement presente 
dans le debat et au sein de I drmee que le general Pierre 
Billotte intervient, pour rappeler les regies de I ’honneur 
militaire. Ce texteporte tout lepoids et ^influence d'un 
ancien ministre de la Defense nationale et Compagnon de la 
Liberation, 

II est des cas precis ou un chef de grade eleve, un officier, 
voire un simple soldat, ont le devoir d’honune de ne pas obeir, 
car I’autorite d’un chef militaire a ses limites definies par les 
reglements, les lois militaires, les lois de la guerre, la morale... 
Ainsi on n’obeit pas a des ordres manifestement contraires aux 
lois de la guerre; massacres de prisonniers, de population civile 
tombce entre vos mains, ct par consequent sous votre protec¬ 
tion, tortures, etc. Pour la torture, je suis categorique : sous 
quelque forme que ce soit, et quel que soit son but, elle est inac- 
ceptable, inadmissible, condamnable. Elle porte atteinte a Thon- 
neur de Tarmee et du pays. 


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Parolas Je iortures 


Uexcuse parlbis doimee : un homme torture, et ce sotit peut- 
etre cent des notres qui seront sauves, n’est pas valable. Tout 
d’abord, il y a fort peu de cas ou un malhcurcux prisonnicr dispose 
de renseignements de cette importance. Ensuite et surtout, bien 
que ce soit un devoir cruel a remplir, plutot que d'accepter une 
pratique deshonorante, un chef ne doit pas hesiter a faire courir 
un plus grand danger a sa troupe et meme a la population qu’il 
protege, un chef qui n’aurait pas la force morale de remplir un 
devoir de cette nature n’est pas digne de commander une troupe 
fran^aise. 

General Billotte 


21 MARS 1958, M^MOIRE DE JOSETTE AUDIN 

La memoire de Maurice Audin, disparu I'ete 1957 dans la 
hatailled’Alger, hante toujours sesproches. Qu ’estdevenu ce 
jeune mathematicien communiste, enleve puis torture par 
I ’armee franQuise 7 Les militairespreiendeni qu ’ils ’esl evade; 
« Varmee I ’a execute », assurent les amis d'Audin et son 
epouse Josette, qui etaitpresente lors de son arrestation par 
lesparachutistes etqui ne I’a jamais vu revenir. 

Monsieur le Juge d’instruction Bavoillot, 

Alger, le 21 mars 1958 

Monsieur le Juge, 

Lc 20 mars 1958 ^ 9 h, cn votre cabinet au palais dc justice 
d’Alger, et en presence de mes conseils M. le batonnier Rene 
Thorp et Me Jules Borker du barreau de Paris, vous m ’avez donne 
connaissance, en ma qualite de partie civile, de I’etat actuel de Tin- 
formation suivie contre X. du chef d’homicide volontaire sur la 
personne de mon mari M. Maurice Audin. 

Tons les documents et proces-verbaux que vous m’avez 
communiques confirment et renforcent ma conviction intime que 
le recit, fait notamment par les parachutistes de la soi-disant 
evasion de mon mari cst inexacte et misc a neant par les 
norabreuses contradictions ou lacunes revelees dans les teraoi- 
gnages recueillis au cours de Tinfonnation judiciaire et qu’en 
consequence cette mise en scene n’aurait sa raison d’etre que de 
tenter de masquer Tassassinat de mon mari par ceux qui en avaient 


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Paroles de ioriures 


la garde et la responsabilite. 

Je confirme done raa declaration de ce matin, aux termes de 
laquellc je me suis inscritc en faux contre Ics declarations recucil- 
lies, notamment celle des parachutistes. Ma plainte au doyen 
desjuges d’instructionfiitdeposee le4 juillet 1957, soit 23 jours 
apres I’arrestation de mon mari par les parachutistes du premier 
RCP, conduits par le capitaine D. et le lieutenant C., et trois jours 
apres que le colonel Trinquier m’eut informee que mon mari se 
serait evade le 21 juin 1957 vers 21 h 00 a Poccasion d’un trans- 
fert du centre de tri d’El Biar, ou il etait detenu depths le 11 juin, 
a une ville voisine occupee par la meme unite de parachutistes. 

Vous m’avez convoquee une premiere fois, le 8 aout 1957, 
pour porter a ma connaissance les premiers resultats de votre 
enquete. 

Depths cette date Je n’ai pas coimu le deroulement de I’infor- 
mation. 

Josette Alhin 


AVRIL 1958, ADRESSE SOLENNELLE AU PRESIDENT DE LA 
Republique 

La Qu&stion d'HemiAllegparmt le 18 f^tier 1958 aux Editions 
de Minuit de Jerome Lindon, Vediteur des ecrivains de la 
Rhistance. Son auteur ignore tout de la publication de son 
livre dont les feuillets manuscrits sont soj-tis un par un de sa 
prison, grace d ses avocats. La publication de La Question 
intervient alors qu Henri AUeg continue a croupir dans les 
geoles de la Republique franqaise. Elle succede d la grande 
mobilisation, de la fin dei’annee 1956 a I’automne 1957, des 
intellectuels contre les derapages de la guerre dAlgerie . Le 
succes du livre permit d 'elargir cette protestation, qui restait 
tres minoiitaire, d unepartie de la jeunesse intellectuellefran- 
gaise. 

Des la parution de La Question, de larges extraits sont publics 
dans lapresse. Les Temps modemes lui consacrentun numero 
special. D ‘auttes extraits sont diffuses sous le manteau, notam¬ 
ment dans les universUes. Les librairies sont prises d 'assaut, 
des qffichettes couvrent Paris. Des journaux qui en ontparle, 
LTIumanite en tete, puis France Observateur, L’Express..., 


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Parolas Je iortures 


sont saisis. Quatre semaines plus tard, le 27 mars 1958, le 
livre, dont la diffusion sera portee d 72 000 exemplaires, est 
saist Des intellectuels renommes, dont le Prix Nobel de litte- 
rature Frangois Mauriac, protestent contre cette saisie, redi- 
gent des articles vindents et indignes dans des journaux qui 
sont d leur tour saisis). lls en appellent auxplus hautes auto¬ 
rites de I 'Etat. 


Les soussignes : 

- protestent contre la saisie de I’ouvrage d’Henri Alleg La 
Question., et contre toutes les saisies et atteintes a la liberte d’opi- 
nion et d’expression qui I’ont recemment precedee ; 

- demandent que la lumiere soit faite, dans des conditions 
d’impartialite et de publicite absolue, sur les faits rapportes par 
Henri Alleg; 

- somment les pouvoirs publics, au nom de la Declaration des 
droits dc I’homme ct du citoycn, dc condamncr sans equivoque 
I’usage de la torture, qui deshonore la cause qu’il pretend servir. 

Andre M.4LRAUX, Roger Martin do Card, 
Fran9ois Maltuac, Jean-Paul S.^rtre. 

1958, Jran-Paul Sartrr, L’Express 

Cet article de Sartre, paru dans L’Express, vaut au Journal de 
J.-J. Servan-Scheiber d 'etre saisi. II y developpe la metaphore 
de la gangrene, maladie qui gagne dejd la metropole : la 
torture, en ejfet, ne se limiteplus d VAlgerie, mais a jranchi 
la Meditetranee. C ’est dire que la torture, et VAlgerie, n ’est 
plus line question militaire ou colon tale, mais une affaire de 
politique interieurefrangaise. 

L ’affaire Alleg eclate d un moment ou I ’opinion frangaise 
prend conscience que «les evenements d 'Algerie » relevent bel 
et hien d’une gu.erre coloniale, 

« Une victoire » 

Jusqu’ici, ceux qui osaient porter temoignage, e’etaient des 
rappeles, des pretres surtout... lls nous montraient des sadiques 
courbes sur des loques de chair. Et qu’est-ce qui nous distinguait 
de ces sadiques ? Rien, puisque nous nous taisions... Avec La 


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Paroles de ioriures 


Question, tout change : Alleg nous epargne le desespoir et la 
honte, parce que c’est une victime et qu'il a vaincu la torture... Nous 
nous fascinions surle gouffrede I’inhumain... LMnhumain n’existe 
nulle part, sauf dans les cauchemars qu’engendre la peur. Ht juste- 
ment le calme courage d'une victime, sa modestie, sa lucidite 
nous reveillent pour nous demystifier: Alleg vient d’arracher la 
torture a la nuit qui la couvre. En intimidant ses bourreaux, il a 
fait triompher Ehumanisme des victimes et des colonises... Et 
que ce mot de « victimes » n’aille pas evoquer je ne sais quel 
humanisme larmoyant: au milieu de ces petits caids, tiers de leur 
jeunesse, de leur force, de leur nombre, Alleg est le seul dur, le 
seul qui soitvraimentfort. Nous autres, nous pouvons dire qu’il 
a paye le prix le plus eleve pour le simple droit de resterun hoimiie 
parmi les hommes. Mais il n’y pense meme pas. 

Jean-Paul Sartre 


1958, Gabriel Marcel, L 'Express 

Je ne puis que donner raison a Sartre. Hitler a ete un precur- 
seur... J’estime qu’on se deshonore en gardant le silence en 
presence dc ces horreurs. Les differences d’opinion politique 
s’abolissent, elles n’ont plus sur ce plan la moindre importance. 

Gabriel M.4RCEL 


3 AVRiL 1958, Francois Mauriac, i'E'xpiJES'.y 

Frangois Mauriac s 'est engagepleinement dans la defense du 
liwe d’Henri Alleg, La Question, et dans la denonciaUon 
des sevices commispar les Frangais en Algerie. 11 s 'indigne, 
dans L’Express, contre I 'attitude du gouvemement d I 'egard 
de ces crimes. Avec I 'article de Claude Bourdet en 1951, la 
denonciation d'acles de torture par Mauriac en 1955 est un 
acte decisif dans la sensihilisation de Fopinion puhlique, 
dans la mesure ou elle emane d 'un ecrivain qui ne pent guere 
etre suspecte d’anticolonialisme virulent. 

Saisie de La Question d’Henri Alleg. Une fois le principe 
admis qu’il taut poursuivre non les auteurs d’un crime, mais 
ceux qui le denoncent, il eut ete plus sage de ne pas attendre que 


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Parolas Je iortures 


des milliers d’exemplaires fussent vendus et lus dans le monde 
entier. Et qu’ils aient pu I’etre, c’etait apres tout la meilleure 
reponse a faire lorsqu’un etranger s’indignait devant nous : la 
France etait tout de meme un pays ou la parole ecrite demeurait 
libre. La publication et la vente a ciel ouvert du livre d’Alleg 
temoignaient en notre faveur, malgre tant d’abus et d’attentats. 
Sa saisie nous frustre de cette demiere fterte. Bile enleve au 
gouvemement le benefice de son liberalisme relatif, sans Eombre 
d’un avantage puisque la diffusion du livre, a travers le monde, 
est d’ores et deja accomplie. Tirer le pire d’une situation donnee, 
c’est la regie d’or du regime, sur tons les plans, dans tons les 
ordres. 

« Participation a une entreprise de demoralisation de I’armee 
ayant pour objet de nuire a la defense nationale.» Tel est le motif 
officiel de la saisie. Alleg a ete torture ou il ne I’a pas ete. S’il Ta 
ete dans les conditions qu’il decrit, ne reprochez pas a la victime, 
mais aux bourreaux, de dcmoraliscr Tarincc. En quoi Ic fait dc 
demander justice contre eux menace-t-il TEtat, offense-t-il la 
nation ? Et qui pourrait douter de ce que rapporte cet ami de 
Maurice Audin ? Les temoins surgiraient de partout, si I’affaire 
etait plaidee. M. Robert Lacoste d’ailleurs, s’il n’avoue pas, ne 
nic ricn. En vcrite, il plaidc coupablc :« L’examcn medical duplai- 
gnant, a-t-il declare hier a la Chambre, reveie divers erythemes 
sur les doigts et le poignet gauche et trois petites cicatrices. » 
Mais les tortionnaires peuvent dormir tranquilles. Les praticiens 
n’ont, parait-il, aucune idee sur la nature et sur les origines de ces 
traces suspectcs. Les praticiens. Il cn est dc plusieurs sortcs. J’cn 
ai entendu un, de mes oreilles, excuser ce sous-officier dont le cas 
nous etait soumis, etqui avaittueun civil indocbinois d’un coup 
de pied dans le ventre : « Les rates en Indochine sont fragiles et 
eclatent facilement.» Moliere lui-meme n’aurait rienpu tirer de 
ce mot-la pour nous faire rire. 

Il reste que la torture qui ne laisse pas de trace demeure une 
des conquetes de la technique policiere qui aujourd’hui assure 
mieux le repos des experts et des juges. Voici pourtant Taveu 
dc M. Robert Lacoste a peine dcguisc ;«.Te dis qu’on nc saurait 
confondre certaines erreurs avec notre peuple. Mais j’ajoute 
qu’il n’appartient pas a n’importe qui de nous faire la morale...» 

Certaines erreurs ! Qu’un euphemisme peut done etre ignoble ! 
Bien sur vos crimes sont, dans I’ordre politique, des erreurs, et 


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Paroles de ioriures 


ce n’est pas assez dire, des betises insigties. Mais ils restent des 
crimes, qui atteignent, a travers ceux qui les commettent, le corps 
d’elite dont ils portent I’uniforme, et a travers Tarmec, nous- 
memes, notre peuple, monsieur Lacoste, dont vous etes I’elu. 
Ce que vous appelez « certaines erreurs » sont done bien le fait 
de ce peuple, agissez en son nom; vous en etes rincamation en 
Algerie au point que sans vous, aucun gouvemement ne pourrait 
subsister et que vous ne sauriez etre deplace sans que le systeme 
croule. Vous en demeurez la clef de voute. J’ose ecrire ici cette 
verite qui ressemble a un blaspheme : « En Algerie, monsieur 
Lacoste, vous etes la France. » La France, e’est vous. Helas ! 

Francois Malriac 


1958, FRANgois Mauriac, Z 

Tout ce qui a ete denonce regoit ici, d’une des victimes, un 
temoignage sobre, qui a le ton neutre de FHistoire... Quel coup 
vous avez porte a FArmee, vous quipretendez la defendre centre 
nous!... Comment sepeut-il que le livre d’Henri Alleg n*ait pas 
suscite chez tous les Frangais, cliretiens ou humanistes, la meine 
stupe ur, la meme horreur ? Je me retiens de demander a mes 
amis, a ceux de mes confreres qui tiennent une plume, qui dispo- 
sent d’une tribune:« Avez-vous UiLa Question d’Henri Alleg ? » 
J’aime mieux supposer quTls ne Font pas lu, et les faire benefi- 
cier de ce doute. 

Frangois Mauriac 


28 MARS 1958, Kiiettar M’Hamed 

Tandis qu ’en 1958 les temoignages de militaires denongant 
la torture en Algerie se rarefient, en metfvpole les Algeriens 
font part des mauvais traitements dont ils sont victimes de la 
part des forces de I ’ordre. 


Fresnes, le 28 mars 1958 
A Monsieur le Juge d’instruction Batigne 
Monsieur, 

Je viens tres respectueusement vous mettre au courant des 
conditions dans lesquelles j’ai ete arrete le 11 mars ecoule, a 
21 h. 


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Parolas Je iortures 


Premiereinent, au 18 rue MabiUon (vF); de la on m’a einmene 
dans unposte de police egalement situe dans le VF. Jusque-la, cela 
s’est bien passe, mais vers 23 h, on m’a transfere au siege de la 
PJ de la porte de la Villette. Alors la, je tiens a porter a votre 
connaissance tout ce que les policiers de la-bas m’ont fait subir: 
le matin, a 6 heures, j ’ai ete conduit chez moi, et au retour, j ’ai 
passe au Principal Une fois qu’ils se sont mis d’accord, les poli¬ 
ciers m’ont deshabille et ont fait tout ce qui etait en leur pouvoir: 
ils ont commence par m’administrer des coups de poing un peu 
partout, et sans faire attention, et puis apr^s, ils m’ont cssayc une 
bouteille, une canette de biere, au derriere. 

Quand ils ont compris que cela ne suffisait pas, ils ont pris un 
appareil photograhique, et ont pris des poses de moi, comme 
cela, nu, aplusieurs reprises. 

Apr^s, et malgre une fraiche operation que j’avais au ventre 
et dont je me plaignais, les policiers m’ont repondu : « Creve, si 
tu veux, nous on s’en fout! » 

Alors, Monsieur le Juge, je vous laisse le soin de prendre cette 
affaire en consideration. 

Avec tous mes respects, recevez, Monsieur le Juge, mes salu¬ 
tations distinguees. 

Khettar M’Hamkij, detenu a la prison de fresnes 

Hafid Kbr,AMANE, La pacification. Livre noir de six annees de guetre en 

Algerie^ La Cite Editeur, Lausanne, 1960 


4 JuiN 1958, Dist:oLRS du general de Gaulle a Alger 

La France etant devenue ingouvernahle, parce que malade de 
sa guerre d'Algerie, la /P Republique se mourant d’impe- 
ritie et de paralysie, Charles de Gaulle revient au pouvoir, 
plus de dix ans apres sa demission en 1946. Trois jours apres 
avoir ete nomme president du Conseil, il est a Alger pour y 

r 

manifester la restauration du pouvoir de I'Etat. II lui faut 
gagner du temps, calmer le jeu avant le referendum quiportera 
sur la nouvelle Constitution et sur I 'evolution des colonies. Des 
divers discours qu 'il pmnonce au cours de ce voyage, seal 
celui qu 'il prononce, en uniforme, au halcon du gouverne- 
ment general d 'Alger, a ete redige a I 'avance. Ses mots d 'apai- 
sement, qui reconfortent un millions de Frangais d'Algerie, vont 


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Paroles de ioriures 


faire naitre en eux de faux espoirs. Chacun comprend son « 
je vous ai compris » d sa maniere, les Frangais d'Alghie 
comme les 8,5 millions « d 'autochtones ». Les propos de de 
Gatdle sontpourtant bel et bien decolonisateurs etnes ’em- 
barrassent pas de nuances lorsqu 'it rappelle « qu 'il faut 
donner les moyens de vivre d ceux qui ne les avaient pas. » 
L 'homme du 18juin J940 est depuis bien longtemps convaincu 
de la necessite de / 'autodeterinination en Algerie. 

Je vous ai compris! 

Je sais ce qui s’est passe ici. Je vois ce que vous avez voiilu 
faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algerie, c’est 
celle de la renovation et de la firatemite. 

Je dis la renovation a tous egards. Mais tres justement vous avez 
voulu que celle-ci commence par le commencement, c’est-a-dire 
par nos institutions, ct c’cstpourquoi me voila. Etjcdislafrater- 
nite parce que vous offrez ce spectacle magnifique d’hommes 
qui, d’un bout a I’autre, quelles que soient leurs communautes, 
communient dans la meme ardeur et se tiennent par la main. 

Eh bien ! Dc tout ccla, jc prcnds acte au nom dc la France ct 
je declare, qu’a partir d’aujourd’hui, la France considere que, 
dans toute FAlgerie, il n*y a qu’une seule categorie d’habitants; 
il n’y a que des Frangais a part entiere, des Fran 9 ais a part entiere, 
avec les memes droits et les memes devoirs. 

Cela signifie qu’il faut ouvrir des voies qui, jusqu’a present, 
etaient fermees devant beaucoup. 

Cela signifie qu’il faut donner les moyens de vivre a ceux 
qui ne les avaient pas. 

Cela signifie qu’il taut reconnaitre la dignite de ceux a qui on 
la contestait. 

Cela veut dire qui’il faut assurer une patrie a ceux qui pouvaient 
douter d’en avoir une. 

L’armee, I’aimee fran^aise, coherente, ardente, disciplinee, 


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Parolas Je iortures 


SOUS les ordres de ses chefs, I’amiee eprouvee en taut de circoiis- 
tances et qui n’en a pas raoins accompli ici une oeuvre magnifique 
de comprehension et de pacification, rarmee fran^aise a etc sur 
cette terre le ferment, le temoin, et elle est le garant, du mouve- 
ment qui s’y est developpe. 

Elle a su endiguer le torrent pour en capter I’energie. Je lui rends 
hommage. Je lui exprime ma confiance. Je compte sur elle pour 
aujourd’hui et pour demain. 

Fran^ais a part entiere, dans un seul et meme college! Nous 
allons le montrer, pas plus tard que dans trois mois, dans I’occa- 
sion solennelle ou tous les Fran 9 ais, y compris les 10 millions de 
Frangais d’Algerie, auront a decider de leur propre destin. 

Pour ces 10 millions de Fran 9 ais, leurs suffrages compteront 
autant que les suffrages de tous les autres. 

Ils auront a designer, a elire, je le repete, en un seul college leurs 
representants pour les pouvoirs publics, comme le feront tous 
Ics autres Frangais. 

Avec ces representants elus, nous verrons comment faire le 
reste. 

All! Puissent-ils participer en masse a cette immense demons¬ 
tration tous ceux de vos villes, de vos douars, de vos plaines, de 
VOS djcbels! Puissent-ils meme y participer ceux qui, par dcsespoir, 
ont cm devoir mener sur ce sol un combat dont je reconnais, moi, 
qu’il est courageux - car le courage ne manque pas sur la terre 
d’Algerie qu’il est courageux mais qu’il n’en est pas moins cmel 
et fratricide! 

Oui, moi, de Gaulle, a ceux-la, j’ouvre les portes de la recon¬ 
ciliation. 

Jamais plus qu’ici et jamais plus que ce soir, je n’ai compris 
combien e’est beau, combien e’est grand, combien e’est g6n6reux, 
la France! 

Vive la Republique I 

Vive la France ! 

General de Gaulle 


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Paroles de ioriures 


1957-1958, LA« BLEUITE » 

Le terme « hleuite » designe une operation de manipulation 
et d ’intoxication montee par les services secrets frangais 
pendant la ^erre d/Algerie, apartir de 1957-1958. Lorsqu His 
arretent certains membres du FLN, Us parviennentparfois d 
les compromettre et d les pieger apres les avoir tortures. Les 
« retournes » rejoignent alors leurs tortionaires habilles en 
bleus de chauffe. Le capitaine Leger et les services secrets fran¬ 
gais font croire au FLN d I 'existence d 'un vaste « complot 
bleu »: Us dressentdes Ustes depretendus coUaborateurs de 
Varmee frangaise et les font parvenir jusqu’aux chefs des 
combattants de I’Armee de liberation nationale (ALN) pour 
y susciter des purges internes. Cette operation d’intoxication 
est d I ’origine d ’une campagne de purges devastatrices dans 
toutes les wilayas (regions militaires de I ’Armee de liberation 
nationale). Prise en mains essentiellementpar le colonel 
Amirouche dans la Wilaya Ill, cette epuration sanguinaire 
cause plus depertes d I ALN et au FLNque les combats eux- 
memes, soit entre 2 000 et 6 000 marts. L ’adjoint du colonel 
Amirouche, Hacene Mahyouze, surnomme Hacene la torture, 
torture et assassine Tadjer Zohra, dite Roza, une jeune Kahyle 
militante du FLN, qui n 'avail pourtant trahi personne. Les 
purges et les methodespreconisees par le colonel Amirouche 
sont dignes de la terreur stalinienne; il instaure le re^\e de 
la suspicion, de la delation etde la terreur. A sesyeux, les trai- 
tres ne peuvent qu 'etre despersonnes instruites, inteilectuels, 
etudiants, collegiens, medecins et enseignants. On retrouva 
d la wilaya III du materiel de torture: outre les methodes de 
« I’helicoptere », la baignoire, de la flagellation, de la 
pendaison par les pieds, des coups de pieds et de poings, on 
y pratiquait diverses exactions particulierement cruelles. 
Amirouche n ’hesite pas d dire : « En tuant les deux tiers des 
Algeriens, ce serait un beau resultat si I 'on savait que I 'autre 
tiers vivrait libre ». Parmi les victimes de la purge dans la 
wilaya HI, figurentplusieurs dizaines d ’officiers hautgrades, 
des medecins-chefs, des pharmaciens, des etudiants, des 
cadres de I’Union generale des travailleurs algeriens, des 
lyceens, des enseignants, des techniciens radio, un jeune 
metteur en scene... 


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Parolas Je iortures 


ETE 1958, TEMOIGNAGE DE DJOUDI ATTOUMI 

Djoudi Attoumi rejoint les rangs de / ALN d I ’age de 17 ans. 
11 a 20 ans en 1958.11 livre id le temoignage d’un combattant 
algerien sur la bleuUe. 

I] y a eu la guerre psych ologique, le capitaine Leger et la fameuse 
bleuite. Le 2 aout 1958, Amirouche a reuni tous les officiers de la 
Wilaya III pour leur tenir ce langage;«II vous appartient de decider 
de la conduite a tenir, parce que je ne veux pas etre consid^^ demain 
comme un criminel de guerre devant I’histoire. U faut prendre une 
decision ensemble. » Un vent de panique a souffle sur nos tetes et 
chacun soupqoimait son voisin. La Revolution etait reellement en 
danger. Sans doute des depassements ont ete commis. On areproche 
a Amirouche d’avoir liquide des etudiants et des lyceens et des 
intellectuels, alors quej’ai publie la liste des lyceens et etudiants de 
Tizi Ouzou (55), dc Bcjaia, cn ajoutant les 20 lyceens du lycee 
Albertini de Setif. Aucun n’a ete tue dans la bleuite. II y avait 10 jeunes 
qui avaient fui TORTF en 1958 pour rejoindre T ALN. Us ont ete aussi 
arretes. II n’y a que deux qui ont survecu, Youcef Saliraoui, direc- 
teur photo, et Mohamed Quid Moussa, technicien... En ce qui 
conceme Ic chiffle, il ne depasse pas 400. Sur Ic corps d’Amirouche, 
on a retrouve ime liste de 540 elements impliques dans la bleuite. 
II faut retrancherune centaine, liberes en septembre 1958 lors de la 
proclamation du GPRA, et une autre centaine quMl avait laissee 
dans la region de Beni Ksila et que Mira avail liberes. Ce qui est sur, 
e’est que e’est un bicn triste episode. [...] 

Je m’interrogeais a quoi pouvaient penser les malheureuses 
victimes au moment de leur execution. Ce sent des gens qui sont 
venus pour laplupart spontanement combattrepourfindependance 
de leur pays, se sacrifier pour leur ideal et mourir pour la bonne 
cause, mais sous les balles des soldats frau^ais. Malheureusement, 
ils finirent egorges ou executes de la main de leurs freres... Quelle 
ingratitude, quelle tblie que de voir son propre camarade, compa- 
gnon de tant de souffrances, subir des supplices et etre execute de 
la main mcme d’un autre camarade! T1 cst des moments ou rhomme 
devient pire qu’un animal, plus sauvage que le loup et plus avide 
de sang qu*un fauve. 

Djoudi Attoumi 

Chroniques des annees de guerre dans la Wilaya. Ill, Editions Rym, 2009 


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Paroles de ioriures 


9 JUILLET 1958, LETTRE DU COLONEL AMIROUCHE 
AUX PARENTS DU LIEUTENANT DUBOS 

L’armeefrangaise mine en 1958 des operations de destabi¬ 
lisation des maquis de I ’ALN. Le lieutenant Olivier Dubos, age 
de 35 ans, est capture le 4 fevrier 1958 avec dix-sept de ses 
soldats lors de la prise d'assaut par I ALN du poste d'FA 
Horane, dans la region deMsila. Apres I ’echec d’une tenta¬ 
tive d'echange deprisonniers (notammentDjamila Bojihired), 
et par mesure de represailles apres I ’execution d’un off icier 
du mime rangde I ’ALN, le colonel Amirouche, commandant 
en chefde la Willaya III, faitfusilier le lieutenant Dubos pres 
de Bougie le 9 juillet 1958.11 s ’agit, pour I ALN, de frapper 
Vennemi etmaintenir le moral de ses tmupes, mais aussi de 
reveler a Vopinion intemationale que I’armee frangaise a 
execute sans Jugement un officier de I’ALN, enfin de rendre 
Varmeefrangaise coupahle de la mort d’un de ses hommes. 
Amirouche ecrit alors aux parents du jeune lieutenant pour 
leur a?inoncer I ’execution de leurfils, notamment pour contre- 
dire la propagande frangaise qui designait les hommes de 
I’ALN comme des terroristes sanguinaires. 

Cet evenement a un grand retentissement dans I ’opinion fran¬ 
gaise de metropole, pas encore touchee par le conflit arme, 
quiprend alors conscience de la durete de la guerre. 

AuxArmees, 9 juillet 1958 
Lc colonel Amirouche, commandant 
en chef de la wilaya 111 ALN 
a 

Madame et Monsieur Dubos, 

63 boul. des Invalides, 

Paris vij= 

Madame, Monsieur, 

Nous avons le regret de vous annoncer la mort de votre fils, 
execute ce jour par nos troupes, en represailles a I’assassinat 
d’un de nos officiers par Tarmce frangaise. 

Croyez bien que cette execution n’est pas un geste de 
vengeance ou de rage sterile, mais nous a ete dictee par le compor- 
tement inhumain de vos soldats a I’egard de nos combattants 
reguliers fails prisonniers au combat et en dernier lieu a regard 


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Parolas Je iortures 


de notre officier Salhi Hocine, lieutenant de I’ALN. 

Du 4 fevrier 1958, date de sa capture, votre fils a ete humai- 
nement traite par nos troupes et Tautorisation de vous ccrire lui 
a ete accordee a maintes reprises. Nous esperons que ses lettres 
vous sont parvenues... 

Colonel Amirouche 
Said Sadi, Amirouche: une vie, deia marts, un testament: 

une histoire atgerienne, L’HaimaUan, 2010 

3 AOUT 1958, MBSSAGB DU CXILONBL AmIROUUHB AUX CHEFS 

DBS WILAYAS 

J’ai decouvert des complots dans ma zone, mais il y a des 
ramifications dans toutes les wilayas, II faut prendre des mesures 
et vous amputer de tons ces membres gangrenes, sans quoi, nous 
creverons ! J’ai Ie devoir de vous informer en priant Dieu pour 
que ce message vous parvienne a temps, de la decouverte en 
notre wilaya d’un vaste complot ourdi depuis des longs mois par 
les services fran 9 ais centre la revolution algerienne. Grace a 
Dieu, tout danger est maintenant ecarte, car nous avons agi tres 
rapidement et energiquement. Des les premiers indices, des 
mesures draconiennes etaient prises en mcme temps : arret du 
recrutement et controle des personnes deja recrutees, arrestation 
des goumiers et soldats « ayant deserte », arrestation de tous les 
djounoud (soldats) originaires d’Alger, arrestation de tous les 
suspects, de toutes les personnes denoncees de quelque grade 
qu’clles soient et interrogatoirc dnergique de ceux dont la situation 
ne paraissait pas tres reguliere, le reseau tisse dans notre wilaya 
vient d’etre pratiquement mis hors d’etat de nuire apres une 
enquete d’autant plus ardue que ses chefs etaient en apparence au- 
dessus de tout soupgon. 

Colonel Amirouche 

Andre-Roger Voisin, Intox et coups fourres pendant la guerre d’Algerie, 

£;ditions Cheminements, 2008, p. 48 


24 AOUT 1958, LETTRn DU SOUS-LIEUTENANT L. A MONSIEUR 
LE DIRECTEUR DU JOURNAL LE MONDE 

Le sous-lieutenant L. est indigtie par I 'execution du lieute- 


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Paroles de ioriures 


nant Dubos sur I ’ordre du colonel Amirouche et reagit un 
mois et demi plus tard en ecrivant au Monde. II reconnait 
toutefois un meme deferlement defolie dans les deux camps, 
qui s’affrontent au sein d'une guerre sans nom qui luifait 
horreuK 

L’exemple du lieutenant Dubos, fusille demierement, montre 
combien il est preferable de mourir au combat (car il est diffici- 
lement croyable qu’il n’y ait eu qu’une execution) et prouve la 
liaine du FLN pour les Fran^ais. Et les egorgements quotidiens ? 

De notre cote, peut-on dire que notre « pacification » soit 
exempte de haine ? T1 n’est pas possible de le pretendre quand on 
a vu les cadavres de certains suspects battus, noyes a petits coups 
ou pendus par les testicules a une poutre du plafond. On me dit: 
«Il salt quelque chose et ne veut pas parler. » 

Imaginez quelle est ma peine quand j ’entends certains appeles 
fairc des plaisantcrics sur ccs scenes de torture et quels sont mes 
remords quand e’est ma section qui a arrete I’individu. Jusqu’ou 
doit aller le devoir ? Est-ce notre role ? 

Les femmes viendront quelquefois prendre des nouvelles de 
leurmari. Lamajorite d’entre elles comprennentpourtant, quand 
la troupe vient le chcrchcr, qutil va mourir. 

11 est difficile de regarder cela avec un ceil froid. Beaucoup y 
arrivent. 

Je ne voulais pas croire a cette guerre-la. 

Je la decouvre dans toute son horreur... 

Sous-lieutenant L. 


AOUT 1958, LETTRE OUVERTE DU COLONEL AMIROUCHE 
AU COLONEL GODARD 

Le colonel Yves Godard (1911-1975), grandcombaUant de la 
Seconde Guerre mondiale (notamment au sein des FFl au 
maquis des GUeres et a la tete du 27^ BCA dans les maquis 
Savoyards)puls de la guerre d’Jndochine, est le commandant 
de la region Alger-Sahel pendant la bataille d ’Alger et dirige 
les operationsparachutistes dans la casbah d’Alger. En 1958, 
le general Salan lui con fie la direction de la surete en Algerie. 
Cette direction regroupe les foives de police, les antennes de 


224 



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Parolas Je iortures 


renseignements et les Dispositifs operationnels de protection 
(DOP), veritables centres de torture institutionnalises ou 
ceuvrent ensemble militaires, gendarmes etpoliciers. 

Le colonel Godard participera au putsch des generaux en 
.1961 ; apres son echec, it entrera dans la clandesUnite et 
deviendra un desprincipaux responsables de I ’OAS en Algerie. 
Condamne d la peine de mart par la Cour de surete de I 'Rtat, 
il sera amnistie en 1968. 

An lieu d’aller combattre loyalement les vrais moudjahi- 
dins, vous, Godard, qui pretendez etre offieier ... vous avez 
prefere travailler dans Tombre ... vous avez renie votre metier 
de combattant pour embrasser la profession de flic ... Oui, 
colonel Godard, vous etiez ne, eleve et grandi dans I’amour 
patriotique d’une nation civilisee et meme civilisatrice, vous 
etiez destine a jouer un role toujours grandissant dans I’armee 
en exposant votre vie, vos poitrines aux balles des Allemands, 
ou de toute autre nation, egale tout au raoins a la votre, qui vous 
declarerait la guerre. Jusqu^au jour ou vous avez rejoint Tarmee 
colonialiste, je n’ai rien a vous reprocher etant donne votre zele 
et votre amour pour votre pays en le servant dans I’honneur et 
la gloire, et par tons les moyens approprics ... Vous vencz de 
ravaler votre hoimeur a celui d’un simple mouchard au service 
d*une poignee de colonialistes. Ce travail serait a Phonneur si 
c’etait en France, dans votre propre pays, que vous ayez accepte 
de nettoyer votre nation d’elements tels que la V® Colonne, 
avant la guerre de 1940. Les dirigcants de la DSP et de ses 
subdivisions en France peuvent etre demain des grands chefs 
respectes, honores et glorifies, car ils collaborent a la grandeur 
de leur nation. Mais vous, colonel Godard, que venez-vous faire 
dans cette galerie « d ’ultras rebelles» a votre patrie meme ? Vous 
qui etcs n6 et 61ev6 dans les principcs de la revolution dc 1789, 
vous souillez Phonneur d’une carriere deja belle. 

Colonel Amirouche 

cite par Claude P/ULLAT, Dossier secret de VAlgerie - H mai 1958 /28 
avril J96U Pans, Presses de la Cite, 1961, p. 101 


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Paroles de ioriures 


4 SEPTEMBRE 1958, LETTRE DE JEANNETTE PRIN A MONSIEUR 
LE DIRECTEUR DU JOURNAL LE MONDE 

JeannettePrin (1907-1970), deputee communiste du Pas-de- 
Calais de 1951 a 1958, denonce des 1955 les actions repres- 
sives de I ’armee en Alghie. Le 26 novembre 1957, d I 'occasion 
de la discussion duproJet de hi sur les institutions en Algene, 
elle souligne « I 'aggravation de la misere des travaiileurs 
due d lapoursuite de la guerre » et se fait / 'echo des «protes¬ 
tations de nomhreux soldats ay ant send enAlgerie ». Elle est 
membre de la Commission de la Defense nationale. Soucieuse 
de defendre les travaiileurs algeriens, elle denonce le 27 
fevrier 1958 «I 'horreur et I 'injustice de la guerre d'Algerie 
et le temoignage de nombreux officiers et soldats relatifs aux 
tortures [quiysont] exercees ». En particulier, elle prend la 
defense d'un jeune soldat condamnepour avoir « refuse de 
combattre le peuple algerien » ; ses propos en seance lui 
valent un rappel d I'ordre le memejour. 

Battue aux elections legislatives en 1958, elle siegera de 
nouveau d I’Assemblee nationale de 1962 d 1967. 

Assemble nationale 
Paris le 4 septembre 1958 


a Messieurs les membres 

de la Commission de la Defense nationale 

Messieurs et ehers collcgucs, 

J ’ai ete amenee, le 3 septembre, a faire line demarche pressante 
aupres de M. le ministre de la Defense nationale. 

La securite et la vie d’un jeune soldat du Pas-de-Calais sont 
en effet menacees. 

Le soldat Paul Lefcbvre du 3-94= RI cantonne h Chdmora, 
qui a servi 11 mois enAlgerie, vient d’adresser une lettre au 
president de la Republique. 

Dans cette lettre, il explique avoir vu se dwouler de nombreuses 
scenes de torture. T1 cite des faits precis, donnant les dates et les 
lieux ou se deroulerent ces actes atroces. 11 donne le nom des 
coupables. 

II relate tout particuliCTement comment furent executes de 
sang-froid, le 24 juillet dernier, a une vingtaine de kilometres de 


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Parolas Je iortures 


Chemora, 31 Algeriens arretes daiis une fenne. 

Le soldat Paul Lefebvre devant ce terrible et douloureux cas 
de conscience ecrit a monsieur le president de la Republique : 
« Puis-je continuer, apres avoir serre dans mes bras ma maman, 
mes sceurs, ma fiancee, d’etre a nouveau le temoin passif et 
complice de ces scenes odieuses qui marquent a tout jamais mes 
pensees ? » 

Je suis intervenue aupres de M. le ministre de la Defense 
nationale pour lui demander de prendre toutes mesures en vue d’as- 
surer la securite de ce soldat qui, sa permission terminee, s’est 
rendu au centre de recnitement de Valenciennes. 

Avec le climat qui est actuellement en Algeria, la vie de ce 
soldat est menacee, car il est un temoin genant. D’autant plus 
qu’il fut deja, alors qu’il etait en Algerie, I’objet de menaces de 
mort caracterisees et proferees par le chef de detachement de 
transit de Telemgra a Kenchela. Un sous-lieutenant qui fut son chef 
direct en Algeria en portc tcmoignage. T1 faut cmpcchcr le retour 
de Paul Lefebvre en Algerie ou sa vie se trouve directement en 
danger. 

La maman de Paul Lefebvre vient de saisir la justice et de 
deposer plainle pour menaces de mori. 

Jc suis persuadce quc cctte douloureuse affaire rctiendra toutc 
votre attention. 

Veuillez agreer, Monsieur et cher collegue, I’expression de 
mes meilleuTS sentiments. 

Mme Jeannette Prin, depute du Pas-dc-Calais, me mb re 
de la Commission de la Defense nationale 

Post-scriptum :jevous joins la lettre que ce soldat a adressee 
a M. le president de la Republique. 


AotT 1958, LETTRE DE PAUL LEFEBVRE AU PRESIDENT DE LA 
Republique, transmise par Jeannette Prin A monsieur 
LE DIRECTEUR du JOURNAL LE MONDE 


Aout 1958 

Le soldat Lefebvre Paul du 3-94® RI cantonne a Chemora 
A Monsieur Rene Coty, President de la Republique, Paris 
M. le president de la Republique, 


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Paroles de ioriures 


Je suis actuellementpemiissioimaire apres avoir servi 11 mois 
en Algerie. 

C’est apres un long et douloureux examen de eonsciencc que 
je m’adresse a votre persoime, au chef de I’Etat et des armees fran- 
gaises. 

Le 4 septembre 1957, j’etais incorpore directenient en Algerie 
au centre d’instruction de Telergnia (7® tirailleurs). 

Je fus, apres quatre mois de classes, affecte a la quatrieme 
compagnie du 3-94® RI (apres avoir effectue entre-temps un 
stage radio), en operation dans le Sud Constantino is. 

Conune bon nombre de soldats, j’ai, durant six mois, vecu un 
affreux cauchemar, qui ne devait se suspendre que pendant ma 
pemiission et qui est toujours vivant dans mon esprit. 

Je ne peux rester un temoin silencieux du drame que j ’ ai vecu. 
Je considere qu’il est de mon devoir de jeune Fran^ais, 6pris de 
F amour de mon pays, de ses traditions de liberte et de justice, de 
dire la verite. 

Des mon arrivee dans le Sud constantinois, j’ai participe a 
bon nombre d’operations. J’ai vu de mes propres yeux des dizaines 
d’Algeriens, des jeunes de mon age, toinber sous les balles. J’ai 
vu torturer des centaines d’hommes, parfois encore des gamins 
et mcmc des femmes. J’ai encore dans mes orcilles les hurlc- 
ments de douleur qu’ils poussaient. 

M. le President, j ’ai appiis sur les bancs de I’ecole a aimer mon 
pays, son drapeau, son armee au service des causes les plus 
justes, les plus genereuses. 

Comment vous expliquer mon ctat d’cspiit en voyant les offi- 
ciers se transformer en tortionnaires : j e veux parler du capitaine 
T., commandant de la quatrieme compagnie, et du sous-lieute- 
nant M., chef de la deuxieme section. 

Je les ai vus pratiquer la torture sur des dizaines de musulmans. 
Dans les locaux dc I’infinncrie, apres leur avoir arrachd leurs vetc- 
ments et les avoir asperges d’eau, ils branchaient sur leurs diffe- 
rentes parties du corps les electrodes d’une puissante magneto. 
Apres des heures d’un pareil calvaire, les supplicies etaient 
ramcnes a la vie par unc piqure dc camphre, pendus par les 
pouces a I’aide de cables. 11s etaient flagelles et sortaient le corps 
convert de plaies pour mourir quelques instants plus tard ou etre 
Iroidement abattus. Nombreux etaient les soldats de ma compa¬ 
gnie a reprouver ces actes barbares. J’ai vu ces scenes de torture. 


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Parolas Je iortures 


les combats, les operations se developper ces demiers mois. En 
juin el en juillet, sans repit, chaque jour nous etions en opera¬ 
tion, rccherchant systematiquement Taccrochage, feisant la guerre 
a outrance. 

Ainsi le 24 juillet dernier, trois jours avant mon depart en 
permission, j’ai du assister les poings serres a une scene atroce: 
31 Algeriens avaient ete arretes dans une ferme situee a une ving- 
taine de kilometres du village de Chemora. 11s furent apres inter- 
rogatoire divises en petits groupes pour etre massacres en differents 
endroits sur les ordres et sur Texemple du capitaine T. Ils furent 
enterres dans le terrain de football transforme en veritable char- 
nier. 

Je pourrais allonger encore par d’autres exemples cette liste 
si douloureuse. 

Que devais-je faire, Monsieur le President ? Souvent je me suis 
pose cette question et je sais qu’elle se pose aussi a Tesprit de 
millicrs dc soldats, de sous-officicrs ct officicrs. 

Devrais-je m’adresser a mon chef direct, le capitaine T. ? 

Pour vous montrer comment sont brides les soldats opposes 
a cette guerre affreuse, je voudrais vous citer mon exemple 
personnel. 

Dcja, lors de mon instruetion, apres avoir exprime le souhait 
de voir le peuple algerien libre et independant, dans la paix et 
Tamitie avec la France, j*ai ete battu par un sous-officier, le 
sergent-chef H. Plus terrible encore, je sais que ce dernier avait 
regu des instructions pour m’abattre. 

Ma permission se tenninc. Depuis le quatre aout ou jc suis 
revenu en France, je me pose avec angoisse cette question: dois- 
je retoumer, dois-je accepter de laisser faire sans rien dire ? 

Puis-je continuer, apres avoir serre dans mes bras ma maman, 
mes soeurs, ma fiancee, d’etre a nouveau le temoin passif et 
complice de ces scenes odieuses qui marquent a tout jamais mes 
pensees ? 

Pendant 11 mois,j’aiporteFunifomie denotrearmeej’aime 
ma patrie et la Republique. Je veux continuer a les servir, mais 
je veux le faire dans Thonneur. 

C’est pourquoi je me presenterai incessamment a mon centre 
de recrutement, celui de Valenciennes. 

Vous comprendrez, M. le President, qu’il m’est desormais 
impossible de rejoindre f Algerie apres avoir libere ma conscience. 


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Paroles de ioriures 


II serait facile pour des homines conune le capitaine T. de faire 
disparaitre un des temoins vivants de leurs crimes. 

Dois-je evoquer la tragique disparition dc Maurice Audin ? 

En agissant ainsi, j’ai conscience de bien servir mon pays, 
de defendre I’honneur de notre armee, et de preserver I’amitie 
entre le peuple algerien et le peuple fran 9 ais. 

Recevez, Monsieur le President de la Republique, 1’expres¬ 
sion de mon profond respect. 

Paul LEFtBVRE 


3 SRPTRMBRH 1958, LRTTRR OR BOUZIANR HOCIMR 
AU PRESIDENT DU TrIBL'NAL MILITAIRE 

A partir de 1958, alors que la guetre s’enlise en Algerie, le 
gouvernementpermet d la police des interpellations d gf'ande 
echelle d Paris. Leprefet de Police de Paris, Maurice Papon, 
repond aux attentats perpetres en Algerie par des rafles de 
Franqais musulmans d Algerie. Les suspects soni inierpelles, 
parfois tortures, arretes sur simple decision administrative, 
au Centre dlidentification de Vincennes ou au palais des 
Sports. Bouziane Hocine est un de ces Algeriens arretes et 
maltraites a Paris. 


Fresnes, le 3 septembre 1958 
Monsieur le President du Tribunal militaire, 

J’ai Thonneur dc vous informer que j’ai depose une plainte 
aupres de Monsieur le Juge d’instruction pour les tortures et la 
sequestration abusive dont j’ai ete I’objet de la part de lapolice. 
Je vous avise qu’un rapport identique a ete adresse ce jour meme 
a Monsieur le Juge d ’instruction du parquet militaire, cabinet 5, 
Caserne dc Reuilly - Paris (12'’). 

J’ai ete arrete au Chateau de Vincennes a 3 h du matin le lundi 
25 aout 1958. Je me trouvais dans un taxi stopp^ par la police au 
cours d’une rafle. Au cours de mon interrogatoire, au commis¬ 
sariat du Chateau de Vincennes, j’ai ete battupar trois agents en 
tenue. J’aireguplusieurs coups au visage, ainsi que dans la region 
abdominale et thoracique. J’ai ete transfere dans differents 
commissariats et remis en fm de compte, aux inspecteurs de la 
prefecture de la Seine. J’ai subi, dans les locaux de cette prefec- 


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Parolas Je iortures 


ture, de violents iiiterrogatoires diriges par 6 ou 7 policiers, qui 
exxgeaient des aveux sur les attentats commis la veille. Ces 
dcmiers ont fait usage de tous les moyens disponibles, e’est-a-dire: 
coups de pied, de poing, etranglements, torsion des membres, 
etc. Ces « seances » se sont poursuivies aune demi-heure dMn- 
tervalle chacune pendant deux jours. 

Des la premiere seance, j’ai donne des signes de blessures 
graves, en rejetant du sang et, plus tard, des vomisseraents confir- 
maient une hemorragie interne. Les seuls soins accordes se resu- 
maient a du papier journal ofFert pour essuyer le sang. Je n’ai 
reconnu aucune participation aux incidents anterieurs. Apres, j ’ai 
ete interne, d’abordalaprison de Fresnes,puis extrait pour etre 
presente au magistrat instructeur, qui m’a signifie une inculpation. 
Ensuite, reintegre a Fresnes, ou j ’ai fait I’objet de mesures speciales 
de la part de la direction. 

J’ai passe un examen radioscopique dontj’ignore leresultat. 
Je n’ai cu que 9 cachets pour tout traitement. J’ai signalc aussi a 
M. le Juge que je souf&ais continuellement de vives douleurs a 
la poitrine et aux yeux ; je distingue maJ les objets et j’ai perdu 
une partie importante de la vue. Je me trouve dans Fimpossibi- 
lite de voir un medecin. J’ai deraande si c’etail possible de m’en- 
voyer un medccin Icgiste, pour qu’il puisse m’cxaminer et 
constaterles traces et les blessures que j’ai eues. 

Veuillez agreer,... 

Bouziane Hocine, prevenu a la Maison d’Arret de Fresnes 
cite par Hafid Ker.'SiMAKE, La pacifleation. Livre noir de six annees de 
guerre en Algerie, La Cite Editeur. Lausanne, 1960 


22 JANVIER 1959, TEMOIGNAGE D’UNE AlGERIENNE DE BONE, 
FEMME D’OFFICIER FR.4NCAIS, LE MONDE 

Les hostilUes s Hnlensifient en Algerie a partir de 1957,1 ’armee 
frangaise cherche d « pacifier »la ville en proie aux attentats 
terroristes et d demanteler le FLN, par tous les moyens: rafles, 
arrestations arhitf^aires de « suspects » d leur domicile, en 
dehors de toute legalite, interrogatoires dans des centres de 
deleniion et de torture... 

Mon pere, age de 67 ans, a ete apprehende par des militaires. Le 


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Paroles de ioriures 


lundi 10 septembre, aliblee, ne le voyant pas rentrer, je pars au 
Djebel A 18 h le couvre-feu me fait retoumer a la maison... Le 
lendemain avec la voiture vers la fcrme, je rencontre les ouvriers 
qui venaient m’aimoncer la nouvelle. Depuis ce moment-la je n’ai 
cesse dialler d’un bureau a un autre pour retrouver mon pere... II 
a fallu crier : « Je suis quand meme la femme d’un officier de 
Tarmee frangaise et je ne partirai pas sans avoir revu mon pere.» 

On m’envoie enfin a Tofficier du deuxieme bureau, qui tele¬ 
phone a M. lui disant en effet G.B. est ici. L’officier me promet 
de me I’emmener a la maison. Je repasse une seconde nuit, mais 
le lendemain, helas! 9 h 30 passees, personne. 

Je reprends du courage et refais tous les bureaux... Au dernier 
moment on me trouve Lexcuse: le gardien de prison ne se trouve 
pas la. Enfin, je remonte a la casbah, ou il a ete transporte et ou 
Ton me dit: « Votre pere est intransportable.» Je leur reponds: 
« Je m’y attendais de votre part; j ’ai la voiture, donnez-moi mon 
pere ; e’est tout ce que je vous dcmandc. » 

On sort papa dans une Jeep entouree de trois militaires qui se 
moquaient en nous le dormant. Avec moi se trouvaient C... et 
D... Nous avons pousse un seul cri quand on La vu dans cet etat, 
pauvre papa ! Les yeux gonfles et remplis de pus, les levres 
dcfonnccs, les oreillcs noircies par les coups, mcconnaissable [...]. 
Helas, les suites ont ete fatales. 

X 

cite par Patrick Kessel, Guerre d’Algeric, ecrits censures, saisis, 
rejiises 1956-1960-1961, L’Harmattan, 2002 


9 AVRTT. I 959, T.FTTRF, OF 35 PRFTRFS-OFFICTFRS A T.FURS 
EVEQUES, France Observateur 

Les Chretiens font beaucoup pour accelerer la prise de 
conscience de I 'opinion publique, noiammenf dans les revues 
Esprit ou Temoignage Chretien, alors tres influentes. Ici, des 
pritres, officiers servant en Algerie, ecrivent d leurs eveques 
pour denoncer les pratiques inhumaines employees par les 
forces de I 'ordrefrangaises, se refusantpour autant d delivrer 
un jugement sans nuances etsoulignant la crise de conscience 
de beaucoup d’qfficiers frangais. 


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Parolas Je iortures 


De la controntation de nos experiences, il ressort que, de fa 9 on 
a peu pres generale, dans la conduite de la guerre, sont employes 
des moyens que notre conscience reprouve. 

Les arrestations et detentions arbitraires sont nombreuses. Les 
interrogatoires sont menes de fagon trop habituelle, avec des 
moyens que nous devons qualifier de « tortures ». Les execu¬ 
tions sommaires de prisonniers civils et militaires, decidees par 
une autorite juridiquement incompetente, dissimulees le plus 
souvent en « tentatives de fuite », et couvertes par des rapports 
ofilciels ne sont pas I’exception. II n’est pas rare enfin, en cours 
d’operation, que des blesses soient acheves. II nous faut ajouter 
que ces pratiques sont repandues jusqu’au plus petit echelon de 
Torganisation militaire. 

A cet e^ose des faits, il nous faut ajouter les nuances suivantes. 

Dans certaines regions, les directives contraires a cet etat de 
choses ont ete donnees par I’autorite militaire. Meme si ces direc¬ 
tives nc sont pas ou sont mal appliquccs, il cst important dc Ic dire. 
A notre coimaissance, des sanctions ont ete prises contre certains 
responsables de cet etat de choses. 

Bien qu’ayant presente ces faits comme tres largement 
repandus, nous tenons a preciser que, dans certains cas, ils n’ont 
pas lieu. Ainsi dans des regions militairement ealmes. Dc meme, 
nous avons tous connu, meme dans des regions tres exposees, des 
officiers ou des hommes d’une droiture remarquable qui ont su 
creer autour d’eux un etat d’esprit contraire a ces pratiques. 

Enfin, notre situation actuelle d’officiers servant en Algerie nous 
pennet d’affirmcr que cct etat dc choses n’incombe pas ^ Eanncc 
seule, ni a Earmee d’abord. C’est ainsi, par exemple, que la non¬ 
reconnaissance de Tetat de belligerance et Eabsence quasi totale 
de structures judiciaires adaptees placent tres souvent les diffe- 
rentes autorites militaires devant Eimpossibilite pratique d’exe- 
cuter leur mission tout en restant dans la 16galit6 ou la moralit6. 

Inutile d’ajouter que cet etatde choses entraine dMnnombra- 
bles crises de conscience dont nous somines les temoins. 
Beaucoup, notamment parmi les officiers, sont conscients qu’ils 
sont ainsi victimes d’une situation inhumainc, qui les contraint 
a passer par-dessus les exigences de leur propre conscience. 


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Paroles de ioriures 


22 MAI 1959, LETTRE DE PaUL-ALBERT FEVRIER A SES 
PARENTS 

Paul-Albert Fevrier a 28 ans en 1959. Chartiste, archiviste 
paleographe, archeologue, ce futur professeur d*universite 
decouvre I ’Algerie d partir de 1959 comme soldat et comme 
archeologue. Ses lettres et ses cahiers constituent un temoi- 
gnage exceptionnel sur i ’engagement dun chretien revolte par 
la torture et par le racisme centre des prisonniers musidmans 
qu ’il considere comme ses freres. 

Ce qui me frappe, c’est que toutes les intentions humanitaires, 
toutes les decisions qui visent a proteger I’individu, a lui assurer 
le respect, sont a I’echelon inferieur bafouees, demeurent lettre 
morte. Et cela dans [tous] les cas. II est par exemple interdit de 
garder dans des CTT*‘ des suspects plus de trois mois. Qu’a cela 
nc tiennc, on les libere ct rcprend fictivement U'fetat paye 270 
jErancs par detenu. S’il mange pour 100 francs, c’est beau. Et 
ainsi de suite. Comment pourra-t-on arriver a pacifier ainsi et a 
changer I’etat d’esprit des civils musulmans ? 

Paul-Albert F£VRIER 

cite par .lean-Marie Guillon, Paul-Albert Fevrier, un historien dan.^ I 'Al- 
gene en guerre. Un engagement chretien, 1959-1962, Editions du Cerf, 

2006 


23 JUIN 1959, LE'ITRE DH PAUL-ALBERT FeVRIER 

A Michel Brun 

Quelle belle propagande pour le FLN ne faisons-nous pas! 
Les ennemis de la France, les traitres, ce ne sont pas ces chers 
intcllcctucls que I’on considere avee empressement comme 
communistes, ce ne sont pas ces cures rappeles qui protestent 
centre les tortures, ce sont ceux qui Ibumissent de si bons argu¬ 
ments aux rebelles. Et qui trahissent I’ideal de ceux qui sont 
morts a Dachau ou autres camps, qui renoncent a Fenseignement 
du Christ, ou qui se refusent a considerer I’ennemi comme un 
homme ou un frere. 

Cela, je te le dis, pour que tu saches ce qui se passe ici, pour 
que tu comprennes la difficulte d’une situation (que je ne regrette 


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Parolas Je iortures 


pas, car j’apprends beaucoup, et puisqu’il faut coimaitre tout le 
reel, et puisqu’il convient de ne point imaginer les evenements 
du passe ou du present d’une faqon par trap intellcetualiste). Pour 
que tu pries le Seigneur de me dormer la force. 

Paul-Albert Fevrier 

cite par Jean-Marie Gutleok", Paul-Albert Fevrier, un historien dans I'Al- 
gerie en guerre. Un engagement chretien, 1959-/962, Editions du Cerf, 

2006 


26 JUiN 1959, Jrromr Lindon 

La Gangrene parait aux EdUior}.s de Miniiit le 16juin 1959, Le 
livre rassemble sept temoignages de Frangais musulmans 
d'Algerie, victimes de tortures sur le sol de France metropo- 
litaine au cours de Vannee 19551, Les tlditions de Minuit ne 
cessent de publier de nombreux ouvrages denongant les 
methodes employees pendant la guerre d Algerie : un libelle 
de Me Jacques Verges et Georges Arnaud, Pour Djamila 
Bouhired, La Question d'Henri Alleg, LAJfaire Audi?!,., Leur 
directeur,Jerome Lindon (1925-2001) est inculpe a diverses 
reprises d'atteinte au moral de Varmee, d’incitation d la 
desobeissance, de diffamaUon de la police... 

La Gangrene fut mis en vente dans les Hbrairies le 18 juin. Le 
matin du 19, un speaker du postc privc Europe n° 1 faisait le 
premier une allusion a la sortie de cet ouvrage en signalant son 
importance. A 14 b, le m erne jour, le journal Le Monde lui consa- 
craitdeuxcolonnes, en premiere page. A 16h30, la police faisait 
saisir le livre aux Editions de Minuit et dans les principales librai- 
ries parisiennes. En dehors de La Question d’Henri Alleg, paru 
aux memes Editions de Minuit et confisque par la police quelques 
jours avant le 13 mai 1958, La Gangrene etait le seul ouvrage qui 
ait fait en France Fobjet d’une saisie dans ces conditions depuis 
des dizaincs d’annees. C’etait, en outre, lapremiere fois que cela 
arrivait depuis la venue au pouvoir du general de Gaulle. Aussi 
le retentissement de cette mesure, en France et a Fetranger, fiit- 

12. Centres de triage et de transit. 


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il grand. De L ’Aurore, organe de droite, a L ’Humanite, cominu- 
niste, toute la presse s’elevait centre une raesure qui mettait en 
cause le principe meme de la liberte d’expression garanti par la 
Constitution de 1958. 

Jerome Lindon 
postface de La Gangrene, Editions de Miimit 

2 DECEMBRE 1958, TEMOIGNAGE DE BECHIR BOUMAZA 

Bechir Boumaza a 31 ans en 1958. Membre du Mouvement 
pour le triomphe des libertes democratiques en Algerie 
(MTLD) de Messali Hadj des 1945, Bechir Boumaza accom- 
pagne Hadj lors d’lm voyage en France en 1951.11 rallie 
ensuite le Front de liberation nationale et joue un role corni- 
derahle dans la mise sur pied de la federation du FLN en 
France. U est incarcere a Fresnes de 1958jusqu a son evasion 
en 1961. II gagne I’Allemagnc. Proche de Ben Bella, il est 
d’abord commissaire d I’information eta lapropagande au 
moment de I ’independance, puis depute dpartir de seplemhre 
1962. Il occupe successivement les fonctions de ministre du 
Travail et des Affaires sociales, ministre de VEconomie 
nationale, ministre de I 'Industrie et de I 'tnergie et enfin 
ministre de Flnformation entre 1962 et 1965. Opposant d 
Houari Boumedlene, il se refugie en France en 1966. 

J’ai ete arrete le 2 decembre 1958, a 10 h du matin, 146, rue 
Montmartre, au domicile de mon ami Naoui. Les inspectcurs de la 
DST Tavaient arrete lui-meme le 28 novembre, et saisi a son domi¬ 
cile les archives du « Croissant Rouge ». Il vivait seul. Personne 
n’avait donne Talerte. Avant que je ne tombe dans la souriciere 
tendue a son domicile, les policiers savaient deja qui j'etais et 
avaient cu le temps d’6tudicr tous les documents concemant mes 
activites : une liste des detenus avec leurs charges de families; la 
comptabilite des secours distribue.s (20 000 000 de fe pour le mois 
de novembre dans la region parisienne) a tous les detenus musul- 
mans, sans distinction ; un appel pour une collecte de vetements 
d’hiver en faveur des enfants des detenus; la comptabilite des frais 
de livres scolaires rembourses; un appel pour une collecte de vete¬ 
ments chauds en taveur des condainnes a mort; un projet de brochure 
intitule « Chasse au facies », relatant les agressions policieres, non 


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seuleineiit contre les Algerieiis, mais egalemeiit centre des Tunisiens, 
des Marocains, des Italiens, des Grecs et des Portugais; un projet 
d’appel contre Ic genocide des populations civiles en Algcrie; enfin, 
le plan d’une brochure sur la torture, avec des temoignages precis 
et des documents medicaux. Des que je sonnai, trois inspecteurs 
m’ouvrirent la porte et me pass^ent aussitot les menottes. 

C’est lui, dit Tun d’enlre eux, qui semblait le chef, et il ajouta 
en me regardant fixement:« Tu as interet a parler. C’est un conseil 
gratuit que je te donne. » Si je veux, lui repondis-je. Et je vous 
prdiviens que j’ai bonne meinoire. L’autre liaussa les 6paules et 
me dit simplement:« On emmerde la Commission de sauvegarde. 
Chaque fois qu’il y aune plainte contre nous, le patron nous donne 
de Pavancement.» Un inspecteur rencherit;« Dis-leur done de venir 
chez nous ; ils passeront a la broche, comme tout le monde. » Je 
compris qu’il etait vain de poursuivre cette conversation, et me tus. 
Ils s’assirent sur le lit et sur deux chaises, me laissant debout. 
Quelqucs minutes plus tard, quatre autres inspecteurs frappaient 
a la porte. Ils m’emmenerent et je montai, en leur compagnie, dans 
une 403, qui me conduisit directement me des Saussaies. Aprra avoir 
traverse le hall rempli dMnspecteurs, je fus conduit dans une salle 
ou le commissaire Bigorre, assiste d’une vingtaine depoliciers, me 
prit cn charge. On salt qui tu cs, me prevint-il, apres m’avoir retire 
mes menottes. Un des inspecteurs ajouta : « Bonjour, Pascal. » 
J’entendis; «Onteferapisserlesang. On vate passer a la broche. 
On coramande a tout le monde ici, meme au juge. Si t’es trop 
abirae, on te foutra dans la flotte avec une etiquette ; «traitre au 
FLN ». Par contre, si tu paries, on tc founiira un avocat de gauche... 
et on se debrouillera...» Je supposai que cette comedie avait pour 
but de me mettre « en condition » avant 1 ’ intervention des « specia- 
listes». Mes reflexions furent interrompues par la voix du commis¬ 
saire : « C’est tout de suite qu’il faut te decider, pas quand tes 
copains seront barr^s.» Je pensais:« Pourvu que j’aie, moi aussi, 
la force de me taire ». Des inspecteurs me banderent les yeux avec 
mon cache-nez et me remirent les menottes. J’entendis le commis¬ 
saire dire, ostensiblement;« N’oubliez pas, s’il creve: I’etiquette, 
et la pierre aux pieds.» 

Nous descendimes par I’escalier jusque dans la cour. La, on 
me fit entrer dans une voiture qui demarra aussitot. II devait 
etre midi. Au silence, un moment, je devinai que nous sortions 
de Paris et traversions un bois ou la campagne. Apres trois quarts 


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Paroles de ioriures 


d’heure, la voiture s’arreta. On me fit descendre, les yeux 
toujours bandes. Je traversal une cour pavee. Je montai cinq 
etages. On m’ota tnon bandeau. .T’etais dans une salle nue. 
L’unique fenetre etait pourvue de barreaux ; je vis quelques 
chaises, deux tables, un poele a charbon, des murs delabres. 
On me fit asseoir sur une chaise, la tete tournee centre le mur. 
Les policiers sortirent de la piece, sauf un inspecteur. « Tls 
savent, me dit-il en arabe, que Pascal e’est toi. Tu as done tout 
interet a parler. Autrement, ils te couperont en morceaux; crois- 
moi, je suis ton lirere, moi aussi. » II me conjurait d’eviter des 
supplices inutiles; « A quoi te serf de nier, puisqu’ils savent tout. 
De Gaulle va faire lapaix ; ce n’est pas le moment de te faire 
tuer. Ce serait trop bete. » 

Mon silence lui paraissant sans doute de bon augure, il me 
proposa de proceder lui-meme a mon interrogatoire et, sitot mes 
reponses faites, de me conduire devant le juge dMnstruction, 
« son ami Batigne », Confirmant scs dires, il courut a la porte du 
bureau, qu’il ferma a double tour : « Corarae ga, dit-il en firan- 
gais, ils ne nous enmierderont plus.» 

Conunencerent alors les questions sur mes « rapports » avec 
I’Eglise, Gerlier, Carteron, le cardinal Lienart‘\ la Croix-Rouge 
intcrnationalc, la Ligue des droits de Thomme, les avocats, 
specialement ceux que les detenus avaient signales comme les 
plus devoues. « Toutes leurs conversations avec leurs clients 
sont enregistrees. Ce sent des cons. Dis done ce qu’on sait deja 
et tu sauves tapeau. Tu comprends ? » 

Je nc repondis pas. Patient, il allumaunc cigarette. .Te jouis- 
sais de ce repit. J’avais entendu dire que la torture electrique 
rendait impuissant, et la pensee que j’avais deja un enfant me 
reconfortait. Mais le policier renouvelait sa proposition. Je lui dis 
:« Non.» 

« Tu Lauras chcrche », me rcpondit-il en gagnant la porte. Il 
revint avec dix de ses collegues. 

« Comment, tu donnes une chaise a ce salaud ? Pourquoi pas 
un fauteuil ? », dit un inspecteur en tirant brusquement mon 
siege en arriere. Je tombai a la renverse. Le groupe d’inspec- 
teurs se precipita sur moi et me frappa a coups de pieds sur tout 
le corps. Je crois que e’est ce qu’ils appellent« faire du football». 
Apres un quart d’heure, ils s’arreterent. Je me relevai. L’inspecteur 
parlant Larabe entra de nouveau en scene, tandis que les autres 


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se retiraient. II in’apporta la moitie d’un verre d’eau. Mon nez et 
ma bouche saignaient. Je bus I’eau melangee a mon sang. II me 
passa son mouchoir sur le visage, puis me prodigua dc nouveau 
ses conseils:« Tu devrais parler tout de suite, les autres ne peuvent 
pas perdre tout leur temps a m’attendre. » Si je n’ai pas la force 
de resister jusqu’au bout, pensais-jej ’aurai deja gagne assez de 
temps. M..., avec qui j’avais rendez-vous a midi, n’aura pas 
manque de donner I’alerte. 

De guerre lasse, le policier rappela ses collegues et quitta la 
pidee. 

Les autres m’ordoimerent de me deshabiller et, comme je ne 
le faisais pas assez vite a leur gre, ponctuerent leur ordre de 
nouveaux coups de poing et de nouveaux coups de pied. 

Entre-temps, deux policiers etaient entres, tenant la dynamo, 
« Gegene ». Des que je fus compltonent nu, ils me banderent 
les yeux de nouveau, me firent accroupir, lierent mes poignets et 
mes chcvilles, puis passerent une barre dc fer dcrricrc mes genoux. 
Dans cette position, je n’avais prise sur rien, et tout mouvement 
de defense devenait impossible. Je fus souleve et suspendu dans 
le vide, la tete enbas, chaque extremite de la barre reposant sur 
une table. Ils soulignerent enpropos orduriers I’indecence de ma 
position. Puis deux d’entre eux cnroulercntun fil clcctriquc autour 
des doigts de ma main et de mon pied droit. On va te prendre ta 
tension avant de t'enculer, me dirent-ils quand tous les prepara- 
tifs furent tennines. Mais, avant, on va boire un coup a ta sante. 
Je les entendis quitter la piece. C’etait un entracte, un delai destine 
sans doute a accroitre mon apprehension. An silence qui m’en- 
viroimait, je supposai que j ’etais seul et j ’essayai par un effort des 
handles de glisser sur la barre, afin de me rapprocher d’une des 
tables, mais ce fut en vain. J’essayai alors, par un mouvement 
r^ete de la tete, de faire glisser le bandeau qui me couvrait les 
yeux. Peine perdue. Je sentis alors une presence dans la pi^ce, puis 
une main me toucha le visage. C’etait le specialiste de Paction 
psychologique qui etait revenu:« Parle. Parle vite, et je te detache 
dans cinq minutes. Ce sont tes rapports avec les cures et les 
avocats qui intcrcsscnt le patron. Qu’il y cn ait cu ou pas, tu vois 
bien ce qu’on attend de toi. Parle. Que t’importent les cures et les 


13. ‘Respectivement archeveque de Lyon, pretre au .service des immigres 
algericns dc la region lyonnaisc et prclat de la Mission dc France. 


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Paroles de ioriures 


avocats! » 

II ajoute, en frangiais : « Demerde-toi, bonDieu, les voila. » 
Je Tentends courir vers la porto : « Voila, voila », leur crie-t-il. 
Puis il revient vers moi et me conjure une demiere fois de lui 
repondre. Je ne I’ecoute meme plus, je suis resigne au pire. II 
s’eloigne, et les autres accourent.« Alors ? » Alors, rien a foutre. 
La seance commence. Un des policiers doit manoeuvrer 
« Gegene »; j’entends un leger grincement, de temps en temps. 
Un autre promene les electrodes sur mon corps, s’attardant, a la 
demande des autres, surmes parties sexuelles. De temps k autre, 
il s’arrete, tandis qu’on m’asperge d’eau, afin, dit-il,« que ^a ne 
laisse pas de traces, et que pa fasse plus mal». Pour m’empecher 
de crier, les policiers m’ont fourre un chiffon dans la bouche. Un 
moment, je crois que c’est de Lean que I’on me verse sur le 
visage, mais, au rire des policiers, je comprends que Tun d’eux 
urine sur moi. Des vibrations traversent tout mon corps. J'^ai 
I’impression que la barre dc fer est en train dc me couper les 
jambes et qu’elles vont tomber, morceau par morceau. Je ne 
peux ni bouger, ni crier. Je tressaille seulement sans arret. La 
seance dura ainsi ime heure ou deux, je ne peux dire. 

Je fus ensuite detache, et mes gardes reprirent leur « foot¬ 
balls, peut-etre un quart d’hcurc. Puis ils me conduisirent, toujours 
nu et les yeux bandes, dans une salle voisine situee au meme 
etage. J’entends dire : « Il faut le tuer, ce salaud-la. » On me 
couche a plat ventre sur un banc, la tete dans le vide, et Lon me 
ficelle, les bras le long du corps. Toujours les memes questions, 
auxqucllcs, de nouveau, je refuse de repondre. En inclinant - 
tres lentement - le banc, ils me plongent alors la tete dans la 
bassine remplie d'un melange infect: eau sale et urine, proba- 
blement. Je perpois le glou-glou du liquide devant ma bouche, 
puis son grondement sourd dans les oreilles et son picotement dans 
le nez. « Tu as demand^ k boire, regale-toi! » 

La premiere fois, je bus effeedvement pour tenter d’apaiser 
mon insupportable soif. J’eus immediateinent envie de vomir.«Il 
degueule, le salaud! » Et de me replonger la tete dans la bassine. 
De temps cn temps, Tun d’eux s’asseoit acalifourchon sur mon 
dos, et me pese sur les reins. J’entends Teau queje rends retomber 
dans la bassine. Puis, de nouveau, le supplice reprend.«Il est dur, 
le salaud.» 

Ensuite, ils me detacherent, m’enleverent mon bandeau et 


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Parolas Je iortures 


m’ordoimerent de me rhabiller. J’eus le temps de les regarder 
tous. II y en avail un grand, tres fort, aux cheveux noirs et frises, 
aux tempes degarnies, un autre de taille moyennc, avec des 
pommettes saiilantes et des lunettes, un autre, grand aussi, mais 
au teint clair et aux cheveux grisonnants, un autre, quarante-cinq 
ans environ, qui portait des lunettes noires, un chapeau mou et un 
cire kaki, le visage tout rond. Tls me remirent les menottes, et 
nous nous retrouvames dans la cour. Ils me firent monter dans une 
Aronde gris-creme, ou ils me banderent de nouveau les yeux, et 
la voiture partit. Nous mettons un quart d’heure i quitter des rues 
au bruit provincial, puis c’est a nouveau le silence. Onm’enleva 
mon bandeau comme nous traversions le bois de Boulogne. T1 
faisait nuit. Rue des Saussaies, des inspecteurs m’attendent et 
me conduisent aussitot dans une salle. Mon bandeau enleve, je vois 
une quinzaine de policiers entourant M. Wybot; je le reconnais 
d’apres la photo parue dans Jours de France, apres les arrestations 
dc la rue Sampaix, Dc nouveau, les mcmes questions me sont 
poseesparun inspecteur, qui me gifle parce que Je ne reponds pas. 
Au bout de trois quarts d’heure ou une heure, M. Wybot donne 
I’ordre qu’on me conduise au sous-sol. II est exactement minuit 
et demi, ainsi qu’en temoigne le registre ou je suis inscrit sous le 
nom deNelili Ali. .Tc passe la nuit dans cette cellule. Le lendemain, 
a 7 h, on me reveille et me conduit dans le bureau de M. Bigorre. 
II a devant lui tous les documents qui me concement. Mes tortion- 
naires de la veille sont a cote de lui, y compris rinspecteur parlant 
I’arabe. Je n’ai pas fait ma toilette ; je n’ai pas mange depuis la 
veille ; j’ai transpire toutc la nuit et mes vetements remplis dc 
vomissures me collent sur la peau. M. Bigorre ne cherche pas a 
me faire accuser qui que ce soil, se contentant de m ’ interroger sur 
les pieces du dossier. II le fei'a jusqu’au soir, sans qu’on me donne 
quoi que ce soil a manger. Quand il s’en va, un garde me surveille. 
Ce n’est que vers minuit que je puis acheter quelques yaourts, au 
prix fort, a des gardiens. 

La meme seance se reproduit le lendemain, puis, chaque jour, 
jusqu’au 11 decembre. 

Le 4 ou le 5, vers 7 h, je croisai dans un couloir M. Pelletier, 
le ministre de rinterieur, qui venait sans doute rendre visite a M. 
Wybot. 

Le 11 decembre, a onze heures, mon etat etait tel que le juge 
ordonna a un inspecteur de me conduire chez le medecin du 


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Paroles de ioriures 


ministere. Celui-ci lui denianda devant moi, par telephone, mon 
hospitalisation, et remit un certificat aux policiers qui m’accom- 
pagnaicnt. Je fus reconduit dans ma cellule a 1 h de rapres-midi. 
Le lendemain, vers 9 h, on me remontait chez le commissaire. 11 
me lut mes « aveux » : 

A la dissolution de TUGEMA, nous avons detruit nos archives. 
Omar existe bien. Le bruit a couru qu’il etait parti, soil au Maroc, 
soit en Tunisie, soit en Allemagne. Oui, je Lai vu une fois, mais 
sans lui parler. J’ai donne mes rendez-vous au Luxembourg, au 
bois de Boulogne, dans les squares. Les Wilayas ne correspon¬ 
dent pas a un decoupage tres net. La region parisienne doit repre¬ 
senter plusieurs Wilayas. Je travaillais avec Mohamed, taille 
1 m 70 environ, corpulence faible, cheveux chatains, coupes au 
rasoir, portant parfois lunettes. L’OS (Organisation speciale) 
ecliappe a mon service. J’ignore tout de ses activites. La Seine 
separe deux Wilayas (je songeais au slogan ultra : « la 
Mediterrance separe la Franec »...). .Te pense quo la Wilaya Paris- 
Nord a son siege a Paris, puisqu’elle a sur son territoire la partie 
nord de Paris. La Wilaya Paris-Centre a son siege probablement 
dans la partie sud de Paris. J’ai pris la rue perpendiculaire a la gare, 
puis j’ai emprunte une grande avenue a gauche, puis j’ai pris la 
deuxieme ou troisieme rue sur la droitc. 

Je ne me rappelle pas s’il y avait un ascenseur. Je ne me 
souviens plus du nom de la femme... 

Je ne pus m’empecher de rire. Le commissaire me gifla et 
me dit: 

- Je sais bien que e’est un tissu de mensonges. D’ailleurs, tu 
n’arrives plus toi-meme a t’y retrouver. 

- Pourquoi, alors, Lavoir note ? 

- Pour prouver que tu as parle. 

- Qa, vous a fait perdre dix jours. 

Je comprenais qu’ils ne pouvaient plus me garder, qu’a I’ex- 
terieur les ireres s’occupaient de moi. Ils avaient pu constater que 
nous n’avions pas faibli. Tout eela me grisait. 

Le commissaire me jeta dans le couloir :« Fous le camp », me 
dit-il. Les inspecteurs me reconduisirent dans ma cellule. Le 
lendemain, a onze heures, j’etais transfere au depot Je passai une 
demi-heure a I’anthropometrie, subissant les insultes des policiers, 
leurs menaces et leurs moqueries:« Avorton »,«Infirme »,« On 


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Parolas Je iortures 


va te ramollir »,« On va te passer I’electricite dans les couilles » 
(ils paraissaient ignorer que j “eiais deja passe par-la ),« Bourguiba 
te soignera ! » A 3 h, j’etais presente, menottes aux mains, a M. 
Batigne, juge d’instruction. 11 regarda ma barbe de douze jours, 
ma face tumefiee, les croutes sur mon nez, et me dit seulement: 
« Vous etes inculpe d’atteinte a la surete de TEtat et de reconsti¬ 
tution de ligue dissouLe. Vous serez ecroue a Fresnes. » Je le 
regardai longuement, sans mot. 

« Qu’est-ce que vous-voulez ? » me dit-il. Je ne repondispas. 
II dit alors aux gardes : « Emmenez-le.» 

Je revois defiler devant moi, pour la millieme fois, les images 
d’un film dont les acteurs et les victimes furent mes amis les plus 
chers. C’etaitle lOmai 1945, a Kerrata, mon village natal. Hanouz 
Arab, auxiliaire medical, a qui il etait reproche d’etre le secre¬ 
taire de FAssociation locale de culture et de bienfaisance, etait 
conduit avec ses trois enfants, dont le plus jeune avait mon age, 
devant la maison du seigneur-colon de mon village. La, sur la 
place, au milieu des encouragements de toute la population euro- 
peenne, femmes et enfants compris, les Hanouz furent tortures 
pendant plusieurs heures par les legionnaires. Le soir, comme ils 
ne bougeaient plus, mais respiraient encore, les soldats oblige- 
rent les musulmans a defilcr devant ccs quatre corps, allonges le 
visage contre le sol. Les soldats transporterent ensuite les Hanouz 
sur un pent, a trois kilometres de la, et les precipiterent, d’une 
hauteur de cinquante metres, dans I’oued. Depuis, les habitants de 
mon village appellent ce pont« le pont des Hanouz ». Quelques 
mois plus tard, nous punics enfin, quelques amis et moi, aller 
recouvrir les os de M. Hanouz et de ses fils, Tayeb, Madjid et 
Hanafi. Je quittai mon village le lendemain, pour n’y revenir qu’en 
1952. 

Depuis 1954, ces precedes se sont generalises. Au prefet 
Lambert, j’eus Foccasion de presenter un compatriote dont les 
mains ne comportaient plus que le pouce et Fauriculaire, les 
autres doigts ayant ete arraches avec des tenailles, au cours d’un 
«interrogatoire ». Les soldats Fappelaient«le crabe », par deri¬ 
sion. M. le super-prefet nous repondit qu’il devait s’estimer 
heureux d’etre encore en vie. J’ai appris depuis mon arrestation 
que mes trois oncles ont ete fusil les. Mon supplice n’est rien, a 
cote de celui de mes freres et de mes sceurs d’Algerie, brules 
vifs, mutiles, humifies, violes, empales et coupes en morceaux. 


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Paroles de ioriures 


Mais la voix de mes freres n’atteint plus la France, et la seule 
raison pour laquelle je temoigne est que j ’espere que ma voix, 
moins forte sans doute, mais plus proche, aura pcut-ctre plus de 
chances de I’atteindre. 

Bechir Bou^L■^ZA 
La Gangrene, Editions de Minuit, 1959 


20 JUILLET 1959, TfiMOIGNAGE, ElMOUDJAHID 

Divers types de camps virent le jour en Algerie pendant la 
guerre d AIgerie: des centres d’hebergement, des centres de 
triage et de transit et des centres militaires d’internes. En 
aout 1960 VAlgerie complaU 7 000 internes dans 11 centres 
d ’hehergement, 10 000 internes dans 86 centres de triage et 
3 000 dans 7 centres militaires (Berrouaghia, Bossuet, Paul- 
Cazelle...) : soit 20 000 internes, alors que lesprisons en 
algerie n ’en comptaient que 15 000. Dans les camps d’assi¬ 
gnation mis en place w partir de mars 1956, et visant d la 
mise en residence de militants nationalistes algeriens, plusieurs 
dizaines de milliers depersonnes furent internees sansJuge- 
ment Dans les camps de regrvupement installes d partir de 
1957, un million de personnes chassees des zones interdites 
furent internees dans des conditions deplorables dignes des 
camps de concentration, qui furent denonceespar le rapport 
de Michel Rocard en 1959. En metropole, la loi du 26Juillet 
1957permet d 'etendre d la France les dispositionsjixeespar 
la loi dite des « pouvoirs speciaux ». Elle prevoit la possibi- 
lite d ’astreindre d residence dans les Ueux qui lui seront fixes 
sur le territoire metropolitain, toute personne qui sera 
condamnee en application des «lois sur les groupes de combat 
et milices privees ». On installe done progressivement en 
metropole, entre 1956 et 1959, cinq centres d’assignation d 
residence surveillee ou vont passer 14 000 algeriens : 
Mourmelon-Vadenay (Marne), Rivesaltes (Pyrenees- 
Orientales), Saint-Maurice~l’Ardoi.se (Gard), Thol (Ain) et 
le Larzac (Aveyron). 

El Moudjahid , I’organe du FLN decrit en 1959 les traite- 
mentsparticulierement cruels infliges aux combattants alge- 


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Parolas Je iortures 


riens du FLNpar les forces frangaises, a Berrouaghia, dans 
la wilaya de Medea. 

A cinquante metres du camp de concentration de Berrouaghia, 
a une centaine de kilometres d’Alger se trouve une centrale peni- 
tentiaire deja celebre bien avant la Revolution pour le regime 
draconien qu’y subissaient les detenus. Aujourd’hui, ce n’est 
plusunbagne,c’estunenfer. [...] 2 500prisonnierss’entassent 
dans cette forteresse situee a 920 metres d’altitude. La, c’est la 
vie epouvantable des prisons d’Algerie. [...] De 6 heures du 
matin a 18 h, le prisonnier, torse nu, une main derriere le dos, s’oc- 
cupe a eponger de sa main libre les seaux d’eauperpetuellement 
verses dans le couloir par les bourreaux. Ce supplice est specia- 
lement reserve aux « durs » du FLN, les combattants pris les 
armes a la main ou les intellectuels militants des villes. Le 
supplice s’arrete quand le « puni», flagelle a coups de tuyau de 
caoutchouc, a rougi dc sang toute Fcau du couloir. 

Le « puni» est reconduit a midi dans sa cellule pour une heure 
de repit. II regoit une unique gamelle de poignees de sel et un 
quart d’eau. A ce regime, de nombreux cas de folie se declarent. 
[...] Trente-deux sont deja fous. Cinquante sur le point de Letre. 
D’autrcs, s’ils cchappcnt alafolic, sonttucs... 

cite par Halid Keramane, Lapacijication. Livre noir cie six annees de 
guerre en Alghie, La Cite Editeur, Lausanne, 1960 


24 AOUT 1959, LETTRH DL CAPORAL PARACHIJTISTE L. A MON¬ 
SIEUR LE DIRECTEUR DU JOURNAL LE MONDE 

La « guerre contre-revolutionnaire » ou « contre-insurrec- 
tionnelle » meneepar I ’armee frangaise est une guerre totale 
: quadrillage, patrouilles mobiles, menaces sur les popula¬ 
tions civiles, mais aussi executions sommaires et bombarde- 
ments, comme id pres de Setif. 

Col de Tirourde, le 24 aout 1959 

Monsieur, 

J’ai rhonneur de vous confirmer entierement les termes de 
ma lettre du 19 courant. L’engagement auquel je faisais allusion 
s’est deroule le 14 aout, en fin d’apres-midi, non loin de Setif 


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Paroles de ioriures 


(environ une denii-heure d’helicoptere). 

Les troupes du secteur ayant d’abord encercle la ferme et 
ayant eu deux blesses, un escadron d’automitraincuscs de la 
gendarmerie mobile et ma compagnie fLirent appeles en renfort 
pour completer le bouclage. C^est aJors qu’intervinrent les avions 
de I’aeronavale, qui, lan^ant trois bombes au napalm, brulCTent 
vifles fellaghas et la di/aine de civils qui s’y trouvaient (dont deux 
femmes et fillettes). 

Je m’etonne que vous parliez d’enquete judiciaire, car il s’agit 
1^ de faits assez courants et communement admis comme n6ces- 
saires par les militaires de carriere et aussi, helas, par nombre d’ap- 
peles du contingent. 

Je ne vous ai signale ce fait que parce qu’il m’a particuliere- 
ment emu et qu’il etait en contradiction formelle avec ce que 
vous relatiez. II est inutile que vous precisiez, je crois, ou mon 
unite, ou meme que je suis parachutiste; la compagnie etant la 
seulc unite parachutiste ayantparticipc al’opcration, Toriginc de 
vos renseignements serait facilement decouverte. 

Recevez, Monsieur, Texpression de mes sentiments distingues. 

Caporal parachutiste J.-P. L. 


24 AOUT 1959, LHTTRE D’H.C A MONSIEUR LE DIRECTEUR 
DU JOURNAL Le Monde 

Cette lettf'e d'un ancien sous-ojjficier au 27P RT, fait suite aux 
mesures prises par Pierre Guillaumat, ministre des Forces 
aJTnees, pour commencer a trouver un remede a la torture. Des 
directives sont donnees, des mesures sontprises; H. C. reste 
sceptique. 


Lcttrc rc^uc le 24 aout 1959 

Monsieur, 

J’ai 22 ans et je reviens d’Algerie. 

Ce que je dirai ici n’aura pas grande resonance apres ce qui 
a ete dit et ecrit. Malgre cela, j’eprouve le besoin en retour de 
parler, pour faire quelque chose pour TAlgerie, cette Algerie 
deja si proche et si loin de moi-meme. Cette guerre au cceur de 
laquelle nous vivions, glisserait dans mon oubli si ne subsistait 
cette angoisse qu’elle a gravee en nous. Je ne pense pas etre seul. 


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Parolas Je iortures 


II y a aussi les caniarades, encore la-bas, que je ne peux oublier. 
Cela va paraitre idiot, mais, en quittant T Algerie, j ’avais coinme 
la crainto do revenir dans le clan de ceux qui voient la guerre de 
loin. C’est cet article venu du bled et des proches de M. Guillaumat, 
dites-vous, qui me pousse ce soir a vous ecrire, et beaucoup aussi 
ma confiance en votre journal. En ce faisant, ce n’est pas la 
conscience de I’armee que je mets en doute. J’ai 22 ans. Mais il 
est un fait: Toeil de M. Guillaumat n’est pas partout et le sera rare- 
ment. Si Eon apris des sanctions, si d’autres seront prises, cela 
se pent. Mais cela ne changera rien au probleme. La torture pour 
la torture existe. Ce n’est pas la conscience de I’armee que je 
mets en doute, mais bien celle de ceux-la qui continuent de vivre, 
que I’armee compte dans ses caches, petits grades que j’ai vus 
durant deux ans d’Algerie ne faire que developper et enrichir 
leurs petits instincts sadiques sur les prisonniers, suspects ou 
autres, qui sortaient des interrogate ires brises et rompus par I’elec- 
tricitc ct les coups. [...] .T’ai Ic devoir de dire que plus que 
nombreux furent ceux qui passerent par leurs mains. L’oeil du 
ministre n’etaitpas la. Et si cela n’est peut-etre pas une genera- 
lite dans EAlgerie, ce ne flit pas non plus propre a notre unite. Je 
le sais. 

Ce n’estpas la conscience dc raimee que je mets en doute. Sa 
tache en Algerie est toute en fausses situations. Mais ce qui n’est 
pas a nos yeux la loi de la guerre et que ma conscience a moi 
reprouve, fait figure de notre loi aux yeux de la population de 
certains villages. C’est en songeant a ceux pour qui le mot souf- 
france a pris corps en Algerie, quo je me suis permis de vous 
ecrire ces lignes. Un bon camarade de Chesnay tue au combat, 
frappe en pleine jeunesse. 

H.C. 57 lA ancien sous-officier au 22^ RT 


11 OCTOBRE 1959, JOURNAL INTIME 

DE Paul-Albert Fevrier 

Lecture de VHistoire de Vichy de R. Aron et du Silence de la 
mer. 

Ou devrait s ’ inscrire la necessite du refus ? Refiis que meme les 
gens de Vichy devaient donner a un moment quelconque de leur vie, 
sauf infimes exceptions comme celle d’lIerold-Paquis ou autre ? 


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Paroles de ioriures 


Pris dans un engrenage. Mais ne sommes-nous pas tons pris 
dans une machine qui nous force a dire ou a sembler agir corame 
nous ne voudrions point ? 

Oil doit commencer notre refus ici ? Notre complicite n’ est-elle 
pas de chaque instant, avant meme que le crime ne soit accompli ? 
Car il est certain qu’il nous faut refuser: ultra ire non possumus. 
« Nous ne pouvons aller plus loin. » Sans aucun doute la torture. 
Mais avant ? L’obligation de sortir au travail ? A-t-on le droit 
d ’ exiger cela ? Sans doute, necessite d ’une presence passive. Mais 
alors, c’est livrer les prisomiiers k 1’arbitrage des chefs de poste 
ou de ceux qui dirigent les corvees. Capitulation necessaire ou 
refiis ? Entre les deux, chaque jour, nous pataugeons sans fin, 
Refus en esprit et concessions partielles ? Danger de voir les 
concessions detoumer I’esprit de sa voie. 

Refus de toute action ? Se doiiner tacilement Tame pure (et 
sans doute aide aussi au crime, ce refus hautain). Bref, inquie¬ 
tude pcrmancntc dans 1’incertain. Malhonnetete pcnnancnte 
avec le gout de la purete. 

Paul-Albert F^vrier 

cite par Jean-Marie Guillon, Paul-Albert Fevricr, un historien dans VAl- 
gerie en guerre. Un engagement chretien, 1959-1962, Editions du Cerf, 

2006 


1960, RECiT DE Benoist Rey 

Benoist Rey, ne en 1938, est un appele, apprenti typographe 
dans le civil, devenu sous Vuniforme infirmier dans un 
commando de chasse dans la region de DJidJelli (Nord 
constantinois). Comme tout membre du corps medical ou 
para-medical, Benoist Rey a le devoir de soulager la souf- 
france, quelles qu ’en soient les victimes. Il devient en Algerie 
le temoin impuissant de la harbarie et de la lerreur. Des son 
retour d ’Algerie, il public aux Editions de Minuit le recit de 
cette teirible experience, de cette « annee d ’orgie criminelle », 
Les ^gorgeurs. Le livre est interdit deux jours apres sa parti¬ 
tion en avril 1961. 

Dans mon commando, les viols etaient tout a fait courants. 
Avant les descentes dans les mechtas, rofficier nous disait : 


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Parolas Je iortures 


« Violez, mais faites cela discretement.» Cela faisait partie de nos 
« avantages » et etait considere en quelque sorte comme un du. 
On ne se posait aucune question morale sur cc sujet. La menta- 
lite qui regnait, e’est que, d’abord, il s’agissait de femmes et, 
ensuite, de femmes arabes, alors vous imaginez... Sur la centaine 
d’hommes de mon commando, parmi lesquels des harkis redou- 
tables, une vingtaineprofilaitregulierement des occasions ofTertes 
par les operations de controle ou de ratissage. A Texception de 
deux ou trois, les autres se taisaaent, meme si ces violences les 
mettaient mal a I’aise. La peur d’etre accuse de soutenir le Front 
de liberation nationale en s’opposant a ces pratiques etait si vive 
que le mutisme etait la regie. [...] 

Nous faisons, quelques jours apres notre embuscade, une 
operation punitive. Nous emmenons 3 prisonniers, dont un que 
j’ai soigne. Je n’ose les regarder, car je sais qu’ils sont condamnes. 
Nous restons en embuscade toute une longue matinee et, au plus 
chaud dc rapres-midi, Ic lieutenant R..., eommandant en second, 
fait un signe au caporal-chef B..., un Corse militaire de carriere, 
un veritable tueur, sadique,«specialiste » de Tegorgement. Les 
prisonniers ont les mains liees dans le dos. Le caporal-chef B... 
prend le premier, Tassorame d’un coup de baton et I’egorge. II en 
fait dc meme avee le deuxiemc. Le troisiemc, qui doit avoir dix- 
huit ans a peine, a compris. Au lieu d’essayer de se defendre, il 
tend la gorge au bourreau, lequel n’hesite pas et Tegorge avee la 
meme sauvagerie. On met ensuite sur cliaque corps a la gorge 
beante, ou deja sont les mouches, un ecriteau : « Tel est le sort 
reserve aux rebcllcs. » Le Iciidemain, le lieutenant R... assistera 
a la messe. Il a un crucifix au-dessus de son lit. 

Rerioist Rf.y, Les EgorgeurSy Editions de Minuit, 1961 
reparu a Paris, Lditions du Monde Libertaire, Los Solidarios, 1999 


19 MARS 1960, RiciT DE 'RiMY Madoui 

La vie de Rimy Madoui tientdu recit d‘aventures. Lyceen alge- 
rien et musulman, il rejoint le maquis FLN de la Wilaya 4 
(VAlgerois) d 15 ans. en 1955. Dans le djebel. Rimy devient« 
SidAU ». un fellagha, puis un ojjicier des services de renseigne- 
ments. 11 y cotoie des chefs exemplaires, ses « nouveaux peres 
», et cewc qui cedent d I ‘intoxication des services secrets fran- 


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Paroles de ioriures 


gais et se mefient des intellectuels. En I960, alors que des 
pwges sevissent dans les rangs du FLNcontre les «traitres », 
il est arrete et torture par ses freres du FLN d partir du 19 
mars 1960.11 reussit d s ’evader et se livre aux Frangais. 11 
decide de reprendre le combat, contre le FLN, qui d ses yeux 
ne defend plus le peuple algerien. Sid AH redevient Rimy, sous- 
lieutenant dans un commando, comhattant dans la region ou 
il etait maquisard, contre ses anciens amis. En 1962, il rejoindra 
I ’OAS et Jinira la gueri-e en prison. Il racontera son itineraire 
incroyahle dans un livre, J’ai ete fellagha, officier frangais et 
deserteur, oil il temoigne notamment de la vie des maquisards 
algeriens pourchasses par Farmee frangaise. 

Beaucoup d’entre nous sont tortures par leur propre camp, a 
un point qu’ils ne peuvent plus resister. Et il faut donner des 
noms. Mais pas simplement pour sauver sa peau. Apres avoir 
parle, on est massacre. Certains donnent des noms, tout ce qui leur 
vient a 1 ’esprit, juste pour se fairc tucr, parcc qu’ils ne peuvent 
plus supporter. La machine a constarament quelque chose a 
broyer. Comme les hommes sont de la meme region, ils donnent 
les memes noms. Une « confirmation » automatique des soup- 
gons. Les tortionnaires ne reflechissenl pas. 

[...] 

« Dis-moi d’arreter quand tu veux parler. Si tu ne peux pas 
parler, fais-moi signe de la tete, de la main, du pied, du doigt. » 
Said etait sp6cialistc de la torture, il avait une longue expe¬ 
rience derriere lui. 

J’essayai de prouver encore une fois mon innocence. Je fus 
interrompu par une volee de coups de poing et de pied des trois 
bourreaux. 

Je fus d6shabille et dechauss6. En sous-vetements et pieds 
nus, je creusai ma tombe. Chaque coup de pioche et chaque 
pelletee de terre etait accompagne d’un sanglot etouffe. Said 
mesurait avec ses mains, le pouce et le petit doigt ecartes, les 
dimensions du tombeau. La tombe etait conformc au rite 
musulman. 

La torture commenqa. Ils allaient altemer el-maa (Leau) et 
el-koptire (rhelicoptere). Ce serait mon traitement quotidien 
durant plus de deux semaines. Mes poignets et mes chevilles 


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Parolas Je iortures 


fiirent attaches. On m’allongea sur le dos, moii visage baignait 
dans ce soleil radieux du printemps algerien. Said deposa un 
bidon d’eau, quelques chiffons degoutants et un baton au niveau 
de ma tete. Bousmaha s’assit sur mes bras alors que Bouragaa 
immobilisait mes jambes. Said pinpa brutalement mes joues au 
niveau des machoires pour me faire ouvrir la bouche tout en 
enfongant son genou entre les maxillaires pour me forcer a la 
garder ouverte. Avec le bout de baton, il bourra ces chiffons 
sales. J’avais la bouche pleine et les machoires bien ecartees, il 
6tala un autre chiffon sur mon visage et fit un signe de tete a ses 
acolytes qui serrerent leurs prises sur mes bras et mes jambes. 
T1 versa lentement Teau sur le chiffon. Je respirais de la vapeur 
d’eau. Je sentais mes poumons se remplir au fur et a mesure 
qu’il versait I’eau, une compression suffocante dans toute ma 
poitrine. Ma poitrine allait eclater. Je me noyais. Ce fut une 
panique epouvantable, puis le noir compJet. En m’evanouissant, 
j’eus rimprcssion dc mourir. Quandje repris conscience, j’etais 
deja dans la position de r« helicoptere ». Mes chevilles et mes 
poignets etaient attaches derriere moi. Une corde etait passee 
autour d’une branche. Un bout de la corde fut attache a mes 
chevilles, Tautre ames poignets. On me soulevajusqu’aceque 
mon ventre fut a unc cinquantainc de centimetres du sol. Mon 
corps prit la forme d’un demi-arc, mon ventre faisant face au sol. 
J’avais I’impression que ma colonne veitebrale allait se briser d’un 
moment a I’autre, les cordes rentraient dans ma chair, causant une 
douleur atroce, et mes bras s’engourdissaient et noircissaient. 

La sdance de torture unc fois tenninbe, on me delia. Je regus 
mon seul repas de la joumee. La nourriture etait aussi utilisee 
pour avilir: e’etait une bouillie des restes de repas des bourreaux 
melanges a un bol d’eau. Pendant la toifure, I’eau etait dispensee 
goutte a goutte. Ce filet d’eau que je recevais de temps en temps 
intensifiait ma soif. Ma soif 6tait incommensurable et ma faim 
insupportable. Apres quelques jours, I’heure du repas etait devenue 
le moment que je cherissais au-dela de toute raison. Un moment 
de repos sans torture. Ces bouillies devenaient des festins. Puis 
on me mettait au « trou ». A I’entree dc la cache souterraine, 
dortoir de mes tortioimaires, il y avait une cavite etroite ou je 
passais mes nuits. Dans les caches« ouvertes », ces trous etaient 
creuses afm de recuperer I’eau des pluies et garder les caches 
seches. Mes poignets et mes chevilles etaient de nouveau attaches. 


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Paroles de ioriures 


On me pla^ait dans le « trou », genoux dans la boue, talons 
coinces contre les fesses. Mon corps et mon visage etaient colles 
an mur de terre humidc de la eache. Je respirais contre la terre 
humideje sufFoquais, et I’airfroid de la nuit transper^ait mes sous- 
vetements mouilles. En tres pen de temps, mon corps s’engour- 
dissait et je ressentais durement le froid acere de la nuit. Je passais 
toutes mes nuits dans cette position, de la tombee de la nuit au 
lever du jour. 

Je ne me souviens pas d’avoir dormi durant ces periodes, je 
me souviens seulement de la douleur et du passage interminable 
du temps. Au lever du jourj ’etais epuise; Said faisait son appa¬ 
rition et recommengait a me torturer. Au fil des jours, il me 
semblait apprecier Tapparition de Said. La torture devenait une 
coupure bienvenue de la position du « trou ». 

La torture reprenait. « Eau » et « helicoptere ». Fatigue et 
engourdi, je repetais inlassablement que je n’etais pas un traitre, 
que je n’appartenais a aucun rcseau, que je n’avais aucun nom 
a dormer. Chaque phrase me rapportait quelques coups de poing 
et de pied en sus. 

Puis la torture dite de l’« helicoptere » passa a une phase 
avancee. Said avait a portee de la main un fagot de brindilles 
seches et attisait Icfeu qu’il avait allumc sous mon ventre et ma 
poitrine. Avec un baton grossierement taille, Said lacerait la 
partie demon corps en contact avec laflamme. Bousmahas'as- 
seyait sur mes reins pour approcher mon corps du feu et bloquer 
les soubresauts que je faisais sous les brulures. A ces moments- 
1^, la douleur etait telle que je voulais mourir. Je priais pour que 
mon coeur cessat de battre, mais mes prieres restaient sans reponse. 
Je voulais mourir quand la douleur devenait intolerable et en 
fait j’avais tres peu d’espoir de survivre ; et en meme temps 
j’avais cette obsession de survivre au jour le jour, aujourd’hui, 
un autre jour, et puis un autre... Quiconque a subi la torture salt 
qu’infligee d’une maniere constante, elle casse un etre humain 
au point ou il lui devient impossible de maintenir son equilibre 
mental. J’etais persuade que Fon pouvait faire craquer ma volonte, 
et je dcsesperais, craignant qu’elle ne put resistcr plus long- 
temps. Pour survivre, je devais constamraent faire des efforts 
pour faire travailler mon esprit et controler mes reactions emotion- 
nelles. Je devais combattre a tout instant la douleur, la fatigue et 
le manque de soiraneil, pour garder mon esprit en eveil. Bien que 


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Parolas Je iortures 


les interrogatoires et la torture aieiit rarement perdu de leur inteii- 
site, je reussis a eviter de citer des noms d’innocents. [...] 

« Eau », « hclicoptcre » et«trou » se poursuivircnt. 

Je n’etais pas non plus prepare aux effets de I’isolement dans 
lequel j’etais, et a la douleur mentale qui en decoule. Pendant 
cette periode ou la souffrance et le desespoir etaient a leur apogee, 
je n’aipas echange une parole avec un autre humain. T1 n’y avait 
que mes tortionnaires et moi. 

Je decouvrais quel fardeau incroyable la douleur mentale 
ajoute k la souffrance physique et combien elle peut minorer le 
pouvoir de raisonnement. J’apprenais a quel point il fallait sauve- 
garderun moral sain malgre la douleur, indispensable pour 
supporter les interrogations et la torture, indispensable pour 
survivre. [...] Le but de la torture etait avant tout la somnission 
au tortionnaire. Le « bon » renseignement ne venait que lorsque 
la soumission totale de victime a son bourreau etait atteinte. 

C’est d’abord Ic corps qui flanche. Jc ne pouvais pas m’cm- 
pecher de m’evanouir, de vomir, de crier, et Dieu sait combien j ’ai 
crie, hurle de routes mes forces. J’ai essaye de me detacher de la 
realite. J’organisais mes fiiites mentales sur des choses reelles. Je 
faisais des listes. J’ai fait une liste de chaque pays auquel je 
pouvais penscr, puis dc chaque capitale. J’avais tout le temps 
faim et soif, alors j ’ai fait une liste de tous les plats que ma mere 
preparait. J^avais essaye d^inventorier tout ce que j’avais appris, 
tout ce que j ’aurais aime connaitre, puis je passais en revue ce que 
je venais de faire, et je recommen^ais de nouveau. Je passais des 
hcurcs ainsi pour oublier la douleur. 

J’essayais de garder un equilibre psychique entre trop-plein 
de douleur et trop-plein d’escapadeshors realite. J’ai ainsi cesse 
de me leurrer quant a une mort sans douleur. 11 m’arrivait de 
comprendre qu’il fallait que je sente la douleur. La douleur 
pouvait garder mes sens en alerte, renforcer mon contact avec 
la realite. Parfois j ’essayais d’observer le processus de la douleur 
et de traduire ce sentiment en une certaine sorte d’experience 
metaphysique, en quelque chose d’interessant a contempler, 
quelquc chose de detachc dc moi. Parfois quand la douleur 
devenait trop dure a supporter, je m’evanouissais tout siraple- 
ment. 

La douleur etait telle que je souhaitais la mort. Mes escapades 
mentales n’etaient plus suffisantes pour m’aider a controler ce 


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Paroles de ioriures 


surplus de douleur. Crier ni’aidait toujours, je hurlais comiue 
uue bete blessee. Meme ce soulagement-lane ra’etaitplus permis. 
Said m’enfongait ses chiffons, maintenant degoutant de mes 
vomissures et de mon s^g, dans la boucfae. J ’essayais de tout faire 
pour eloigner mon esprit de ce qui se passait, mais en vain. Mes 
prieres devenaient des haletements desesperes. II ne restait plus 
qu’a cesser de vivre, mais comment m’oter la vie en etant 
constamment ligote ? 

Je transpirais tellement que ma peau etait devenue toute 
gluante avec des infections un peu partout. La seule eau que je 
recevais etait macuiee de restes de nourriture. J’etais deshydrate. 

Les mouches et d’autres insectes s’agglutinaient sur mon 
corps comme surun cadavre. J’etais trop endolori pourressentir 
leurs piqures, mais j ’entends encore aujourd’hui le choeur constant 
de leurs ailes. Je me sentais sale et je sentais la chair brulee, le 
sang, les vomissures et la transpiration. 

Cc Jour-la, Said etait frustrc de n’avoir obtenu aucun rcsultat. 
11 me regardait comme s’il voulait me tuer. 11 etait fou de rage, 
ses yeux etaient grands ouverts et plus menapants que d’habitude. 
II me sautait dessus, me donnait des coups de pied dans le dos 
de toutes ses forces. La douleur etait intolerable. En un court 
momcntj’cus rimprcssion que mon esprit flottaithors de mon 
corps comme si j’etais un spectateur plutot qu’un participant. 
J’etais au-dela de la douleur. 

«Eau »,« helicoptere »,«trou » se poursuivaient sans relache. 

Maintenant, des que la douleur devenait intense, je m’evanouis- 
sais. La violence dc la douleur n’avait pas diminud ct j ’ctais plus 
souvent dans le coma que sur la flamme de!’« helicoptere ». II 
s’ensuivait que les seances de torture etaient de plus en plus 
courtes. 

Remy Madoui 

J'ai etefellagha, officier frangais et deserteur, Seuil, 2004 


19 JuiLLET 1960, Chanoine Brencicle, La Croix 

Un bon nombre de chretiens se mobilisent pour la defense 
de la dignite de I ’homme, aux coth des combaUants du FLN. 
Un homme d ’Eglise en particulier se distingue par ses prises 
de position courageuses, Varcheveque d'Alger Leon-Etienne 


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Parolas Je iortures 


Duval De mime, le chanoineBrenckle s ’indignepubliquement 
de I 'horreur qu ‘il a vue dans un camp de regroupement. 

J ’ai visite demierement un camp de regroupement, uti village 
de 1 300 families. 35 maisons abritent 70 families. Les autres -1 
230 - sont terrees dans la boue, sur un plateau vente, derriere quel- 
ques bidons et quelques planches. Les enfants ont le crane pointu, 
le ventre gros et nu, des jambes sans mollets et des pieds retrousses. 

Chanoine Brenckle 

cite par Henri Alleg. La Guerre d'Algerie, tome Til, p.211, 

Paris, Temps Actuels, 1986 

6 SEPTEMBRE 1960, « MANIFESTE DES 121 », 

VERITfe-LlBERTt 

Le « Manifests des 12i », signs par des intellectuels, des 
universitaires et des artistes, estpuhlie le 6 septemhre I960 
dans Verite-Liberte, au lendemain du proces du reseau 
Jeanson, groups de militants franqais qui travaillaitpour le 
FLN, en collectant et en transportant de I ’argent et des faux 
papiers (les «porteurs de valises »). Le yGHmo/Verite-Liberte 
fut aussitot saisi. Parmi les signataires, essentiellement de 
gauche, souventproches du PCffigurent Jean-Paul Sartre, 
Vercors, Simone de Beauvoir, Pierre Boulez, Andre Breton, 
Alain Robbe-Gfillet, Jean-Frangois Revel, Theodore Monod, 
Andre Mandouze... Signer le Manifests des 121 revient d 
soutenir I 'insoumission des appeles, d condamner la pratique 
de la torture et a demander la fin des combats enAlgerie; c ’est 
aussi encourir la repression dupouvoir. 

« Declaration sur le droit a Tinsoumission dans la guerre 
d’Algerie » 

Un mouvement tres important se developpe en France, et il est 
necessaire que Fopinion franyaise et intemationale en soit mieux 
informce, au moment ou Ic nouveau toumant de la guerre d’Algerie 
doit nous conduire a voir, non a oublier, la profondeur de la crise 
qui s’est ouverte il y a six ans. 

De plus en plus nombreux, des Fran 9 ais sont poursuivis, empri- 
sonnes, condamnes, pour s’etre refuses a participer a cette guerre 


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Paroles de ioriures 


ou pour etre venus en aide aux combattants algeriens. Denaturees 
par leurs adversaires, mais aussi edulcorees par ceux-la meraes 
qui auraient le devoir dc Ics defendre, leurs raisons restent gene- 
ralement incomprises. 11 est pourtant insuffisant de dire que cette 
resistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation 
d’honinies atteints dans leur honneur et dans la juste idee qu’ils 
se font de la verite, elle a une signification qui depasse les circons- 
tances dans lesquelles elle s’est affirmee et qu’il importe de 
ressaisir, quelle que soil Tissue des evenements. 

Pour les Algeriens, la lutte, poursuivre soit par des moyens mili- 
taires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune 
equivoque. C’est une guerre d’independance nationale. Mais, 
pour les Fran 9 ais, quelle en est la nature ? Ce n’est pas une guerre 
etrangere. Jamais le territoire de la France n’a ete menace. II y 
a plus : elle est menee contre des hommes que TEtat atfecte de 
tx)nsiderer comme franyais, mais qui, eux, luttent precisement pour 
cesser dc Tctrc. T1 nesuffiraitmemepas de direqu’il s’agitd’une 
guerre de conquete, guerre imperialiste, accompagnee par surcroit 
de racisme. H y a de cela dans toute guerre, et Tequivoque persiste. 

En fait, par une decision qui constituait un abus fondamental, 
TEtat a d’abord mobilise des classes entieres de citoyens a seule 
fin d’accomplircc qu’il dcsignait lui-memc comme une besogne 
de police contre une population opprimee, laquelle ne s’est 
revoltee que par un souci de dignite elementaire, puisqu’elle 
exige d’etre enfinreconnue comme communaute independante. 

Ni guerre de conquete, ni guerre de « defense nationale », ni 
guerre civile, la guerre d’Algdrie est peu ^ peu devenue une 
action propre a Tarmee et a une caste qui refusent de ceder devant 
un soulevement dont meme le pouvoir civil, se rendant compte 
de Teffondrement general des empires coloniaux, semble pret a 
reconnaitre le sens. 

C’est, aujourd’hui, principalement la volonte de Tannee qui 
entretient ce combat criminel et absurde, et cette armee, par le 
role politique que plusieurs de ses hauts representants lui font 
jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de 
toute legalite, trahissant les fins que Tensemblc du pays lui 
confie, compromet et risque de pervertir la nation meme, en 
forqant les citoyens sous ses ordres a se faire les complices 
d’une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze 
ans apres la destruction de Tordre hitlerien, le militarisme fran- 


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Parolas Je iortures 


9 ais, par suite des exigences d’une telle guerre, est parvenu a 
restaurer la torture et a en faire a nouveau comme une institu¬ 
tion en Europe ? 

C’est dans ces conditions que beaucoup de Fran 9 ais en sont 
venus aremettre en cause le sens de valeurs et d’obligations tradi- 
tionnelles. Qu’est-ce que le civisme, lorsque, dans certaines 
circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a-t-il pas 
des cas ou le refus est un devoir sacre, ou la «trahison » signifie 
le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonte de ceux 
qui I’utilisent comme instrument de domination raciste ou ideo- 
logique, I’armee s’affirme en etat de revolte oiiverte ou latente 
centre les institutions democratiques, la revolte centre Tarmee ne 
prend-elle pas un sens nouveau ? 

Le cas de conscience s’esttrouve pose des le debut de la guerre. 
Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se 
soit resolu concretement par des actes toujours plus nombreux d’in- 
soumission, dc desertion, aussi bicn quo de protection ct d’aidc 
aux combattants algeriens. Mouvements libres qui se sont deve- 
loppes en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, a la 
fin, malgre leur desaveu. Encore une fois, en dehors des cadres 
et des mots d’ordre preetablis, une resistance est nee, par une 
prise dc conscience spontance, clierchant et inventant des formes 
d’action et des moyens de lutte en rapport avec une situation 
nouvelle dont les groupements politiques et les joumaux d^opi- 
nion se sont entendus, soit par inertie ou timidite doctrinale, soit 
par prejuges nationalistes ou moraux, a ne pas reconnaitre le sens 
ct les exigences veritablcs. 

Les soussignes, considerant que chacun doit se prononcer sur 
des actes qu’il estdesormais impossible de presenter comme des 
faits divers de Taventure individuelle, consid^ant qu’eux-memes, 
a leurplace et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non 
pas pour donner des conseils aux homines qui ont a se decider 
personnellement face a des problemes aussi graves, mais pour 
demander a ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre a 
I’equivoque des mots et des valeurs, declarent: 

-Nous respectons ct jugeons justifie le refus de prendre les 
armes contre le peuple algerien. 

-Nous respectons et jugeons justifiee la conduite des Frangais 
qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux 
Algeriens opprimes au nom du peuple frangais. 


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Paroles de ioriures 


- La cause du peuple algerien, qui coiitribue de fa^on deci¬ 
sive a miner le systeme colonial, est la cause de tons les hommes 
libres. 


Lettre d’intellectuels americains 

Aux srGNATAiRRS nu « Mantfestr des 121 » 

C’est avec beauconp d’inquietudes quenous suivons les nouvelles 
sur la repression quotidienne contre la liberte de pensee en France. 
Aussi les soLissignes, artistes, ecrivains et autres intellectuels, desi- 
rent-ils exprimer leur foi absolue au droit d’opposition. 

Ainsi que plus de deux cents d’entre vous viennent de rafFirraer 
dans la « Declaration sur le droit a I’insoumission dans la guerre 
d’Algerie », il y a des situations ou il ne sufilt pas de dire que la 
resistance aux pouvoirs publics est respectable; car c’est I’hon- 
neur meme de ceux qui protestent qui est en jeu. Nous reconnais- 
sons comme vous que ce cas pose un probleme de conscience pour 
chacun, et nous estimons que pour tous ceux qui donnent une 
valeur a la lutte pour le maintien des institutions democratiques, 
cette lutte est aujourd’hui un souci pressant. 

Lc principc d’opposition est unc tradition rcconnue dans notre 
propre pays aussi bien que dans le votre. De meme que I’un de nos 
plus grands opposants, Henry-David Thoreau, qui protestait contre 
I’esclavage et la guerre du Mexique qu’il considerait comme 
imperialiste, nous defendons le droit« de refuser allegeance au 
gouvememcnt ct de lui resistor quand sa tyrannic et son incapa- 
cite sont si grandes qu’elles en deviennent insupportable s». 

Nous aussi, nous avons constate la restriction progressive des 
libertes et le declin de toute vie politique, en France et ailleurs. 
Nous deplorons la censure et la persecution ou qu’elles soient 
pratiqudes. Nous vous soutenons dans votre attitude d’opposition, 
car nous savons que partout les hommes soucieux des droits de 
conscience sont menaces au meme titre. 

Cette Icttrc a etc signee entre autres par : Stanley Kuntz, Robert Lowel, 

Karl Shapiro, Richard Wilbur, poetes titulaires du Prix Politzer ; des ro- 
maueiers, Norman Mailer el James T. Parrel; le soeiolugue C. Wrighl 

Mills ; rhistorien Lewis Mumford... 


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Parolas Je iortures 


Mars 1961, temoignage du sergent J.V., 

Le Monde du 11 octobre 2001 

Les anciens appeles temoignent des exactions massives infli- 
geespari’armeefran^aise auxfemmes entre 1954 el 1962 ; 
parmi ces humiliations, le viol reste la plus cachee, la plus 
tue, par les hourreaux autant quepar les victimes. J. V., sergent 
appele en 1961 dans le secteur de Constantine, le raconte. 

Les prisotiniers qu’on torturait dans ma compagnie, c’dtaicnt 
presque toujours des femmes. Les hommes, eux, etaient partis au 
maquis, on bien avaient ete envoyes dans un camp de regroupe- 
ment entoure de barbeles electrifies a El Milia. Vous n’imaginez 
pas les traitements qui etaient reserves aux femmes. Trois adju- 
dants les «interrogeaient» regulierement dans leurs chambres. 
Enmars 1961, j’en ai vu quatre agoniser dans une cave pendant 
huit jours, torturees quotidiennement a I’eau salee et a coups de 
pioche dans les seins. Les cadavres nus de trois d’entre elles ont 
ensuite ete balances sur un talus, au bord de la route de Collo. 

J.V. 


1961, RECIT d’Henri Fouillot 

A 23 ans, etudiant en droit et sursitaire, Henri Pouillot est 
affecte a la Villa Shini, centre de torture tristement cHebre de 
I 'armee frangaise. Secretaire, il note ce qui se dit lors des 
seances de torture. Les viols apparaissent comme des prati¬ 
ques courantes; Benoit Rey, dans Les Egorgeurs, le conftrme 
egalement. 

A la villa S6sini, les femmes 6taient violees en moyenne neuf 
fois sur dix, en fonction de leur age et de leur physique. On s’ar- 
rangeait, lors des rafles dans Alger, pour en capturer une ou deux 
uniquement pour les besoins de la troupe. Elles pouvaient rester 
un, deux, ou trois Jours, parfoisplus. [...] T1 y avait deux catego¬ 
ries de viols: ceux qui etaient destines a faire parler, et les viols 
« de confort», de defoulement, les plus nombreux, qui avaient lieu 
en general dans les chambrees, pour des raisons de commodite. 
La quinzaine d’hommes affectes a la villa Sesini avait une liberte 


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Paroles de ioriures 


totale dans ce domaine. II n’y avait aucun interdit. Les viols 
elaient une torture comme une autre, c’etait juste un complement 
qu’offraient les femmes, a la difference des hommcs. 

Henri Pouillot, 
La Villa Sttsini, Editions Tiresias, 2001 

5 OCTOBRE 1961, communique. DU prEfrt de police 
Maurice Papon 

En octohre 1961, alors que la Guerre d'Algerie dure dejd 
depuis sept ans, I 'engagement du FLNs 'intensive, la repres¬ 
sion policiere se durcit. Depuis I 'ete, les relations entre la 
police frangaise et le FLN ne cessent de se deteriorer. 22 
policiers trouvent la mort dans des attentats du FLN en dix 
mois. Le gouvemement cherche a, calmer le jeu en vue de la 
preparation des accords d'Evian, mais certains elements de 
la police ont des etats d 'ame et I 'OAS se dechaine. Les rafles 
et les perquisitions d I 'encontre des Frangais musulmans 
d ’Algerie se muUiplient dans Paris el sa banlieue. Dans la nidt 
du 23 aout, quinze attentats d I ’explosifsont commis d Paris 
et dans la banlieue par I 'OAS, dont deux visent des hotels ou 
demeurent des Algeriens. En septembre 1961, des cadavres 
de Nord-Africains sont retires de la Seine. Les extremistes 
s ’qffrontent. Pour calmer lejeu, le gouvemement decide le 5 
octobre de mettre en place un couvre-feu pour tous les Frangais 
musulmans d'Algerie de la regionparisienne. 

Dans le but de mettre un terme sans delai aux agissements 
criminels des terroristes, des mesures nouvelles viennent d’etre 
decidees par la prefecture de police. En vue d’en faciliter I’exe- 
cution, il est conseille de la fagon la plus pressante aux travail- 
leurs algeriens de s’abstcnir de circuler la nuit dans les rues de 
Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulierement de 20 
h 30 ^ 5 h 30 du matin. [...] 

D’autre part, il a etc constate que les attentats sont la plupart 
du temps le fait de groupes de trois ou quatre bommes. En conse¬ 
quence, il est tres vivement recommande aux Frangais musulmans 
de circuler isolement, les petits groupes risquant de paraitre 
suspects aux rondes et patrouilles de police. Enfm, le prefet de 
police a decide que les debits de boissons tenus et frequentes 


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Parolas Je iortures 


par les Fran 9 ais musulnians d’Algerie doivent termer chaque 
jour a 19 h. 

Maurice Pai’ON 

20 OCTOBRE 1961, LETTRE DE JOSEPH GOMMENGINGER AU 
BUREAU FEDERAL DU SYNDICAT GENERAL DE POLICE 

Pour protester contfe I ’instauration du couvre-feu, le FLN 
decide d'organiser des manifestations pacifistes nocturnes. 
Tons les Algeriens de la region parisienne, femmes etenfants 
(meme en tres bos age), sont alors vivement invites, parfois sous 
la contrainte, d nianifesterpacifiquement. Maurice Papon 
donne I ’ordre aux 7 000 gardiens de la paix et 1 400 CRS et 
gendarmes mobiles de reprimer les manifestations. Plus de 10 
000Algeriens sont interpelles et internes aupalais des Sports, 
au Parc des expositions, au stade de Coubertin, au Centre 
d’identification de Vincennes. Pendant quatre Jours les 
violences continuent. S’il n'est pas possible de determiner 
exactemeni combien d'Algeriens furent lues le 17 ociobre 
1961 et les jours qui suivirent, le chijfre de plusieurs centaines 
de morts est vraisemblable. llfaudra du temps avant que ces 
violences policieres ne so lent connues. 

Joseph Gommenginger est gardien de la paix dans le XV airon- 
dissement. 


II m’a etepenible d’assister a des actes indignes d’etres civilises 
[...]. Des actes d’unc bestialitc revoltantc ont etc commis de propos 
delibere par des policiers qui n’avaient meme pas participe au 
maintien de Tordre lors de la manifestation. Systematiquement, 
les musulnians descendant des cars etaient assommes a coups de 
matraque, jetes au sol el pietines. Le nombre de doigts ecrases, de 
cotes cnfoncces et de fractures du crane nc sc coniptc plus [...]. Jc 
ne m'etendrai pas sur ce sinistre tableau d’une sauvagerie inoui'e. 

II faut cependant se poser la question: comment des policiers 
en sont-ils arrives la ? Toute cette affaire a ete orchestree sciem- 
ment dans les coulisses par ceux qui ont interet a semer le desordre 
dans la capitale. Des le debut des manifestations, on a fait courir 
dans les services le bruit que des dizaines de gardiens de la paix 
avaient ete tues et qu’il y avait des centaines de blesses parmi nos 
collegues. II va de soi qu’une telle nouvelle a survolte immedia- 


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Paroles de ioriures 


temetit le climat et a incite certains a la violence. Pourquoi rad- 
ministration n’a-t-elle pas dementi immediatement ces fausses 
nouvelles ? Eileen ales moyenset clle nc Tapas fait. T1 y a done 
des responsables a notre tete qui ne sont plus a leur place. 

D’autre part, je tiens a stigmatiser I’attitude de M. Paris, 
controleur general du district, qui a assiste a ces actes de 
barbaric et qui n’a rien fait pour faire cesser les violences... 
J’estime que ce monsieur a failli a son devoir et a fui ses respon- 
sabilites de chef. Ici je parle au nom de la grosse majorite de 
mes camarades duxv= [arrondissement], car tous ceux qui ont 
assiste a ces actes inqualifiables sont ecceures. 

Face a cette situation, je pense que notre organisation ne pent 
rester dans Timmobilisme et qu'elle ne peut se solidariser avec 
des gens qui ont deshonore leur uniforme et abandonne toute 
dignity huniaine. 

Joseph Gommengimger 


OCTOBRE. 1961, BENOIST REY, ViRITi-LlBERTE 

« Le chant du deshonneur » 

Je n’oublierai jamais Tecartelement algerien, aux quatre vents 
de Pagonie. Ni les enfants, dans les mines, cherchant qui pleurer. 
Ni les hommes, fusilles a Taube, egorges la nuit, entre les murs 
de la honte. Ni les femmes violentees, ni le hideux sourire du 
subomeur, mon camaradc. 

Je n’oublierai jamais les incendies dans la montagne, les 
agneaux eventres, au hasard de la cmaute. Ni les pistes de haine, 
les corteges de douJeur. Ni le regard faux des chefs, ordonnateurs 
de massacres. Ni leur rire devant la torture, la bastonnade, la 
mutilation. 

Depassant I’arbitraire et l’absurde,jen’oublierai jamais ce que 
fut notre guerre, la guerre de nos vingt ans. Faire la guerre, e’est 
etre moins qu’un homme et bien plus qu’un salaud. 

BenoistRhY 


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Parolas Je iortures 


8 FEVRIER 1962, LES MORTS DE CHARONNE 

A partir de 1961, Paris connait de nomhreuses manifesta¬ 
tions reunissantplusieurs milliers depersonnes, a I 'initiative 
des forces de gauche, tandis que la violencepoUciere se gene¬ 
ralise. Le PCF et les syndicats de gauche (CGT, CFTC, UNEF, 
FEN...) appellent d manifester le 8fevrier /962 dans le quar- 
tier de la Bastille d Paris contre les attentats de I 'GAS et 
pour lapaix enAlgerie. Dans un contexte tendu, I'etatd'ur- 
gence ayant ete decrete en 1961, la manifestation est inter- 
dite. Le prefet Papon met en place 2200policiers, gendarmes 
mobiles et CRS. La manifestation est chargee par la police au 
moment de sa dispersion et, alors que les manifestants tentent 
de se refugier dans la bouche de metro de la station Charonne, 
la panique et les pietinements causent 9 morts et 250 blesses. 
La police accuse des provocations de VOAS, mais son accu¬ 
sation sera ulterieurement rejetee par la Cour de surete de 
I 'Etat. 


1 FEVRIER 1962, TRACT 

TOUS EN MASSE, ce soir a 18 h 30, place de la Bastille 

Les assassins de I’OAS ont redouble d’activite. Plusieurs fois 
dans la joumee de mercredi, I’OAS a altente a la vie de person- 
nalites politiqucs, S 5 mdicalcs, universitaircs, de la prcssc ct des 
lettres. Des blesses sont a depiorer; Fecrivain Pozner est dans im 
etat grave. Une fillette de 4 ans est tres grievement atteinte. II 
faut en fmir avec ces agissements des tueurs fascistes. II faut 
imposer leur raise hors d’etat de nuire. Les coraplicites el Fira- 
punitc dont ils bdndficient de la part du pouvoir, malgr6 les 
discours et declarations officielles, encouragent les actes crimi- 
nels de FOAS. Une fois de plus, la preuve est faite que les anti- 
fascistes ne peuvent compter que sur leurs forces, sur leur union, 
sur leur action. Les organisations soussignees appellent les travail- 
leurs et tons les antifascistes de la region parisienne a proclaraer 
leur indignation, leurvolontedefaire echec au fascisme et d’im- 
poser la paix enAlgerie. 


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Paroles de ioriures 


17 FEVRIER 1962, TEMOIGNAGE DE CLAUDE BOURET, 

Le Travailleur 

Claude Bouret, responsable syndical CFTC, livre dans Le 
Travailleur son iemoignage du 8 fevrier 1962. 

Les gens qui refluaient, voyant s’ouvrir devant eux la bouche 
du metro Charonne, s’y etaient engouffres avec une telle preci¬ 
pitation que les premiers trebucherent au bas des marches, ecrases 
aussitot par ceux qui se pressaient derriere eux, si bien que tons 
tomberent les uns sur les autres le long de Tescalicr, comme un 
chateau de cartes. Les premiers se trouvaient enfouis sous quinze 
couches humaines. Le gros de la charge de police poursuivait son 
chemin dans le boulevard Voltaire, mais un groupe de forces de 
I’ordre, voyant le spectacle de la bouche de metro, entoura Ten- 
tree et se mit alors a trapper les demiers manifestants qui, au 
sommet du tas, cherchaient encore a s’y infiltrer pour echapper 
aux coups. Les corps des gens assommes furent lances par-dessus 
les rambardes, puis les agents jeterent sur nous une table de cafe 
et trois sections de fonte arrachees aux grilles de protection des 
arbres. Je me trouvais coince a mi-hauteur. A cote de moi, je vis 
deux femmes apparemment mortes. L’une d’elles avail la figure 
violettc. Nous commencions a nous relcvcr quand les policiers 
revinrent nous aveugler de grenades lacrymogenes. 11 nous fallut 
refluer a Tinterieur de la bouche du metro avec les corps des 
blesses et des moribonds. 

Claude Bouret 


Automne 1957 - 1962, temotgnage du sous-ofeicier X 

Le sous~officier X s ’engage dans Varmee de terre d 28 ans, 
en 1953, apres avoir perdu son emploi de vendeur dans un 
magasin en faillUe. Marie, pere d’unepetitefille, it a « une 
sensibilite plutot de gauche ». II serf dans les DOF (detache- 
ments operationnels de protection) deVautomne 1957 a, 1962. 
Au terme de dix ans de service, il ohtient un emploi reserve 
dans I’administration. De retour en France, il aide les 
Algerians. En 1977, il envoie une leitre de dix pages au jour- 
naliste Jean-Pierre Vittori qui vient de pub Her Nous, les 
appeles d’Algerie (Ramsay). A I’aide de ce document brut et 


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Parolas Je iortures 


apres des dizaines d’heures d ’entretiens avec son auteur, Jean- 
Pierre Vittori ecrit en 1980 un livre terrible, On a torture en 
Algerie (Ramsay). Le sous-qfficier Xest aujourd'hui decade, 
il aurait ami avoir eteJuge de son vivant, ajin depouvoir s 'ex- 
pUquer II a ete amnisUe en veriu des accords d'Evian de 1962. 
Les DOP ont ete crees par les Frangais en 1956 et ontfonc- 
tionne d partir de 1957 : ces petites unites, d'environ 25 
hommes, avaient pour mission de demanteler I ’appareii du 
FLN - par tons les moyens. De nombreux appeles y sont 
affectes, representantgeneralementplus de la moitie des effec- 
tifs. Les militaires servant dans les DOP ne sont en general 
Jamais reverses dans I’armee reguliere. A Vautomne 1959, 
les DOPfurentdissous et, dans un but de camouflage, appeles 
« balaillons d'infantene ». 

Le DOP etait compose d’un officier - en principe un capi- 
taine de deux ou trois officiers adjoints, de quatre ou cinq sous- 
officicrs,dequinzcavingtappeles. [...] ChaqueDOPcomprenait 
un ou plusieurs interpretes (generalement recrutes chez les« pieds- 
noirs », les appeles de meme souche,«les rallies » du FLN ou bien 
des harkis). 

Ces personnels avaient un traitement de choix, surtout pour les 
appeles. La discipline etait fort libre, la taculte de se mettne en tenue 
civile, des avantages en nature - foumis par les« fonds speciaux 
», des cadeaux a Noel, un ordinaire plus substantiel que dans les 
corps de troupe, I’absence de services de garde et de toutes les suje- 
tions des services de gamison, un foyer-bar bien achalande. [...] 
Le logement des DOP etait adaptc k la mission. Generalement 
une villa, spacieuse mais ecartee de tout camp militaire. Le 
personnel prit vite Thabitude de vivre en « vase clos » et de ne 
jamais frequenter ses camarades des autres armes. [...] De 
nombreux DOPpossedaient dans leurs dependances des moutons, 
volailles, lapins, des produits des « prises » qui servaient a 
ameliorer I'ordinaire. [...] Les personnels officiers et sous-offi- 
ciers avaient un ordre de mission permanent, avec leur photo, 
barre d‘’un bandeau tricolore, precisant qu’ils avaient la faculte 
de transporter dans n’importe quel vchicule des personnes des deux 
sexes dont ils n’avaient pas a reveler Tidentite aux controles mili¬ 
taires ni a expliquer leur presence ni leur destination (on imagine 
facilement les abus qui ont pu avoir lieu avec cette facilite, surtout 
avec les femmes) [...]. Je me souviens avoir feuillete un epais 


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Paroles de ioriures 


dossier de directives et de notes de service a Tattention des DOP 
lots de leur implantation. L’une d’elles, Ires breve, signee par une 
autorite militaire dont [j’ai] oublic le nom precisait que « les 
interrogatoires devaient etre menes de maniere telle que la dignite 
humaine serait respectee ». II va sans dire que cette directive est 
restee lettre morte et enterree. [...] II faut reconnaitre que la 
torture existait en Algerie bien avant I’implantation des DOP. 
Elle fut pratiquee de maniere courante dans les corps de troupe 
des I’arrivee du corps expeditiormaire. [...] Mais ce n’etait que 
du « bricolage » au stade artisanal, de I’iniprovisation. Du reste, 
la notion restait vague et imprecise en ce domaine. Des bourrades, 
un « passage a tabac » peuvent-ils etre consideres comme de la 
torture... ? Avec les DOP, elle allait entrer dans une phase ration- 
nelle, efficace, industrielle... 

Bien entendu,«la torture » n’existait pas. Ni officiellement, 
ni officieusement. En sept annees que nous avons passees en 
Algcric, c’estun mot que nous n’avons jamais cntcnduprononccr 
une seule fois. [...] 11 n’y avait done ni torture, ni supplices, ni 
bourreaux, ni tortionnaires, pas plus que des tortures ou suppli- 
cies. II n’y avait que des «interrogatoires », des «interrogateurs 
» et des «interroges ». La gamme de ces interrogatoires» etait 
subtile. Elle allait de Tinterrogatoire « simple » ou de routine, 
passait par I’interrogatoire « pousse », « approfondi» ou «tres 
pousse ». Semblablement au Moyen Age, il y avait la question 
ordinaire et la question extraordinaire. 

Au debut de leur implantation, les DOP copierent les methodes 
des corps dc troupe. Passages k tabac, le tcl6phonc de campagne 
EES, la « touque » d’eau. Petit a petit, on innova, on experi- 
menta des methodes plus efficaces. On fit des progres... 
L'imagination aidant, on perfectionna cet art. On s’aper 9 ut que 
la generatrice (la fameuse « gegene » a pedales) debitait un 
courant supdrieur au tdlephone de campagne EES. Les DOP n’en 
possedaient point, mais allaient en emprunter une au service de 
transmissions le plus proche. 

Les DOP echangeaient entre eux de bons « tuyaux », se 
communiquaient des methodes d’interrogatoires. II y avait diffc- 
rentes ecoles. Certains interrogeaient le patient dans la position 
horizontale, nu et attache sur un lit Picot ou une planche, d’au- 
tres preferaient I’interroger dans la position verticale, attache a 
des anneaux scelles dans le mur dans la position du « soleil». J’ai 


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Parolas Je iortures 


coimu un officier qui preconisait I’introduction de Dolpic (revulsif 
puissant) dans I’anus du padenl. [...] IIY ^ut Temploi de la larape 
a souder, dont la flammo etait appliqucc sur les picds, du coton 
impregne d’alcool a briiler sur les parties genitales, des applica¬ 
tions de cigarettes. Un volume, helas, ne suffirait pas a decrire tout 
cela. [...] 

L’air epaissi par la fumee des cigarettes, I’afTreuse odeur des 
corps supplicies en sudation se melangeant a I’odeur des dejec¬ 
tions (reaction physiologique frequente des corps tortures), de 
Turine, ajoutons a cela les cris, les hurlements, les supplications, 
les bruits de coups... Les interrogateurs faisaient de frequentes 
pauses durant lesquelles on buvait (il fallait bien un « doping » 
pour soutenir les nerfs, on buvait du vin ou de la biere en grande 
quantite, on fumait egalement beaucoup, enormement meme) et 
Ton continuait. Ces « interrogatoires » conimen 9 aient parfois 
vers 21 h et ne s’achevaient parfois que vers 4 ou 5 h du matin. 
[-■] 

Pour les interrogateurs, les moments les plus penibles coramen- 
paient apres la deuxieme partie de la nuit. Les nerfs excites soit 
par I’alcool soit par le manque de sommeil, par la fatigue, par le 
desir d’avoir des renseignements a tout prix ; alors les coups 
tombaicnt plus drus ; la torture s’cxaccrbait. [...] 

Notre triste experience dans ce domaine nous permet d’af- 
firmer que les renseignements obtenus par la torture, independam- 
ment de toutes considerations morales, furent maigres. Et cela se 
comprend facilement. Le supplicie, pour arreter ne serait~ce qu ’un 
instant scs souffrances insupportablcs, avoir un moment dc r6pit, 
avouait n’importe quoi [...]. Nous avons egalement tire les ensei- 
gnements suivants. L’etre fmste, primitif, sachant generalement 
peu de choses, etait tres endurant a la torture, parlait peu. Nous 
avons vu des collecteurs de fonds du FLN preferer mourir que 
d’avouer. L’etre 6volu6, r6tudiant de culture franpaise, 6tait plus 
fragile. II avaitunehorreur physique de la violence. [. ..jlldonnait 
un peu de renseignements vrais pour se rendre credible. Beaucoup 
de faux. 

Tnterrogcr les femmes, chose rcdoutable ! Ces dernieres 
n’etaientnullementexemptes de la torture [...] ;mais de torture, 
disons, au premier degre. Le telephone seulement leur etait 
applique suivant la methode classique (un fil autour de I’oreille, 
Tautre introduit dans les parties genitales - elles etaient interro- 


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Paroles de ioriures 


gees entierement nues, bien entendu). Generalenient beaucoup 
plus fines que les hommes, elles parlaieut beaucoup, cherchant 
a « noyer le poisson », dire un pcu dc verite melange a beau- 
coup de faux. 

II semble que les viols furent rares, viol tout au moms au sens 
actuel du temie, c’est-a-dire agression physique et brutale. Un 
interrogateur, par exemple, desirant une femme, n’avait nul 
besoin de se livrer a une agression physique. 11 lui suffisait 
d’exercer une certaine pression morale, faire miroiter la pers¬ 
pective d’une liberation pour arriver a ses fms. 

Sympathiser avec un prisonnier etait considere comme une 
faute grave. Donner un verre d’eau a un torture pareillement. 
Mais jamais de sanction, dans le DOR On lavait son linge sale 
en famille. [...] On ne quittait jamais les DOP, on ne quittait 
jamais la « boutique ». Nous en savions trop, nous en avions 
trop vu, le CCR"^ preferait nous garder dans son giron pour eviter 
toute publicitc facheusc. [...] 

Univers etrange que celui des DOP. Dans ce microcosme 
vivant en vase clos ou toutes les valeurs etaient inversees, defor- 
mees. [...] 

Les prisonniers ou prisonnieres sejouraaient parfois long- 
temps dans les DOP. Ils ne restaient pas inactifs dans la joumec. 
11s etaient utilises aux taches les plus diverses : corvees de 
nettoyage, lavage de vaisselle et de vetements des personnels 
des DOP... De ce fait, ils jouissaient d’une semi-liberte a f inte- 
rieur des locaux. [...] Ils devenaient en quelque sorte des compa- 
gnons dc la vie quotidienne. [...] Lamethode favorite des DOP 
etait de « mouiller », de compromettre le prisonnier au maximum 
vis-a-vis du FLN en le confrontant a d’autres prisonniers, en le 
faisant participer aux interrogate ires et meme [...] pratiquer lui- 
meme la torture sur ses compatriotes. Des prisonniers tellement 
compromis [...] suppliaient de tester dans le DOPplutot que 
d'etre liberes. 

[Entin, il y a] les fameuses « corvees de bois » appliquees a 
des prisonniers juges iirecuperables. [...] Au cours d'une sortie 
dc nuit, le chef dc DOP ou un de ses adjoints emmenait le prison¬ 
nier dans sa Jeep. Dans un endroit retire, il lui tirait une rafale de 
PM dans le dos. Le cadavre etait ensuite immediatement ense- 


14. Centre de coordination interarmees, QG des DOP. 


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Parolas Je iortures 


veli sur place par uiie « corvee » designee a cet effet, les traces 
de la tombe soigneusement effacees. [...] 

Tons les procedcs, errements, que [j’ai] enumercs n’auraicnt 
du etre appliques que par des organismes hautement specialises du 
SDECE (Service de documentation exterieure et du contre-espion- 
nage) et pratiques par un personnel hautement fonne. Or rolTicier 
d’anillerie qui arrivait de metropole et le sous-officier n’etaient 
nullement prepares a une pareille tache. Et que dire des appeles 
destines a devenir des« manipulants » et a appliquer la torture ! 

J’ai eu connaissance de cas de conscience, mais je regrette de dire 
qu’ils fiirent rares. On s’habitue a tout, meme a rhorreur. Parfois 
indigne, toujours ecoeure, on finissait par s’habituer aux cris, aux 
gemissements des supplicies. [...] Les appeles etaientpris dans le cycle 
infernal, absoibesparl’engrenage. Tout compte fait, on attendait la 
« quille » et, dans un DOP, on etait relativeinent plus tranquille que 
les copains qui crapahutaient dans le djebel. Etpuis ces precedes 
ctaient approuves par dc hautes autorites morales et militaircs... 
pouvait-on etre plus royaliste que le roi ? [...] 

S’il existe d’innombrables amicales regroupant des anciens de 
tels regiments d’infanterie, ou du enieme regiment d’artillerie, a 
[ma] connaissance il n’existe absolumenl aucune araicale regrou¬ 
pant des anciens du CCI ou des DOP. 11 n’y avait pas de cama- 
rades mais des complices, nous le sentions confusement. 

Nous avions fait une sale besogne et elle n’avait servi stricte- 
ment a rien. Notre action avait echoue lamentablement devant la 
determination de tout un peuple. Nous restions seuls et isoles 
avec nos souvenirs, nos affreux souvenirs. 

cite par Jean-Pierre Vittori 
Nous, les appeles d’Algerie, Editions "Ramsay, 2007 

f 

On a torture en Algerie, Editions Ramsay, 2007 


26 MARS 1962, TfiMOIGNAGE PERSONNEL 
DE Jean-Claudh Kessler 

Le 26 mars 1962, rue dlsly d Alger, des Frangais, civ Us non 
aimes, partisans du maintien du statu quo de FAlgerie fran- 
gaise, manifesteni, decides d forcer les barrages des forces 
de I 'ordre qui fouillaient le quartier de Bab EFOued d la suite 
du meurtre de six appeles par VOAS. Us se heurtent d un 


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Paroles de ioriures 


barrage tenu par I’armee frangaise. Jean-Claude Kessler, 
sous-ojficier au9' Bataillon de Zouaves raconte «le massacre 
de la rue d’Jsly ». 

Vers 9 h 30 ce jour-la, ma section avait ete mise en alerte et 
des 11 h 30 je me mettais en place a I’entree de la rue d’Isly, 
legereinent a gauche, face a la Grande poste. Je devais interdire 
Tacces a des escaliers permettant d’acceder au Gouvemement 
general par des manifestants. Nous avons dispose en travers des 
chevaux de frise (parallelepipedes de barres metalliques entou- 
rccs de fils barbelcs) ct puis nous avons commence a attendre Ic 
debut de la manifestation. Petit a petit, les gens sont arrives ; 
e’etait pour la plus grande majorite des femmes, des enfants et 
des personnes d’age mur, car il ne fallait pas provoquer les troupes 
qui se mettaient en place. 

La place etait encore clairsemee quand mes hommes et moi 
avons vu arriver une compagnie du 4® Regiment de tirailleurs 
qui arrivait du bled, bardee de mitrailleuses (A.A52). Un affreux 
pressentiment m’a envahi car, face a une foule desarmee, on ne 
met pas de mitrailleuses sauf, conune jepouvais Timaginer, si 
on avait prevu ce massacre. Une de leurs sections a forme un 
barrage a I’entrcc dc la rue d’Tsly en mettant en batterie une 
mitrailleuse devant I’agence de voyages Cook. Ce qui m’a 
egalement surpris, e’est que certains avaient leur baionnette 
au fusil et mon inquietude s’etait encore accrue. Vers trois 
heures, la place etait noire de monde. Il y regnait une ambiance 
dc kermesse et chacun transportait soit du lait, soit de Tcau 
minerale, pour le donner aux habitants de Bab-el-Oued, qui 
etaient sans ressources et affames par les troupes gouveme- 
mentales qui, depuis trois jours, bouclaient ce quartier. Deja, 
on signalait la mort de nourrissons, car ils ne disposaient plus 
ni dc lait ni d’eau. Dcrrierc mes chevaux de frisc, un groupc dc 
jeunes filles plaisantait avec les jeunes soldats de ma section. 
Vers 13 h 30 environ, deux coups de pistolet se sont fait entendre, 
mais assez lointains un peu comme un signal. Aussitot un deluge 
de feu et de fer s’est abattu sur la foule. 

Tous les soldats du 4*^ RTA tiraient comrae des fous furieux; 
la mitrailleuse lachait de longues rafales qui faisaient de terri- 
bles ravages. Durant quelques secondes, nous sommes restes 
corame figes; puis quelqu ’ un a crie «les chevaux de frise »... 


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Parolas Je iortures 


Eti effet, la place de la Grande poste avait ete completement 
bouclee et la foule, prise sous le feu du 4^ RTA, cherchant une 
sortie, se pressait contrc notre barrage et le premier rang se 
trouvait litteralement ecrase centre les barbeles. Nous avons 
essaye de retirer les chevaux de frise pour leur laisser le passage 
mais, helas, dans notre precipitation, les blocs barbeles se sont 
verrouilles et il nous a ete impossible de les deplacer. F.t la, 
nous avons ete les spectateurs impuissants du massacre. Les 
jeunes filles qui, un instant plus tot, plaisantaient avec mes 
hommes, hurlaicnt dc terreur et nous tendaient les mains par- 
dessus les barbeles. On a essaye de les tirer par-dessus, mais leurs 
chairs se dechiraient au contact de ces maudits barbeles pendant 
que les balles mutilaient ces pauvres corps. J’avais saisi une 
main de Pune d’entre elles pour la tirer par-dessus, mais rien ne 
venait. Je criais de rage et je pleurais en meme temps et dans mes 
oreilles toujours ce bruit des armes qui aboyaient... Allaient-elles 
un jours’arreter ? J’ai lache cette petite main, car a present elle 
n’etait que le prolongement d’un corps sans vie. Tout a coup, le 
feu des armes s’est airete etun grand silence s’est abattu surce 
champ de morts, seulement trouble par le gemissement des 
blesses. Et moi, j’etais la, immobile, dans un autre monde, a 
contemplcr cettc place Jonchce de cadavres. Laplupart de mes 
hommes etaient accroupis ou a genoux, se tenant la tete a pleines 
mains; beaucoup marmonnant je ne sais quoi, je n^entendais plus 
rien, mais je voulais voir... Pour pouvoir un jour raconter cette 
forfailure, crier au monde entier comment une troupe peut 
ancantir un pcuplc. J’ai passe les barbells ct me suis avance 
sur la place. C’etait irreel. Des corps partout. Certains mecon- 
naissables. Plus loin, des families entieres etaient au sol avec par- 
dessus le pere, les bras ecartes, dans un geste derisoire de 
protection. Partout, des pieces de vetement, des chaussures, des 
sacs a main, des boutcillcs dc lait dont Ic contenu s’etait repandu 
sur le sol, se melant au sang des innocentes victimes. Quelle 
ironie ! Ce lait qui devait apporter la vie aux enfants de Bab-el- 
Oued avait donne la mort a ceux qui le portaient. Mes pas 
m’avaient conduit devant le magasin Prenatal. A I’interieur, 
des corps. Les clientes, sans doute, venues faire des achats en 
vue de la prochaine naissance. Quatre d’entre elles avaient ete 
massacrees a coups de bai’onnette ! Quelle horreur ! Je voulais 
crier mon degout a ce pays qui avait permis un tel carnage. Oui, 


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Paroles de ioriures 


aujourd’hui, la France venait de se deslionorer a tout jamais. Elle 
perdait le droit de s’appeler « civilisee » Elle venait de rejoindre 
les pays totalitaires qui avaient agi de meme cn d’autres temps 
et d’autres lieux. 6 combienje regrette en cet instant tout ce sang 
qu’on a verse pour elle... Si un jour quelqu’un me demandait 
si I’armee de la Republique avait, en Algerie, commis des actes 
contre Thoniieur, alors je lui demanderais a mon tour : « a 
combien d’enfants il avait tire le pieu qui Tempalait». 

Jean-Claade Kessler 


Mai 1963, rapport or Jran-Marif Rorrrt, sous-prrfrt 
d’Akbou, au vice-president DU CONSEiL d’Etat 
Alexandre Parodi 

Le terme de Harkis designe couramment les suppletifs 
engages dans I 'armee frangaisependant la guerre d 'Algerie 
et, par extension, les Algeriens musulmans soutenant le statu 
quo de I Algerie frangaise. Deux dates marquent la tragique 
histoire des Harkis a la Jin de la guerre d Algerie: le 19 mars 
1962, le cessez-le-feu entre la France et le FLN, et le 5 juillet 
1962, Vindependance de I Algerie. 

Avant le 19 mars 1962, selon le rapport d VONUdu contro- 
leur general aux armies Christian de Saint-Salvy, on 
denomhre en Algerie 263 000 musulmans engages du cote 
frangais (60 000 militaires reguliers, 153 000 suppletifs, 
dont 60 000 harkis, et 50 000 notablesfrancophiles), repre- 
sentant, families comprises, pres de I 500 000 personnes 
menacees sur 8 millions de musulmans algeriens. Les accords 
d’Evian signes le 18 mars 1962 incluent les deux clauses 
suivantes: 

« L 'Etat algerien souscrira sans reserve d la Declaration 
universelle des droits de I ’homme etfondera ses institutions 
sur les principes democraiiques et sur I ’egalile des droits 
politiques entre tons les citoyens sans discrimination de 
race, d'origine on de religion. II appliquera, notamment, 
les garanties reconnues aux citoyens de statut civil fran¬ 
gais. » 

« Nul ne pourra faire I 'objel de mesures de police ou de 
justice, de sanctions disciplinaires ou d une discrimination 
quelconque en raison d’opinions emises d Foccasion des 


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Parolas Je iortures 


evenements survenus en Algerie avant le jour du scrutin 
d'autodetermination, d'actes commis d Voccasion des mimes 
evenements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu. 
Aucun Algerien nepourra etre contraint de quitter le terri- 
loire algerien ni empeche d'en sortir. » 

Chez les Harkis, la guerre a fait plus de victimes apres la 
guerre quependant son deroulement. Us ontfait I ’objet avec 
leurs families de massacres de grande ampleur. Le nombre 
de Harkis tues apres le cessez-le-feu, victimes de repri¬ 
sal lies, est estime entre 10 000 et 150 000, les historiens 
s 'accordant sur le chiffre de 60 000 a 70 000 victimes, souvent 
executees dans des conditions abominables : ebouillantees, 
enterrees vives, crucifiees, lapidees... 15 000 d 20 000families 
de Harkis vont s 'elahlir en France de 1962 d 1968. 

Jusqu’au 27 juillet, I’ALN s’employ a a rassurer les harkis et 
elus, Icur disant que Ic passe ctait totalcment oublic et que la 
France, dont ils etaient les premieres victimes, etait seule respon- 
sable de leur action [...] Soudain, du 27 juillet au 15 septembre 
1962 environ, la repression s’abattait sans aucune cause locale 
particuliere. 

Une cinquantainc d’cx-suppletifs ou de civils furent tues par 
I’ALN dans les villages les plus eloignes. Mais surtout 750 
personnes environ furent arretees et groupees dans trois« centres 
d’interrogatoire » ayant chacun juridiction sur 1/3 de I’arrondis- 
sement*^ dont deux etaient situes sur mon territoire (Akourma- 
Azib) et le troisieme a 150 kilometres dc la dans une ferme d’Ain 
Soltanpres de Bordj BouArreridj (350 detenus). Tandis que, sur 
le territoire de cet arrondissement, 350 harkis d’un arrondissement 
voisin furent en outre incarceres, puis«interroges» et executes 
dans les memes conditions. Dans ces centres d’ou Ton entendait 
loin e la rondc les hurlcmcnts des tortures, pres dc la moitie des 
detenus fut executee a raison de 5 a 10 chaque soir. Uemplacement 
des cliamiers situes a proximite des centres est connu. L’autre 
moitie fut relachee de fin aout au 15 septembre, date a laquelle 
les centres furent supprimes. Ces centres contenaient environ 2/3 
d’ex-suppletifs et 1/3 de civils (des maires, des conseillers gene- 

15. L’arrondissement d’Abkou, comptam 100 000 habitants, appartenait 
au departement de Setif. 


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Paroles de ioriures 


raux, des conseillers municipaux, des chefs de village, des anciens 
combaltants et en plus ceux qux avaient ete deBonces, a ton ou 
a raison, librement ou sous la torture, comme ayant travaille 
pour la France). Durant cette premiere purge, un conseiller 
general, dont le president du comite FLN m’avait dit a plusieurs 
reprises avant inon depart qu’il avait toute Festime de la popu¬ 
lation, mais qu’il avait par conviction toujours pris position pour 
la France, a ete arrete le aout et enterre vivant, la tete depas- 
sant et recouverte de miel, en compagnie de plusieurs autres 
detenus dans le camp d’Ai’n Soltan pres dc Bordj Bou Arrcridj 
devant ses 350 codetenus. Son agonie, le visage mange par les 
abeilles et les mouches, dura cinq heures. 

A noter que, durant cette periode, la population n’a participe 
aux supplices que de quelques dizaines de harkis, promenes, 
habilles en femmes, nez, oreilles et l^vres coupes, emascules, 
enterres vivants dans la chaux ou meme dans le ciment, ou brules 
vifs a Fessence. Cependant, les supplices dans cette region n’at- 
teignirent pas la cruaute de ceux d’un arrondissement voisin, a 
quelque quinze kilometres de la: harkis morts crucifies sur des 
portes, nus sous le fouet en trainant des charmes, la musculature 
arrachee avec des tenailles. De meme, dans cet arrondissement, 
nc furcnt pas signalcs les massacres par FALN de femmes ct 
d’enfants de harkis, ce qui tut frequent dans les arrondissements 
voisins, ou des femmes furent aussi tuees pour le seul fait d’avoir 
re 9 u des soins dans des infirmeries militaires. [... ] 

De fin octobre a debut decembre, allait reprendre une nouvelle 
vague d’arrestations dc ceux qui avaient deja ete detenus, puis 
liberes vers le 15 septembre. Hnfm il n’etait plus question de 
centre d’interrogatoires: FALN executait sommairement, seules 
les personnalites avaient encore Fhonneur de supplices et de 
tortures. Deux autres raaires qui, depuis Findependance, n’avaient 
etc jamais inquietes, furcnt tucs cn octobre ct novembre. Un 
autre qui avait toujours ete considere comme pro-FLN put, ainsi 
qu’un conseiller general de meme tendance, s’6chapper de justesse 
en France apres avoir eu un fils tue. Un autre conseiller general, 
ex-membre de FAssemblee algerienne, qui n’avaitpas ete inquiete 
jusque-la, flit abattu chez lui avec les autres hommes de sa famille, 
et toutes les femmes de la maison ont ete emmenees par FALN 
et ont disparu. Dans chaque conmiune (groupant en moyenne 
13 villages et 7 000 habitants), 30 a 50 personnes furent abattues. 


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Parolas Je iortures 


harkis ou nioghaznis [suppletifs des Sections administratives 
specialisees et des Sections administratives urbaines de Tarmee 
frangaise], chefs de village ou conseillers municipaux et jusqu’a 
des septuagenaires presidents de petites sections locales d’an- 
ciens combattants. Dans certaines communes, la totalite des harkis 
a ete tuee; dans d’autres, une vingtaine seulement. De spectacu- 
laires et atroces suicides a la hache ou a la mort aux rats eurent 
lieu au moment des arrestations. Dans les petits villages, les 
executions avaient lieu sur place ou a cent metres a I’ecart, a 
n’importe quelle heure dujour. Dans les chets-lieux de communes, 
des la tombee de la nuit, I’ALN venait chercher en jeep tel ou tel 
qui etait execute un kilometre plus loin. Du 1" au 3 novembre, a 
I’occasion de Tanniversaire de Tinsurrection [de 1954], on esti- 
mait a 70 environ le nombre de tues dans I’ensemble de Tarron- 
dissement. Entin, eurent lieu des massacres generaux dans les 
villages qui avaient ete les premiers a se rallier a la France en 
1957. Ainsi arrivaicnt fm novembre 1962 a Marseille, convoycs 
par I’armee, 50 rescapes, femmes et enfants d’un village d’un 
arrondissement voisin ou tous les hommes avaient ete tues. [...] 
La repression massive se tennina fm 1962, debut 1963. Cependant, 
elle devait continuer de fag;on episodique, au gre sans doute des 
cadres locaux et, a titre de diversion, a Foccasion des difficultcs 
locales. 

Jean-Marie Robert 


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Copyright © 2011 Editions Jacob-Duvernet. 



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Epilogue 


Pendant 45 ans, entre le V' novembre 1954 et le 18 octobre 
1999, date de la loi votee a I’unanimite par P Assemblee nationale 
le 10 juin et par Ic Senat le 5 octobrc de la meme annee, la guerre 
d’Algerie n’a pas eu droit au nom de « guerre », meme si le 
general de Gaulle avait bel et bien evoque TAlgerie comme un 
pays ou sevissait la guerre dans sa conference de presse du 11 avril 
1961. Ce seul fait sufGt a nous rappeler que la « boite a chagrins » 
evoquee par le meme general de Gaulle dans un entretien secret 
a PElysee en octobre 1961 reste toujours active, 50 ans apres la 
fin des evenements. 

Au moment ou va se reposer le probleme des dates de comme¬ 
moration liees a la fin de cette guerre d’Alg^e au cours de I’annee 
2012 - annee du cinquantenaire n’est il pas de notre devoir, 
nous qui allions naitrc lorsquc ccttc guerre « sans nom », lorsquc 
cette guerre « orpheline » se dechaina, d’aider nos concitoyens a 
faire que la memoire devienne un facteur d’apaisement et de 
recueillement et non un facteur de reveil de la douleur et du tumulte ? 

Les propositions n’ont pas manque depuis 20 ans... 

Faut-il retenir la date du 5 dccembrc prcscrite en 2003 comme 
une joumee d’« hommage aux Morts pour la France de la guerre 
d'Algerie et des combats du Maroc et de la Tunisie », et qui 
correspond a Finauguration en 2002 par le president Jacques 
Chirac, quai Branly a Paris, d’un « memorial national » a la 
memoire des plus dc 22 000 soldats franpais et harkis tu6s cn 
Algerie, au Maroc et en Tunisie ? 

Faut-il retenir la date du 19 mars (1962) commemoree depuis 
1998 en Algerie comme « fete de la Victoire » ? 

Faut-il retenir la date du I" novembre (1954), date officielle 
du debut de la guerre d’Algerie ? Ou encore la date du 3 juillet 
(1962), date limite pour Fattribution de la carte de combattant 
d’Alrique du Nord, et date de la fin legale de la souverainete 
fran^aise sur FAlgerie ? 


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Paroles de ioriures 


II est Clair qu’aucune de ces dates ne reconciliera les memoires 
traumatisees. Ces dates signifient pour les uns la fin d’un calvaire, 
pour d’autres sa continuation ou son rebondissement. 

Au moment ou nous evoluons dans une periode intense de 
commemorations liees a la Seconde Guerre mondiale et qui va 
durerjusqu’en 2015, au moment ounous entrerons en 2012 dans 
le temps des commemorations liees a la guerre d’Algerie et que 
nous entrerons en 2014 dans les annees de commemoration du 
centenaire de la Grande guerre, pourquoi ne pas instituer a partir 
du 11 novembre 2011(11/11/11 : date unique dans Thistoire de 
notre calendrier...) une journee unique de la memoire celebrant 
la memoire de tous les conflits du xx*^ siecle (Premiere Guerre 
mondiale, Seconde Guerre mondiale, Guerre d’Indochine, Guerre 
d’Alg^rie, operations « exterieures ») qui ont marqu^ la France, 
et rendant hommage a tous les morts au champ d'honneur; une 
journee comparable au Memorial Day des Americains, celeb re 
aux USA chaque annee le dernier lundi du mois de raai. 

La date du 11 novembre est consensuelle. Elle celebre la tin 
d’une tragedie qui impliqua chaque famille frangaise. Elle peut 
a cc titrc hcbcrgcr Ic souvenir dc tous ceux qui ont sacrifie Icur 
vie pour que nos enfants puissent savourer les joies de la liberte 
et de la democratic. 

Jean*Pierre GUENO, le 28 mars 2011 


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Chronologte sommatre 

5 juillet 1830 : prise d’Alger 

1954 

1“- novembre : debut de 1’insurrection. 

23 octobre : fondation du Front de liberation nationale (FLN) 

5 novembre : dissolution du Mouvement pour le triomphe des libertes demo- 
cratiques (MTLD); naissance du Mouvement national algerien de Messali. 

1955 

25 janvier : Jacques Soustelle est notnme gouvemeur general de 1 ’Alg^rie. 

3 avril: etat d’urgence decrete en Algerie. 

5 juillet: greve des commer?ants musulmans. 

20 aout: offensive terroriste, insurrection generale dans leNord constantinois; 
repression. 

30 aout: en raison de I’extension de la rebellion armee, F^tat d’urgence est 
proclame dans I’ensemble de I’Algerie. 

11 septembre : a Paris, premiere manifestation des appeles du contingent qui 
refusent de partir en Algerie. 

1956 

F' fevrier: investiture du gouvememenl de Guy Mollet. 

6 fevrier : voyage houleux de Guy Mollet, president du Conseil, conspue a 
Alger. « La France doit rester en Algerie et elle y restera. » Mollet renonce a 
installer le general Catroux. 

9 fevrier; Robert Lacoste remplace Soustelle et est nomme ministre residant 
en Algerie. 

A partir de mars : acceleration du rythme des attentats du FLN 

12 mars : I’Assemblee nationale vote les pouvoirs speciaux au gouvemement 
Mollet. 

11 avril: dissolution de I’Assemblee algerienne. 

22 avril; rappel des dispoiiibles. Ferhat Abbas rallie officiellement le FLN au 
Caire. 

18 mai: massacre dc 19 appclcs fiungais, arrives en Algerie depuis sculcmcnt 
une semaine. 

26 mai: greve illimitee des etudianls musulmans. 

20 aout: premier congres du FLN dans la vallee de la Soununam (Kabylie): 
le FLN est reconnu seul et unique representant du peuple algerien. 
Septembre : 600 000 militaircs francais en Algerie. 


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Paroles de ioriures 


22 octobre : Ben Della et trois autres chefs historiques du FLN sont arretes. 
l"novcmbrc : debut dc Texpeditionde Suez: la France et la Grandc-Bretagne 
attaquent rEg3^te. 

15 novembre ; le general Salan est nomme commandant en chef en 
Algerie. 

1957 

7 janvier : le general Massu, a la tete de la 10^ Division de parachutistes, 
re?oit la plenitude des pouvoirs de police a Alger. Debut de la bataille d’Alger. 
Janvier/fevrier: recrudescence d’attentats a la bombe contre des civils et des 
militaires a Alger. 

28 mai: massacre de Melouza par le FLN, 

11 juin : arrestatiun de Maurice Audim assistant de la Faculte des sciences 
d’Alger. 

29 novembre: FAssemblee nationale vote la loi-cadre et la loi electorale de 
rAlgeric. 

Decembre: violents combats dans 1 ’Est constantinois. 

1958 

8 fevrier : bombardement de la base de I’ALN a Sakhiet-Sidi-Youssef, en 
Tunisic ; 70 inorts, dont 21 enfants d’unc ccolc 

15 avril; chute du gouvemement Gaillard. Crise mini.sterielle en France. 

26 avril: manifestations a Alger en faveur de I’Algerie frant^aise. 30 000 
Algerois deinandent un Gouvemement de salut public apres la chute du 
gouvemement Gaillard. 

28 avril - 3 mai: bataille dc Souk-Ahras (plus dc 600 soldats dc I’ALN mis 
hors de combat). 

13 mai: creation a Alger d’un Comile de salut public preside par le general 
Massu. 

14 mai: Pierre Pflimlin est invest!; Massu lance un appel a de Gaulle. 

1” juin : de Gaulle est investi par FAssemblee nationale a la presidence du 
Conseil. 

4 juin : discours de de Gaulle, a. Alger : « Je vous ai compris. » 

19septembre : formation du Gouvemement provisoirede la Republique alge- 
rienne (GPRA). 

28 septembre : la nouvelle Constimtion de la V" Republique est approuvee par 
referendum ; victoire du « oui » en Algerie. 

3 octobre : discours de de Gaulle a Constantine, annonce d’un plan de deve- 
loppement en 5 ans pour FAlgerie. 

23 octobre : dc Gaulle offre au FLN «la paix des braves ». 


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Chronologie sommaire 


19 decembre : arrivee du general Challe et de Paul Delou\Tier a Alger, repre- 
nant Ics fonctions du general Satan. 

21 decembre: de Gaulle est elu president de la Republique et de la Communaute. 

1959 

Fevxier : mise en application du plan Challe, base sur le principe de la pacifi¬ 
cation, d’aborden Oranie, fin juillet en Kabylie. 

Debut aout: premiere «tournee des popotes » de de Gaulle en Algerie. 
Debut septembre: debut des operations « Pierres precieuses » en Petite Kabylie. 
16 septembre: discours de de Gaulle reconnaissant le droit des Algeriens a I’au- 
todetennination. 

Decembre : institution de I’^tat-major de PALN. 

16 decembre : reunion du CNRA a Tripoli. 

1960 

24janvicr - l"fcvricr: scmainc des barricades a Alger. 

24 fevrier: decouverte du reseau .Teanson. 

3-5 mars : deuxieme «tournee des popotes ». De Gaulle parle de ]’« Algerie 
algeriemie ». 

10 juin : rencontre entre de Gaulle et Si Salah a I’Elysee. 

14 juin : de Gaulle propose aux chefs dc TInsurrection de negocicr. 

25-29 juin ; echec des pourparlers de Melun. 

5 septembre: ouverture a Paris du proces du reseau Jeanson de soutien au 
FLN. 

6 septembre : « Manifeste des 121 » sur le droit a Finsoumission en Algerie. 

3 novembre : debut du proccs des barricades. 

4 novembre: de Gaulle evoque Texistence d’une « Republique algerienne ». 

22 novembre : Louis Joxe est nomme ministre des Affaires algeriennes. 

24 novembre : Jean Morin remplace Paul Delouvrier. 

9-13 decembre : voyage de de Gaulle en Algerie ; manifestations violentes des 
Europeens. Premiere manifestation de masse organist a Alger par le FLN. 

20 decembre : I’ONU reconnait a FAlgerie le droit a Fautodetermination. 

1961 

8 janvicr ; referendum sur la politique algcricrmc du general dc Gaulle ; Ics 
Fran?ais se prononcent a 75 % pour le droit a Fautodetermination du peuple 
algerien. 

Fevrier : creation de FOrganisation amiee secrete (OAS), rasseinblant des 
activistes europeens contre Findependance de FAlgerie. 

17 mars : annonce dc pourparlers entre la France et le FLN 


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Paroles de ioriures 


11 avril: conference de presse de de Gaulle, qui parle d’un « £tat algerien 
souverain ». 

22-25 avril: ^chec du putsch des generaux a Alger (Challe, Jouhaud, Zeller 
et Salan). De Gaulle assume les pleins pouvoirs, aux lermes de Taiticle 16 de 
la Constitution. 

20 mai - 13 juin : premiers entretiens d’^lvian. 

14 juillet: recrudescence des attentats de I’OAS. 

18-22 juillet: Bizerte. 

20-28 juillet: nouveaux entretiens entre la France et le FLN au chateau de 
Lugrin, qui echouent, sur la question du Sahara. 

9- 28 aout : reunion du CNRA a Tripoli. Ben Khcdda devient president du 
GPRA. 

5 septembre: reconnaissance du caractere algerien du Sahara par de Gaulle. 

6 octobre : instauration d'un couvre-feu a Paris et en region parisienne pour 
les Algeriens. 

17 octobrc : manifestation des Algeriens a Paris, brutaiement rcprimcc. 
Decembre : manifestations anti-OAS en mettxjpole. 

1962 

Janvier-mars : TO AS multiplie les attentats a Alger et enmetropole. 

8 fevricr : manifestation anti-OAS a Paris. Violentc reaction poHcicrc : 8 
morts et plus de 100 blesses au metro Charonne. 

10- 19 fevrier: rencontre des Rousses (Jura). 

7-18 mars : deuxi^e conference d’Evian. 

18 mars : signature des accords d’^vian. 

19 mars : proclamation du cessez-Ie-feu en Algerie. 

26 mars : fusillade de la rue dTsly a Alger. 

8 avril: refcrcndimi cn mctropole ratifiant les accords d’Evian a 90 %. 
Avril-mai: I’OAS multiplie les violences. 

17 juin : accords Susini-Fares (OAS-FLN) a Alger, rejelespar Oran. 

1'^juillet: referendum sur rautodetemiinationen Algerie p’independance est 
approuvee par 99,72 % des suffrages exprimes. 

3 juillet: la France recomiait I’independance de 1’Algerie. Bilan de la guerre : 
de 300 000 a 600 000 morts selon les sources. 

1999 

5 octobre : le Parlement Iran^ais adupte une proposition de lui reconnaissanl 
« Tetat de guerre en Algerie » dans les amiees 1950. II aura fallu pres d’un 
demi-siecle pour requalifier des faits jusque-la definis comme des « e\'ene- 
ments ». 


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Bibuographie 


La gangrene, Paris, Editions de Minuit, 1959 

r 

Henri Alleg, La Question, Paris, Editions de Minuit, 1958 
Henri Alleg, La Guerre d’Algerie, Paris, Temps Actuels, 1981 
Djoudi Attoumi, Le Colonel Amirouche entre legende et histoire, El Flaye, 
Rym Editions, 2004 

Djoudi Attoumi, Le Colonel Amirouche, El Flaye, Rym Editions, 2005 
Djoudi Attoumi, Avoir 20 ans dans les maquis, El Flaye, Rym Editions, 2007 
Djoudi Attoumi, Chroniques des annees de guerre en JVilqya III, El Flaye, Rym 
fiditions, 2009 

Djoudi Attoumi, Recits de guerre, El Flaye, Rym Editions, 2010 
Roger Barberot, Malaventure en Algerie avec le general de Bollardiere, Paris, 
Plon, 1957 

Gerard Belorgey, Bulles d’Histoire et autres contes vrais, Plienix Editions, 
2001 

Jacques Paris dc Bollardiere, Bataille d’Alger, bataille de I’homme, Paris, 
Descleede Brouwer, 1972 

Raphaelle Brancbe, La Torture et I 'armeependant la guerre d 'Algerie (1954- 
1962), Paris, Gallimard, 2001 

Bernard Droz et ^veljme Lever, Histoire de la guerre d’Algeria, 1954-1962, 
Paris, Scuil, Points Histoire, 1982 

H.G. Esmeralda, Un ete en enfer - Barbaric a. la frangaise - Alger 1957, 
Editions Exils, 2004 

Charles-Henri Fa^Tod, f.a Rh>ohUion algerienne, Paris, PIoii, 1959 
JeamMarie Guillon, Un hisiorien dans I 'Algerie en guerre, Paul-Albert 
Fevrier, Paris, Cerf, 2006 

Mohand Ilamoumou, Et Us sont devenus Harkis, Paris, Fayard, 1993 
Jean-Charles Jauffret, Maurice Vai'sse, Charles-Robert Ageron, Militaires et 
guerilla dans la guerre d’Algeric, Bruxelles, Complexe, 2001 
Hafid Kcramanc, La Faciricatlon. Livre noir de six annees de guerre en 
Algerie, Lausanne, La Cite Editeur, 1960 

Patrick Kessel, Guerre d’Algerie, ecrits censures, saisis, refush 1956-1960- 
1961, Paris, L’Harmattan, 2002 

Remy Madoui, J’ai ctefcllagha, officier frangais et deserteur, Paris, Seuil, 
2004 


283 



Cupy.-iyhL (O 2Q^ 1 Editions .]dt:ot]-DLJvt:rfin 


Paroles de tortures 


Claude Paillat, Dossier secret dc I 'Algerie, tome 1,13 mai 1958/28 avril 1961, 
Paris, Presses dc la Cite, 1961 

Henri Pouillot, La Villa Susini, Paris, Editions Tirasias, 2001 

Benoisl Rey, Les Egorgeurs. Guerre d'Algerie. Chronique d’un appele 1959- 

1960, Paris, Editions du Monde Libertaire, Los Solidarios, 2000 

Said Sadi, Amirouche: une vie, deia marts, un testament. Une histoire alge- 

fienne, Paris, I/Harmattan, 2010 

Pierre Sergent, Je ne regrette rien, Paris, Fayard, 1975 

Pierre-Henri Simon, Contrela torture, Seuil, 1957 

Vercors, Sur ce rivage 1. Leperiple, Paris, Albin Michel, 1958 

Pierre Vidal-Naquet, L 'Affaire Audin, Paris, Editions dc Minuit, 1958 

Pierre Vidal-Naquet, La Torture dans la Repuhlique, Paris, Maspero, 1972 

/ 

Jean-Pierre Vittori, Nous, les appeles d'Algerie, Paris, Editions Ramsay, 
2007 

Jean-Pierre Vittori, On a torture en Algerie, Paris, Editions Ramsay, 2007 
Andre-Roger Voisin, Intox et coups fourres pendant la guerre d Algerie, 
Turquant, Editions Cheminements, 2008 


284 



Remerciements 


L’auteur remercie pour leur precieux concours et pour les tresors du legs 
Beuve-Mery qu’ils out mis a sa disposition, Jean-Fran^ois Sirinelli, directeur 
du Centre d’histoire de Sciences Po, Gabrielle Costa de Beauregard, secretaire 
gcnerale, ct Dominique Parcoilct, rcsponsabic dcs Archives d’histoire contem- 
poraine du Centre d’histoire de Sciences Po. T.e fonds d’archives d’Hubert 
Beuve-Mery, Tun des Ibndateurs duMonde el directeur de ce quotidien jusqu’en 
1969, a ete legue a Sciences Po en 1994. 

L’auteur tient egalement a remercier Pierre Beuve-Mery, Tlenri Alleg, 
Gerard Belorgcy, Madeleine Riffaud et Antoine Frost, ainsi que le journal Le 
Monde et Pensemble des tenioins, des editeurs, des suiiports de presse qui out 
bien voulu autoriser la publication de ces textes. 



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Le Centre d’histoire de sciences po 


Le Centre d’histoire de sciences po (CHSP) est le centre de recherche en 
histoire contemporaine de la Fondation nationale des sciences politiques. 

Dirige par Jean-Fran^ois Sirinelli, le CHSP existe depuis la fin de Tannee 
2004. L’activite scicntifique du laboratoirc s’inscrit dans la continuite des 
activit^s de recherche dn Centre 1 ’histoire de 1 ’Europe du xx= siecle, fond6 en 
1984 : la recherche Ibndamentale en histoire contemporaine, le suutien a la 
foraiation de jeunes cherchenrs, la conservation et valorisation de fonds d’ar¬ 
chives privees, les publications scientifiques. 

Au fil des annccs, Ics travaux du laboratoirc sc sont progressivement arti- 
cules autour de plusieurs axes : 

- arts, cultures el socieles ; 

- guerre et violence, retour a la paix ; 

- histoire politique; 

- histoire des groupcs sociaux et dc la construction ideiititairc ; 

- jeux d'echelle et histoire transnationale. 

Ces recherches s’inscrivent dans une approche multi tempore lie, I’etude 
du temps proche n’etant possible que si on la replace dans une perspective plus 
large qui est celle du XX** siecle tout entier. Bien plus, il est apparu qu’une plus 
grande profondeur de champ (xix^-xx" siecics) etait encore plus propicc a de 
telles mises en perspective et le Centre, desormais, accueille aussi des recher¬ 
ches portant sur le xix® siecle. 

T .es ensei^ants - chercheurs de Sciences Po et les chercheurs rattaches orga- 
nisent des seminaires de recherche et developpent des projets de recherche, 
associant les doctorants. 

Le Centre est aussi un lieu d’archives d'histoire contemporaine, on sont 
classes et conserves une centaine de fonds d’archives privees. Les liistoriens 
accedent en priorite a ces fonds dans le cadre de la preparation de colloques 
ct dc Icurs publications. Les doctorants ct ctudiants dc master sont cgalcmcnt 
prioritaires pour leur recherche et redaction de rn^moires on de theses. 

Le service des archives accueille egalement des lecteurs exlerieurs (environ 
300 par an) interesses de plus en plus par la richesse iconographique de ces 
fonds, notamment dans le cadre de documentaires, films ou emissions de 
television qu'ils preparent. 



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Le Centre d’histoire public une re\'ue scientifique electronique a comite 
dc redaction, Histoirc@politique. Politique, culture, societc. 
http://\vwnn'.histoire-politique.fr 


La ptiblication des lettres ct temoignages du legs Beuve-Mery a etc aima- 
blemenl autorisee par le Centre d ’histoire de sciences po. 

Les lettres, presentement citees, adressees au directeur du journal Le 
Monde ou emanant de lui, sont repertoriees aux Archives de Sciences Po de 
la maniere suivante: d Vannee 1956 correspond le dossier BM-137, d I 'annec 
1957 BM-13S el aux dernieres annees de guerre BM-139. 


Credits textuels 

Aibin Michel (5); Centre de documentation historique sur I’Algerie (21); 
Comite Resistance spirituelle (62) ; Diocese d’Alger (21) ; Editions 
Chemiiiements (223); Editions du Cerf (234, 235,248); Editions Desclee de 
Brouwer (5, 134); Editions de Minuit (175, 236,249); Editions Rym (221); 
Editions Tircsias (260); El Moudjahid (244); Esprit (104) ;Jcan“Claudc Kessler 
(55,71,270); L’Express (32,204,214,214,216); L’Harmattan (67,201,204, 
223,232); L’Humanite (49); Le Monde (34,95,136,158,178,204,210,232, 
259); Le Koiivel obs (17, 20, 233); Les Temps modemes (176); Seuil (123, 
250); SHAT (109,112, cote IR 339/3); Temoignage Chretien (65, www.temoi- 
gnagcchrcticn.fr). 


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Si vous desirez recevoir le programme 
de nhs publicadhns, merci de contacter ; 


LoLiis de Mareuil 
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134, rue du Bac, 75007 Paris 
Tel. ; 01 42 22 63 65 
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Acheve. d’imprimer en avril 2011 
CPI Bussicrc ii SainL-vVmand-MonLrond (Clicr) 


ISBN: 978-2-84724^332A 
Depot legal : avril 2011